LesBelges, qui se sentent menacés par les progrès des Romains, s'agitent à l'instigation des Gaulois mécontents.Ils forment une coalition pour s'opposer aux Romains. César marche rapidement contre eux, ce qui bouleverse leurs plans. À la bataille de la Sambre, il remporte une victoire décisive sur les Nerviens (une tribu belge), qui sont presque tous exterminés.
I. LE FESTIN. II. A SICCA. III. SALAMMBÔ. IV. SOUS LES MURS DE CARTHAGE. V. TANIT. VI. HANNON. VII. HAMILCAR BARCA. VIII. LA BATAILLE DU MACAR. IX. EN CAMPAGNE. X. LE SERPENT. XI. SOUS LA TENTE. XII. L'AQUEDUC. XIII. MOLOCH. XIV. LE DEFILE DE LA HACHE. XV. MÂTHO. - Chapitre 1 LE FESTIN - C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar. Les soldats qu'il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d'Eryx, et comme le maÃtre était absent et qu'ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté. Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s'étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d'or, qui s'étendait depuis le mur des écuries jusqu'à la première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l'on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves. Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu'à des masses de verdure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des cotonniers ; des vignes, chargées de grappes, montaient dans le branchage des pins un champ de roses s'épanouissait sous des platanes ; de place en place sur des gazons, se balançaient des lis ; un sable noir, mêlé à de la poudre de corail, parsemait les sentiers, et, au milieu, l'avenue des cyprès faisait d'un bout à l'autre comme une double colonnade d'obélisques verts. Le palais, bâti en marbre numidique tacheté de jaune, superposait tout au fond, sur de larges assises, ses quatre étages en terrasses. Avec son grand escalier droit en bois d'ébène, portant aux angles de chaque marche la proue d'une galère vaincue, avec ses portes rouges écartelées d'une croix noire, ses grillages d'airain qui le défendaient en bas des scorpions, et ses treillis de baguettes dorées qui bouchaient en haut ses ouvertures, il semblait aux soldats, dans son opulence farouche, aussi solennel et impénétrable que le visage d'Hamilcar. Le Conseil leur avait désigné sa maison pour y tenir ce festin ; les convalescents qui couchaient dans le temple d'Eschmoûn, se mettant en marche dès l'aurore, s'y étaient traÃnés sur leurs béquilles. A chaque minute, d'autres arrivaient. Par tous les sentiers, il en débouchait incessamment, comme des torrents qui se précipitent dans un lac. On voyait entre les arbres courir les esclaves des cuisines, effarés et à demi nus ; les gazelles sur les pelouses s'enfuyaient en bêlant ; le soleil se couchait, et le parfum des citronniers rendait encore plus lourde l'exhalaison de cette foule en sueur. Il y avait là des hommes de toutes les nations, des Ligures, des Lusitaniens, des Baléares, des Nègres et des fugitifs de Rome. On entendait, à côté du lourd patois dorien, retentir les syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille, et les terminaisons ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert, âpres comme des cris de chacal. Le Grec se reconnaissait à sa taille mince, l'Egyptien à ses épaules remontées, le Cantabre à ses larges mollets. Des Cariens balançaient orgueilleusement les plumes de leur casque, des archers de Cappadoce s'étaient peint avec des jus d'herbes de larges fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portant des robes de femmes dÃnaient en pantoufles et avec des boucles d'oreilles. D'autres, qui s'étaient par pompe barbouillés de vermillon, ressemblaient à des statues de corail. Ils s'allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis autour de grands plateaux, ou bien, couchés sur le ventre, ils tiraient à eux les morceaux de viande, et se rassasiaient appuyés sur les coudes, dans la pose pacifique des lions lorsqu'ils dépècent leur proie. Les derniers venus, debout contre les arbres, regardaient les tables basses disparaissant à moitié sous des tapis d'écarlate, et attendaient leur tour. Les cuisines d'Hamilcar n'étant pas suffisantes, le Conseil leur avait envoyé des esclaves, de la vaisselle, des lits ; et l'on voyait au milieu du jardin, comme sur un champ de bataille quand on brûle les morts, de grands feux clairs où rôtissaient des bÅ“ufs. Les pains saupoudrés d'anis alternaient avec les gros fromages plus lourds que des disques, et les cratères pleins de vin, et les canthares pleins d'eau auprès des corbeilles en filigrane d'or qui contenaient des fleurs. La joie de pouvoir enfin se gorger à l'aise dilatait tous les yeux çà et là , les chansons commençaient. D'abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d'argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutes les espèces de coquillages que l'on ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de froment, de fève et d'orge, et des escargots au cumin, sur des plats d'ambre jaune. Ensuite les tables furent couvertes de viandes antilopes avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d'assa foetida. Les pyramides de fruits s'éboulaient sur les gâteaux de miel, et l'on n'avait pas oublié quelques- uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que l'on engraissait avec du marc d'olives, mets carthaginois en abomination aux autres peuples. La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux retroussés sur le sommet de la tête, s'arrachaient les pastèques et les limons qu'ils croquaient avec l'écorce. Des Nègres n'ayant jamais vu de langoustes se déchiraient le visage à leurs piquants rouges. Mais les Grecs rasés, plus blancs que des marbres, jetaient derrière eux les épluchures de leur assiette, tandis que des pâtres du Brutium, vêtus de peaux de loups, dévoraient silencieusement, le visage dans leur portion. La nuit tombait. On retira le velarium étalé sur l'avenue de cyprès et l'on apporta des flambeaux. Les lueurs vacillantes du pétrole qui brûlait dans des vases de porphyre effrayèrent, au haut des cèdres, les singes consacrés à la lune. Ils poussèrent des cris, ce qui mit les soldats en gaieté. Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d'airain. Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustés de pierres précieuses. Les cratères, à bordure de miroirs convexes, multipliaient l'image élargie des choses ; les soldats se pressant autour s'y regardaient avec ébahissement et grimaçaient pour se faire rire. Ils se lançaient, par- dessus les tables, les escabeaux d'ivoire et les spatules d'or. Ils avalaient à pleine gorge tous les vins grecs qui sont dans des outres, les vins de Campanie enfermés dans des amphores, les vins des Cantabres que l'on apporte dans des tonneaux, et les vins de jujubier, de cinnamome et de lotus. Il y en avait des flaques par terre où l'on glissait. La fumée des viandes montait dans les feuillages avec la vapeur des haleines. On entendait à la fois le claquement des mâchoires, le bruit des paroles, des chansons, des coupes, le fracas des vases campaniens qui s'écroulaient en mille morceaux, ou le son limpide d'un grand plat d'argent. A mesure qu'augmentait leur ivresse, ils se rappelaient de plus en plus l'injustice de Carthage. En effet, la République, épuisée par la guerre, avait laissé s'accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient. Giscon, leur général, avait eu cependant la prudence de les renvoyer les uns après les autres pour faciliter l'acquittement de leur solde, et le Conseil avait cru qu'ils finiraient par consentir à quelque diminution. Mais on leur en voulait aujourd'hui de ne pouvoir les payer. Cette dette se confondait dans l'esprit du peuple avec les trois mille deux cents talents euboïques exigés par Lutatius, et ils étaient, comme Rome, un ennemi pour Carthage. Les Mercenaires le comprenaient ; aussi leur indignation éclatait en menaces et en débordements. Enfin, ils demandèrent à se réunir pour célébrer une de leurs victoires, et le parti de la paix céda, en se vengeant d'Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre. Elle s'était terminée contre tous ses efforts, si bien que, désespérant de Carthage, il avait remis à Giscon le gouvernement des Mercenaires. Désigner son palais pour les recevoir, c'était attirer sur lui quelque chose de la haine qu'on leur portait. D'ailleurs la dépense devait être excessive ; il la subirait presque toute. Fiers d'avoir fait plier la République, les Mercenaires croyaient qu'ils allaient enfin s'en retourner chez eux, avec la solde de leur sang dans le capuchon de leur manteau. Mais leurs fatigues, revues à travers les vapeurs de l'ivresse, leur semblaient prodigieuses et trop peu récompensées. Ils se montraient leurs blessures, ils racontaient leurs combats, leurs voyages et les chasses de leurs pays. Ils imitaient le cri des bêtes féroces, leurs bonds. Puis vinrent les immondes gageures ; ils s'enfonçaient la tête dans les amphores, et restaient à boire, sans s'interrompre, comme des dromadaires altérés. Un Lusitanien, de taille gigantesque, portant un homme au bout de chaque bras, parcourait les tables tout en crachant du feu par les narines. Des Lacédémoniens qui n'avaient point ôté leurs cuirasses sautaient d'un pas lourd. Quelques-uns s'avançaient comme des femmes en faisant des gestes obscènes ; d'autres se mettaient nus pour combattre, au milieu des coupes, à la façon des gladiateurs, et une compagnie de Grecs dansait autour d'un vase où l'on voyait des nymphes, pendant qu'un nègre tapait avec un os de boeuf sur un bouclier d'airain. Tout à coup, ils entendirent un chant plaintif, un chant fort et doux, qui s'abaissait et remontait dans les airs comme le battement d'ailes d'un oiseau blessé. C'était la voix des esclaves dans l'ergastule. Des soldats, pour les délivrer, se levèrent d'un bond et disparurent. Ils revinrent, chassant au milieu des cris, dans la poussière, une vingtaine d'hommes que l'on distinguait à leur visage plus pâle. Un petit bonnet de forme conique, en feutre noir, couvrait leur tête rasée ; ils portaient tous des sandales de bois et faisaient un bruit de ferrailles comme des chariots en marche. Ils arrivèrent dans l'avenue des cyprès, où ils se perdirent parmi la foule, qui les interrogeait. L'un d'eux était resté à l'écart, debout. A travers les déchirures de sa tunique on apercevait ses épaules rayées par de longues balafres. Baissant le menton, il regardait autour de lui avec méfiance et fermait un peu ses paupières dans l'éblouissement des flambeaux ; mais quand il vit que personne de ces gens armés ne lui en voulait, un grand soupir s'échappa de sa poitrine il balbutiait, il ricanait sous les larmes claires qui lavaient sa figure ; puis il saisit par les anneaux un canthare tout plein, le leva droit en l'air au bout de ses bras d'où pendaient des chaÃnes, et alors regardant le ciel et toujours tenant la coupe, il dit - " Salut d'abord à toi, Baal-Eschmoûn libérateur, que les gens de ma patrie appellent Esculape ! et à vous, Génies des fontaines, de la lumière et des bois ! et à vous, Dieux cachés sous les montagnes et dans les cavernes de la terre ! et à vous, hommes forts aux armures reluisantes, qui m'avez délivré ! " Puis il laissa tomber la coupe et conta son histoire. On le nommait Spendius. Les Carthaginois l'avaient pris à la bataille des Egineuses, et parlant grec, ligure et punique, il remercia encore une fois les Mercenaires ; il leur baisait les mains ; enfin, il les félicita du banquet, tout en s'étonnant de n'y pas apercevoir les coupes de la Légion sacrée. Ces coupes, portant une vigne en émeraude sur chacune de leurs six faces en or, appartenaient à une milice exclusivement composée des jeunes patriciens, les plus hauts de taille. C'était un privilège, presque un honneur sacerdotal ; aussi rien dans les trésors de la République n'était plus convoité des Mercenaires. Ils détestaient la Légion à cause de cela, et on en avait vu qui risquaient leur vie pour l'inconcevable plaisir d'y boire. Donc ils commandèrent d'aller chercher les coupes. Elles étaient en dépôt chez les Syssites, compagnies de commerçants qui mangeaient en commun. Les esclaves revinrent. A cette heure, tous les membres des Syssites dormaient. - " Qu'on les réveille ! " répondirent les Mercenaires. Après une seconde démarche, on leur expliqua qu'elles étaient enfermées dans un temple. - " Qu'on l'ouvre ! " répliquèrent-ils. Et quand les esclaves, en tremblant, eurent avoué qu'elles étaient entre les mains du général Giscon, ils s'écrièrent - " Qu'il les apporte ! " Giscon, bientôt, apparut au fond du jardin dans une escorte de la Légion sacrée. Son ample manteau noir, retenu sur sa tête à une mitre d'or constellée de pierres précieuses, et qui pendait tout à l'entour jusqu'aux sabots de son cheval, se confondait, de loin, avec la couleur de la nuit. On n'apercevait que sa barbe blanche, les rayonnements de sa coiffure et son triple collier à larges plaques bleues qui lui battait sur la poitrine. Les soldats, quand il entra, le saluèrent d'une grande acclamation, tous criant - " Les coupes ! Les coupes ! " Il commença par déclarer que, si l'on considérait leur courage, ils en étaient dignes. La foule hurla de joie, en applaudissant. Il le savait bien, lui qui les avait commandés là -bas et qui était revenu avec la dernière cohorte sur la dernière galère ! - " C'est vrai ! c'est vrai ! " , disaient-ils. Cependant, continua Giscon, la République avait respecté leurs divisions par peuples, leurs coutumes, leurs cultes ; ils étaient libres dans Carthage ! Quant aux vases de la Légion sacrée, c'était une propriété particulière. Tout à coup, près de Spendius, un Gaulois s'élança par-dessus les tables et courut droit à Giscon, qu'il menaçait en gesticulant avec deux épées nues. Le général, sans s'interrompre, le frappa sur la tête de son lourd bâton d'ivoire le Barbare tomba. Les Gaulois hurlaient, et leur fureur, se communiquant aux autres, allait emporter les légionnaires. Giscon haussa les épaules en les voyant pâlir. Il songeait que son courage serait inutile contre ces bêtes brutes, exaspérées. Il valait mieux plus tard s'en venger dans quelque ruse ; donc il fit signe à ses soldats et s'éloigna lentement. Puis, sous la porte, se tournant vers les Mercenaires, il leur cria qu'ils s'en repentiraient. Le festin recommença. Mais Giscon pouvait revenir et, cernant le faubourg qui touchait aux derniers remparts, les écraser contre les murs. Alors ils se sentirent seuls malgré leur foule ; et la grande ville qui dormait sous eux, dans l'ombre, leur fit peur, tout à coup, avec ses entassements d'escaliers, ses hautes maisons noires et ses vagues dieux encore plus féroces que son peuple. Au loin, quelques fanaux glissaient sur le port, et il y avait des lumières dans le temple de Khamon. Ils se souvinrent d'Hamilcar. Où était-il ? Pourquoi les avoir abandonnés, la paix conclue ? Ses dissensions avec le Conseil n'étaient sans doute qu'un jeu pour les perdre. Leur haine inassouvie retombait sur lui et ils le maudissaient s'exaspérant les uns les autres par leur propre colère. A ce moment-là , il se fit un rassemblement sous les platanes. C'était pour voir un nègre qui se roulait en battant le sol avec ses membres, la prunelle fixe, le cou tordu, l'écume aux lèvres. Quelqu'un cria qu'il était empoisonné. Tous se crurent empoisonnés. Ils tombèrent sur les esclaves ; une clameur épouvantable s'éleva, et un vertige de destruction tourbillonna sur l'armée ivre. Ils frappaient au hasard, autour d'eux, ils brisaient, ils tuaient quelques-uns lancèrent des flambeaux dans les feuillages ; d'autres, s'accoudant sur la balustrade des lions, les massacrèrent à coups de flèches ; les plus hardis coururent aux éléphants, ils voulaient leur abattre la trompe et manger de l'ivoire. Cependant des frondeurs baléares qui, pour piller plus commodément, avaient tourné l'angle du palais, furent arrêtés par une haute barrière faite en jonc des Indes. Ils coupèrent avec leurs poignards les courroies de la serrure et se trouvèrent alors sous la façade qui regardait Carthage, dans un autre jardin rempli de végétations taillées. Des lignes de fleurs blanches, toutes se suivant une à une, décrivaient sur la terre couleur d'azur de longues paraboles, comme des fusées d'étoiles. Les buissons, pleins de ténèbres, exhalaient des odeurs chaudes, mielleuses. Il y avait des troncs d'arbre barbouillés de cinabre, qui ressemblaient à des colonnes sanglantes. Au milieu, douze piédestaux de cuivre portaient chacun une grosse boule de verre, et des lueurs rougeâtres emplissaient confusément ces globes creux, comme d'énormes prunelles qui palpiteraient encore. Les soldats s'éclairaient avec des torches, tout en trébuchant sur la pente du terrain, profondément labouré. Mais ils aperçurent un petit lac, divisé en plusieurs bassins par des murailles de pierres bleues. L'onde était si limpide que les flammes des torches tremblaient jusqu'au fond, sur un lit de cailloux blancs et de poussière d'or. Elle se mit à bouillonner, des paillettes lumineuses glissèrent, et de gros poissons, qui portaient des pierreries à la gueule, apparurent vers la surface. Les soldats, en riant beaucoup, leur passèrent les doigts dans les ouïes et les apportèrent sur les tables. C'étaient les poissons de la famille Barca. Tous descendaient de ces lottes primordiales qui avaient fait éclore l'oeuf mystique où se cachait la Déesse. L'idée de commettre un sacrilège ranima la gourmandise des Mercenaires ; ils placèrent vite du feu sous des vases d'airain et s'amusèrent à regarder les beaux poissons se débattre dans l'eau bouillante. La houle des soldats se poussait. Ils n'avaient plus peur. Ils recommençaient à boire. Les parfums qui leur coulaient du front mouillaient de gouttes larges leurs tuniques en lambeaux, et s'appuyant des deux poings sur les tables qui leur semblaient osciller comme des navires, ils promenaient à l'entour leurs gros yeux ivres, pour dévorer par la vue ce qu'ils ne pouvaient prendre. D'autres, marchant tout au milieu des plats sur les nappes de pourpre, cassaient à coups de pied les escabeaux d'ivoire et les fioles tyriennes en verre. Les chansons se mêlaient au râle des esclaves agonisant parmi les coupes brisées. Ils demandaient du vin, des viandes, de l'or. Ils criaient pour avoir des femmes. Ils déliraient en cent langages. Quelques-uns se croyaient aux étuves, à cause de la buée qui flottait autour d'eux, ou bien, apercevant des feuillages, ils s'imaginaient être à la chasse et couraient sur leurs compagnons comme sur des bêtes sauvages. L'incendie de l'un à l'autre gagnait tous les arbres, et les hautes masses de verdure, d'où s'échappaient de longues spirales blanches, semblaient des volcans qui commencent à fumer. La clameur redoublait ; les lions blessés rugissaient dans l'ombre. Le palais s'éclaira d'un seul coup à sa plus haute terrasse, la porte du milieu s'ouvrit, et une femme, la fille d'Hamilcar elle-même, couverte de vêtements noirs, apparut sur le seuil. Elle descendit le premier escalier qui longeait obliquement le premier étage, puis le second, le troisième, et elle s'arrêta sur la dernière terrasse, au haut de l'escalier des galères. Immobile et la tête basse, elle regardait les soldats. Derrière elle, de chaque côté, se tenaient deux longues théories d'hommes pâles, vêtus de robes blanches à franges rouges qui tombaient droit sur leurs pieds. Ils n'avaient pas de barbe, pas de cheveux, pas de sourcils. Dans leurs mains étincelantes d'anneaux ils portaient d'énormes lyres et chantaient tous, d'une voix aiguÃ, un hymne à la divinité de Carthage. C'étaient les prêtres eunuques du temple de Tanit, que Salammbô appelait souvent dans sa maison. Enfin elle descendit l'escalier des galères. Les prêtres la suivirent. Elle s'avança dans l'avenue des cyprès, et elle marchait lentement entre les tables des capitaines, qui se reculaient un peu en la regardant passer. Sa chevelure, poudrée d'un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraÃtre plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu'aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entrouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d'une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaÃnette d'or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traÃnait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait. Les prêtres, de temps à autre, pinçaient sur leurs lyres des accords presque étouffés, et dans les intervalles de la musique, on entendait le petit bruit de la chaÃnette d'or avec le claquement régulier de ses sandales en papyrus. Personne encore ne la connaissait. On savait seulement qu'elle vivait retirée dans des pratiques pieuses. Des soldats l'avaient aperçue la nuit, sur le haut de son palais, à genoux devant les étoiles, entre les tourbillons des cassolettes allumées. C'était la lune qui l'avait rendue si pâle, et quelque chose des Dieux l'enveloppait comme une vapeur subtile. Ses prunelles semblaient regarder tout au loin au-delà des espaces terrestres. Elle marchait en inclinant la tête, et tenait à sa main droite une petite lyre d'ébène. Ils l'entendaient murmurer - " Morts ! Tous morts ! Vous ne viendrez plus obéissant à ma voix, quand, assise sur le bord du lac, je vous jetais dans la gueule des pépins de pastèques ! Le mystère de Tanit roulait au fond de vos yeux, plus limpides que les globules des fleuves. " Et elle les appelait par leurs noms, qui étaient les noms des mois. - " Siv ! Sivan ! Tammouz, Eloul, Tischri, Schebar ! - Ah ! pitié pour moi, Déesse ! " Les soldats, sans comprendre ce qu'elle disait, se tassaient autour d'elle. Ils s'ébahissaient de sa parure ; mais elle promena sur eux tous un long regard épouvanté, puis s'enfonçant la tête dans les épaules en écartant les bras, elle répéta plusieurs fois - " Qu'avez-vous fait ! qu'avez-vous fait ! - Vous aviez cependant, pour vous réjouir, du pain, des viandes, de l'huile, tout le malobathre des greniers ! J'avais fait venir des boeufs d'Hécatompyle, j'avais envoyé des chasseurs dans le désert ! " Sa voix s'enflait, ses joues s'empourpraient. Elle ajouta " Où êtes-vous donc, ici ? Est-ce dans une ville conquise, ou dans le palais d'un maÃtre ? Et quel maÃtre ? le suffète Hamilcar mon père, serviteur des Baals ! Vos armes, rouges du sang de ses esclaves, c'est lui qui les a refusées à Lutatius ! En connaissez-vous un dans vos patries qui sache mieux conduire les batailles ? Regardez donc ! les marches de notre palais sont encombrées par nos victoires ! Continuez ! brûlez-le ! J'emporterai avec moi le Génie de ma maison, mon serpent noir qui dort là -haut sur des feuilles de lotus ! Je sifflerai, il me suivra ; et, si je monte en galère, il courra dans le sillage de mon navire sur l'écume des flots. " Ses narines minces palpitaient. Elle écrasait ses ongles contre les pierreries de sa poitrine. Ses yeux s'alanguirent ; elle reprit - " Ah ! pauvre Carthage ! lamentable ville ! Tu n'as plus pour te défendre les hommes forts d'autrefois, qui allaient au-delà des océans bâtir des temples sur les rivages. Tous les pays travaillaient autour de toi, et les plaines de la mer, labourées par tes rames, balançaient tes moissons. " Alors elle se mit à chanter les aventures de Melkarth, dieu des Sidoniens et père de sa famille. Elle disait l'ascension des montagnes d'Ersiphonie, le voyage à Tartessus, et la guerre contre Masisabal pour venger la reine des serpents - " Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes comme un ruisseau d'argent ; et il arriva dans une prairie où des femmes, à croupe de dragon, se tenaient autour d'un grand feu, dressées sur la pointe de leur queue. La lune, couleur de sang, resplendissait dans un cercle pâle, et leurs langues écarlates, fendues comme des harpons de pêcheurs, s'allongeaient en se recourbant jusqu'au bord de la flamme. " Puis Salammbô, sans s'arrêter, raconta comment Melkarth, après avoir vaincu Masisabal, mit à la proue du navire sa tête coupée. - " A chaque battement des flots, elle s'enfonçait sous l'écume ; mais le soleil l'embaumait, elle se fit plus dure que l'or ; cependant les yeux ne cessaient point de pleurer, et les larmes, continuellement, tombaient dans l'eau. " Elle chantait tout cela dans un vieil idiome chananéen que n'entendaient pas les Barbares. Ils se demandaient ce qu'elle pouvait leur dire avec les gestes effrayants dont elle accompagnait son discours ; - et montés autour d'elle sur les tables, sur les lits, dans les rameaux des sycomores, la bouche ouverte et allongeant la tête, ils tâchaient de saisir ces vagues histoires qui se balançaient devant leur imagination, à travers l'obscurité des théogonies, comme des fantômes dans des nuages. Seuls, les prêtres sans barbe comprenaient Salammbô. Leurs mains ridées, pendant sur les cordes des lyres, frémissaient, et de temps à autre en tiraient un accord lugubre car plus faibles que des vieilles femmes ils tremblaient à la fois d'émotion mystique et de la peur que leur faisaient les hommes. Les Barbares ne s'en souciaient ; ils écoutaient toujours la vierge chanter. Aucun ne la regardait comme un jeune chef numide placé aux tables des capitaines, parmi des soldats de sa nation. Sa ceinture était si hérissée de dards, qu'elle faisait une bosse dans son large manteau, noué à ses tempes par un lacet de cuir. L'étoffe, bâillant sur ses épaules, enveloppait d'ombre son visage, et l'on n'apercevait que les flammes de ses deux yeux fixes. C'était par hasard qu'il se trouvait au festin, - son père le faisant vivre chez les Barca, selon la coutume des rois qui envoyaient leurs enfants dans les grandes familles pour préparer des alliances ; mais depuis six mois que Narr'Havas y logeait, il n'avait point encore aperçu Salammbô ; et, assis sur les talons, la barbe baissée vers les hampes de ses javelots, il la considérait en écartant les narines comme un léopard qui est accroupi dans les bambous. De l'autre côté des tables se tenait un Libyen de taille colossale et à courts cheveux noirs frisés. Il n'avait gardé que sa jaquette militaire, dont les lames d'airain déchiraient la pourpre du lit. Un collier à lune d'argent s'embarrassait dans les poils de sa poitrine. Des éclaboussures de sang lui tachetaient la face, il s'appuyait sur le coude gauche ; et la bouche grande ouverte il souriait. Salammbô n'en était plus au rythme sacré. Elle employait simultanément tous les idiomes des Barbares, délicatesse de femme pour attendrir leur colère. Aux Grecs elle parlait grec, puis elle se tournait vers les Ligures, vers les Campaniens, vers les Nègres ; et chacun en l'écoutant retrouvait dans cette voix la douceur de sa patrie. Emportée par les souvenirs de Carthage, elle chantait maintenant les anciennes batailles contre Rome ; ils applaudissaient. Elle s'enflammait à la lueur des épées nues ; elle criait, les bras ouverts. Sa lyre tomba, elle se tut ; - et pressant son coeur à deux mains, elle resta quelques minutes les paupières closes à savourer l'agitation de tous ces hommes. Mâtho le Libyen se penchait vers elle. Involontairement elle s'en approcha, et, poussée par la reconnaissance de son orgueil, elle lui versa dans une coupe d'or un long jet de vin pour se réconcilier avec l'armée. - " Bois ! " dit-elle. Il prit la coupe et il la portait à ses lèvres quand un Gaulois, le même que Giscon avait blessé, le frappa sur l'épaule, tout en débitant d'un air jovial des plaisanteries dans la langue de son pays. Spendius n'était pas loin ; il s'offrit à les expliquer. - " Parle ! " dit Mâtho. - " Les Dieux te protègent, tu vas devenir riche. A quand les noces ? " - " Quelles noces ? " - " Les tiennes ! car chez nous " , dit le Gaulois, lorsqu'une femme fait boire un soldat, c'est qu'elle lui offre sa couche. " Il n'avait pas fini que Narr'Havas, en bondissant, tira un javelot de sa ceinture, et appuyé du pied droit sur le bord de la table, il le lança contre Mâtho. Le javelot siffla entre les coupes, et, traversant le bras du Libyen, le cloua sur la nappe si fortement, que la poignée en tremblait dans l'air. Mâtho l'arracha vite ; mais il n'avait pas d'armes, il était nu ; enfin, levant à deux bras la table surchargée, il la jeta contre Narr'Havas tout au milieu de la foule qui se précipitait entre eux. Les soldats et les Numides se serraient à ne pouvoir tirer leurs glaives. Mâtho avançait en donnant de grands coups avec sa tête. Quand il la releva, Narr'Havas avait disparu. Il le chercha des yeux. Salammbô aussi était partie. Alors sa vue se tournant sur le palais, il aperçut tout en haut la porte rouge à croix noire qui se refermait. Il s'élança. On le vit courir entre les proues des galères, puis réapparaÃtre le long des trois escaliers jusqu'à la porte rouge qu'il heurta de tout son corps. En haletant, il s'appuya contre le mur pour ne pas tomber. Un homme l'avait suivi, et, à travers les ténèbres, car les lueurs du festin étaient cachées par l'angle du palais, il reconnut Spendius. - " Va-t'en ! " dit-il. L'esclave, sans répondre, se mit avec ses dents à déchirer sa tunique ; puis s'agenouillant auprès de Mâtho il lui prit le bras délicatement, et il le palpait dans l'ombre pour découvrir la blessure. Sous un rayon de la lune qui glissait entre les nuages, Spendius aperçut au milieu du bras une plaie béante. Il roula tout autour le morceau d'étoffe ; mais l'autre, s'irritant, disait " Laisse-moi ! Laisse-moi ! " - " Oh ! non ! " reprit l'esclave. " Tu m'as délivré de l'ergastule. Je suis à toi ! tu es mon maÃtre ! ordonne ! " Mâtho, en frôlant les murs, fit le tour de la terrasse. Il tendait l'oreille à chaque pas, et, par l'intervalle des roseaux dorés, plongeait ses regards dans les appartements silencieux. Enfin il s'arrêta d'un air désespéré. - " Ecoute ! " lui dit l'esclave. " Oh ! ne me méprise pas pour ma faiblesse ! J'ai vécu dans le palais. Je peux, comme une vipère, me couler entre les murs. Viens ! Il y a dans la Chambre des Ancêtres un lingot d'or sous chaque dalle ; une voie souterraine conduit à leurs tombeaux. " - " Eh ! qu'importe ! " dit Mâtho. Spendius se tut. Ils étaient sur la terrasse. Une masse d'ombre énorme s'étalait devant eux, et qui semblait contenir de vagues amoncellements, pareils aux flots gigantesques d'un océan noir pétrifié. Mais une barre lumineuse s'éleva du côté de l'Orient. A gauche, tout en bas, les canaux de Mégara commençaient à rayer de leurs sinuosités blanches les verdures des jardins. Les toits coniques des temples heptagones, les escaliers, les terrasses, les remparts, peu à peu, se découpaient sur la pâleur de l'aube ; et tout autour de la péninsule carthaginoise une ceinture d'écume blanche oscillait tandis que la mer couleur d'émeraude semblait comme figée dans la fraÃcheur du matin. Puis à mesure que le ciel rose allait s'élargissant, les hautes maisons inclinées sur les pentes du terrain se haussaient, se tassaient telles qu'un troupeau de chèvres noires qui descend des montagnes. Les rues désertes s'allongeaient ; les palmiers, çà et là sortant des murs, ne bougeaient pas ; les citernes remplies avaient l'air de boucliers d'argent perdus dans les cours, le phare du promontoire Hennormaeum commençait à pâlir. Tout en haut de l'Acropole, dans le bois de cyprès, les chevaux d'Eschmoûn, sentant venir la lumière, posaient leurs sabots sur le parapet de marbre et hennissaient du côté du soleil. Il parut ; Spendius, levant les bras, poussa un cri. Tout s'agitait dans une rougeur épandue, car le Dieu, comme se déchirant, versait à pleins rayons sur Carthage la pluie d'or de ses veines. Les éperons des galères étincelaient, le toit de Khamon paraissait tout en flammes, et l'on apercevait des lueurs au fond des temples dont les portes s'ouvraient. Les grands chariots arrivant de la campagne faisaient tourner leurs roues sur les dalles des rues. Des dromadaires chargés de bagages descendaient les rampes. Les changeurs dans les carrefours relevaient les auvents de leurs boutiques. Des cigognes s'envolèrent, des voiles blanches palpitaient. On entendait dans le bois de Tanit le tambourin des courtisanes sacrées, et à la pointe des Mappales, les fourneaux pour cuire les cercueils d'argile commençaient à fumer. Spendius se penchait en dehors de la terrasse ; ses dents claquaient, il répétait - " Ah ! oui... oui ... maÃtre ! je comprends pourquoi tu dédaignais tout à l'heure le pillage de la maison. " Mâtho fut comme réveillé par le sifflement de sa voix, il semblait ne pas comprendre ; Spendius reprit - " Ah ! quelles richesses ! et les hommes qui les possèdent n'ont même pas de fer pour les défendre ! " Alors, lui faisant voir de sa main droite étendue quelques-uns de la populace qui rampaient en dehors du môle, sur le sable, pour chercher des paillettes d'or - " Tiens ! " lui dit-il, " la République est comme ces misérables courbée au bord des océans, elle enfonce dans tous les rivages ses bras avides, et le bruit des flots emplit tellement son oreille qu'elle n'entendrait pas venir par-derrière le talon d'un maÃtre ! " Il entraÃna Mâtho tout à l'autre bout de la terrasse, et lui montrant le jardin où miroitaient au soleil les épées des soldats suspendues dans les arbres. - " Mais ici il y a des hommes forts dont la haine est exaspérée ! et rien ne les attache à Carthage, ni leurs familles, ni leurs serments, ni leurs dieux ! " Mâtho restait appuyé contre le mur ; Spendius, se rapprochant, poursuivit à voix basse - " Me comprends-tu, soldat ? Nous nous promènerions couverts de pourpre comme des satrapes. On nous laverait dans les parfums ; j'aurais des esclaves à mon tour ! N'es-tu pas las de dormir sur la terre dure, de boire le vinaigre des camps, et toujours d'entendre la trompette ? Tu te reposeras plus tard, n'est-ce pas ? quand on arrachera ta cuirasse pour jeter ton cadavre aux vautours ! ou peut-être, t'appuyant sur un bâton, aveugle, boiteux, débile, tu t'en iras de porte en porte raconter ta jeunesse aux petits enfants et aux vendeurs de saumure. Rappelle-toi toutes les injustices de tes chefs, les campements dans la neige, les courses au soleil, les tyrannies de la discipline et l'éternelle menace de la croix ! Après tant de misères on t'a donné un collier d'honneur, comme on suspend au poitrail des ânes une ceinture de grelots pour les étourdir dans la marche, et faire qu'ils ne sentent pas la fatigue. Un homme comme toi, plus brave que Pyrrhus ! Si tu l'avais voulu, pourtant ! Ah ! comme tu seras heureux dans les grandes salles fraÃches, au son des lyres, couché sur des fleurs, avec des bouffons et avec des femmes ! Ne me dis pas que l'entreprise est impossible ! Est-ce que les Mercenaires, déjà , n'ont pas possédé Rheggium et d'autres places fortes en Italie ! Qui t'empêche ? ! Hamilcar est absent ; le peuple exècre les Riches ; Giscon ne peut rien sur les lâches qui l'entourent. Mais tu es brave, toi ! ils t'obéiront. Commande-les ! Carthage est à nous ; jetons-nous-y ! " - " Non ! " dit Mâtho, " la malédiction de Moloch pèse sur moi. Je l'ai senti à ses yeux, et tout à l'heure j'ai vu dans un temple un bélier noir qui reculait. " Il ajouta, en regardant autour de lui " Où est-elle ? " Spendius comprit qu'une inquiétude immense l'occupait ; il n'osa plus parler. Les arbres derrière eux fumaient encore ; de leurs branches noircies, des carcasses de singes à demi-brûlées tombaient de temps à autre au milieu des plats. Les soldats ivres ronflaient la bouche ouverte à côté des cadavres ; et ceux qui ne dormaient pas baissaient leur tête, éblouis par le jour. Le sol piétiné disparaissait sous des flaques rouges. Les éléphants balançaient entre les pieux de leurs parcs leurs trompes sanglantes. On apercevait dans les greniers ouverts des sacs de froment répandus, et sous la porte une ligne épaisse de chariots amoncelés par les Barbares ; les paons juchés dans les cèdres déployaient leur queue et se mettaient à crier. Cependant l'immobilité de Mâtho étonnait Spendius, il était encore plus pâle que tout à l'heure, et, les prunelles fixes, il suivait quelque chose à l'horizon, appuyé des deux poings sur le bord de la terrasse. Spendius, en se courbant, finit par découvrir ce qu'il contemplait. Un point d'or tournait au loin dans la poussière sur la route d'Utique ; c'était le moyeu d'un char attelé de deux mulets ; un esclave courait à la tête du timon, en les tenant par la bride. Il y avait dans le char deux femmes assises. Les crinières des bêtes bouffaient entre leurs oreilles à la mode persique, sous un réseau de perles bleues. Spendius les reconnut ; il retint un cri. Un grand voile, par-derrière, flottait au vent. - Chapitre 2 A SICCA - Deux jours après, les Mercenaires sortirent de Carthage. On leur avait donné à chacun une pièce d'or, sous la condition qu'ils iraient camper à Sicca, et on leur avait dit avec toutes sortes de caresses - " Vous êtes les sauveurs de Carthage ! Mais vous l'affameriez en y restant ; elle deviendrait insolvable. Eloignez-vous ! La République, plus tard, vous saura gré de cette condescendance. Nous allons immédiatement lever des impôts ; votre solde sera complète, et l'on équipera des galères qui vous reconduiront dans vos patries. " Ils ne savaient que répondre à tant de discours. Ces hommes, accoutumés à la guerre, s'ennuyaient dans le séjour d'une ville ; on n'eut pas de mal à les convaincre, et le peuple monta sur les murs pour les voir s'en aller. Ils défilèrent par la rue de Khamon et la porte de Cirta, pêle-mêle, les archers avec les hoplites, les capitaines avec les soldats, les Lusitaniens avec les Grecs. Ils marchaient d'un pas hardi, faisant sonner sur les dalles leurs lourds cothurnes. Leurs armures étaient bosselées par les catapultes et leurs visages noircis par le hâle des batailles. Des cris rauques sortaient des barbes épaisses ; leurs cottes de mailles déchirées battaient sur les pommeaux des glaives, et l'on apercevait, aux trous de l'airain, leurs membres nus, effrayants comme des machines de guerre. Les sarisses, les haches, les épieux, les bonnets de feutre et les casques de bronze, tout oscillait à la fois d'un seul mouvement. Ils emplissaient la rue à faire craquer les murs, et cette longue masse de soldats en armes s'épanchait entre les hautes maisons à six étages, barbouillées de bitume. Derrière leurs grilles de fer ou de roseaux, les femmes, la tête couverte d'un voile, regardaient en silence les Barbares passer. Les terrasses, les fortifications, les murs disparaissaient sous la foule des Carthaginois, habillée de vêtements noirs. Les tuniques des matelots faisaient comme des taches de sang parmi cette sombre multitude, et des enfants presque nus, dont la peau brillait sous leurs bracelets de cuivre, gesticulaient dans le feuillage des colonnes ou entre les branches d'un palmier. Quelques-uns des Anciens s'étaient postés sur la plate-forme des tours, et l'on ne savait pas pourquoi se tenait ainsi, de place en place, un personnage à barbe longue, dans une attitude rêveuse. Il apparaissait de loin sur le fond du ciel, vague comme un fantôme, et immobile comme les pierres. Tous, cependant, étaient oppressés par la même inquiétude ; on avait peur que les Barbares, en se voyant si forts, n'eussent la fantaisie de vouloir rester. Mais ils partaient avec tant de confiance que les Carthaginois s'enhardirent et se mêlèrent aux soldats. On les accablait de serments, d'étreintes. Quelques-uns même les engageaient à ne pas quitter la ville, par exagération de politique et audace d'hypocrisie. On leur jetait des parfums, des fleurs et des pièces d'argent. On leur donnait des amulettes contre les maladies ; mais on avait craché dessus trois fois pour attirer la mort, ou enfermé dedans des poils de chacal qui rendent le coeur lâche. On invoquait tout haut la faveur de Melkarth et tout bas sa malédiction. Puis vint la cohue des bagages, des bêtes de somme et des traÃnards. Des malades gémissaient sur des dromadaires ; d'autres s'appuyaient, en boitant, sur le tronçon d'une pique. Les ivrognes emportaient des outres, les voraces des quartiers de viande, des gâteaux, des fruits, du beurre dans des feuilles de figuier, de la neige dans des sacs de toile. On en voyait avec des parasols à la main, avec des perroquets sur l'épaule. Ils se faisaient suivre par des dogues, par des gazelles ou des panthères. Des femmes de race Libyque, montées sur des ânes, invectivaient les négresses qui avaient abandonné pour les soldats les lupanars de Malqua plusieurs allaitaient des enfants suspendus à leur poitrine dans une lanière de cuir. Les mulets, que l'on aiguillonnait avec la pointe des glaives, pliaient l'échine sous le fardeau des tentes ; et il y avait une quantité de valets et de porteurs d'eau, hâves, jaunis par les fièvres et tout sales de vermine, écume de la plèbe carthaginoise, qui s'attachait aux Barbares. Quand ils furent passés, on ferma les portes derrière eux, le peuple ne descendit pas des murs ; l'armée se répandit bientôt sur la largeur de l'isthme. Elle se divisait par masses inégales. Puis les lances apparurent comme de hauts brins d'herbe, enfin tout se perdit dans une traÃnée de poussière ; ceux des soldats qui se retournaient vers Carthage, n'apercevaient plus que ses longues murailles, découpant au bord du ciel leurs créneaux vides. Alors les Barbares entendirent un grand cri. Ils crurent que quelques-uns d'entre eux, restés dans la ville car ils ne savaient pas leur nombre, s'amusaient à piller un temple. Ils rirent beaucoup à cette idée, puis continuèrent leur chemin. Ils étaient joyeux de se retrouver, comme autrefois, marchant tous ensemble dans la pleine campagne ; et des Grecs chantaient la vieille chanson des Mamertins - " Avec ma lance et mon épée, je laboure et je moissonne ; c'est moi qui suis le maÃtre de la maison ! L'homme désarmé tombe à mes genoux et m'appelle Seigneur et Grand-Roi. " Ils criaient, sautaient, les plus gais commençaient des histoires ; le temps des misères était fini. En arrivant à Tunis, quelques-uns remarquèrent qu'il manquait une troupe de frondeurs baléares. Ils n'étaient pas loin, sans doute on n'y pensa plus. Les uns allèrent loger dans les maisons, les autres campèrent au pied des murs, et les gens de la ville vinrent causer avec les soldats. Pendant toute la nuit, on aperçut des feux qui brûlaient à l'horizon, du côté de Carthage ; ces lueurs, comme des torches géantes, s'allongeaient sur le lac immobile. Personne, dans l'armée, ne pouvait dire quelle fête on célébrait. Les Barbares, le lendemain, traversèrent une campagne toute couverte de cultures. Les métairies des patriciens se succédaient sur le bord de la route ; des rigoles coulaient dans des bois de palmiers ; les oliviers faisaient de longues lignes vertes ; des vapeurs roses flottaient dans les gorges des collines ; des montagnes bleues se dressaient par-derrière. Un vent chaud soufflait. Des caméléons rampaient sur les feuilles larges des cactus. Les Barbares se ralentirent. Ils s'en allaient par détachements isolés, ou se traÃnaient les uns après les autres à de longs intervalles. Ils mangeaient des raisins au bord des vignes. Ils se couchaient dans les herbes, et ils regardaient avec stupéfaction les grandes cornes des boeufs artificiellement tordues, les brebis revêtues de peaux pour protéger leur laine, les sillons qui s'entrecroisaient de manière à former des losanges, et les socs de charrues pareils à des ancres de navires, avec les grenadiers que l'on arrosait de silphium. Cette opulence de la terre et ces inventions de la sagesse les éblouissaient. Le soir, ils s'étendirent sur les tentes sans les déplier ; et, tout en s'endormant la figure aux étoiles, ils regrettaient le festin d'Hamilcar. Au milieu du jour suivant, on fit halte sur le bord d'une rivière, dans des touffes de lauriers-roses. Alors ils jetèrent vite leurs lances, leurs boucliers, leurs ceintures. Ils se lavaient en criant, ils puisaient dans leur casque, et d'autres buvaient à plat ventre, tout au milieu des bêtes de somme, dont les bagages tombaient. Spendius, assis sur un dromadaire volé dans les parcs d'Hamilcar, aperçut de loin Mâtho, qui, le bras suspendu contre la poitrine, nu-tête et la figure basse, laissait boire son mulet, tout en regardant l'eau couler. Aussitôt il courut à travers la foule, en l'appelant - " MaÃtre ! maÃtre ! " A peine si Mâtho le remercia de ses bénédictions. Spendius n'y prenant garde se mit à marcher derrière lui, et, de temps à autre, il tournait des yeux inquiets du côté de Carthage. C'était le fils d'un rhéteur grec et d'une prostituée campanienne. Il s'était d'abord enrichi à vendre des femmes ; puis, ruiné par un naufrage, il avait fait la guerre contre les Romains avec les pâtres du Samnium. On l'avait pris, il s'était échappé ; on l'avait repris, et il avait travaillé dans les carrières, haleté dans les étuves, crié dans les supplices, passé par bien des maÃtres, connu toutes les fureurs. Un jour enfin, par désespoir il s'était lancé à la mer du haut de la trirème où il poussait l'aviron. Des matelots d'Hamilcar l'avaient recueilli mourant et amené à Carthage dans l'ergastule de Mégara. Mais comme on devait rendre aux Romains leurs transfuges, il avait profité du désordre pour s'enfuir avec les soldats. Pendant toute la route, il resta près de Mâtho ; il lui apportait à manger, il le soutenait pour descendre, il étendait un tapis, le soir, sous sa tête. Mâtho finit par s'émouvoir de ces prévenances, et peu à peu il desserra les lèvres. Il était né dans le golfe des Syrtes. Son père l'avait conduit en pèlerinage au temple d'Ammon. Puis il avait chassé les éléphants dans les forêts des Garamantes. Ensuite, il s'était engagé au service de Carthage. On l'avait nommé tétrarque à la prise de Drépanum. La République lui devait quatre chevaux, vingt-trois médines de froment et la solde d'un hiver. Il craignait les Dieux et souhaitait mourir dans sa patrie. Spendius lui parla de ses voyages, des peuples et des temples qu'il avait visités, et il connaissait beaucoup de choses il savait faire des sandales, des épieux, des filets, apprivoiser les bêtes farouches et cuire des poissons. Parfois s'interrompant, il tirait du fond de sa gorge un cri rauque ; le mulet de Mâtho pressait son allure ; les autres se hâtaient pour les suivre, puis Spendius recommençait, toujours agité par son angoisse. Elle se calma, le soir du quatrième jour. Ils marchaient côte à côte, à la droite de l'armée, sur le flanc d'une colline ; la plaine, en bas, se prolongeait, perdue dans les vapeurs de la nuit. Les lignes des soldats défilant au-dessous d'eux faisaient dans l'ombre des ondulations. De temps à autre elles passaient sur les éminences éclairées par la lune ; alors une étoile tremblait à la pointe des piques, les casques un instant miroitaient, tout disparaissait, et il en survenait d'autres, continuellement. Au loin, des troupeaux réveillés bêlaient, et quelque chose d'une douceur infinie semblait s'abattre sur la terre. Spendius, la tête renversée et les yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs la fraÃcheur du vent ; il écartait les bras en remuant ses doigts pour mieux sentir cette caresse qui lui coulait sur le corps. Des espoirs de vengeance, revenus, le transportaient. Il colla sa main contre sa bouche afin d'arrêter ses sanglots, et, à demi pâmé d'ivresse, il abandonnait le licol de son dromadaire qui avançait à grands pas réguliers. Mâtho était retombé dans sa tristesse ses jambes pendaient jusqu'à terre, et les herbes, en fouettant ses cothurnes, faisaient un sifflement continu. Cependant, la route s'allongeait sans jamais en finir. A l'extrémité d'une plaine, toujours on arrivait sur un plateau de forme ronde ; puis on redescendait dans une vallée, et les montagnes qui semblaient boucher l'horizon, à mesure que l'on approchait d'elles, se déplaçaient comme en glissant. De temps à autre, une rivière apparaissait dans la verdure des tamarix, pour se perdre au tournant des collines. Parfois, se dressait un énorme rocher, pareil à la proue d'un vaisseau ou au piédestal de quelque colosse disparu. On rencontrait, à des intervalles réguliers, de petits temples quadrangulaires, servant aux stations des pèlerins qui se rendaient à Sicca. Ils étaient fermés comme des tombeaux. Les Libyens, pour se faire ouvrir, frappaient de grands coups contre la porte. Personne de l'intérieur ne répondait. Puis les cultures se firent plus rares. On entrait tout à coup sur des bandes de sable, hérissées de bouquets épineux. Des troupeaux de moutons broutaient parmi les pierres ; une femme, la taille ceinte d'une toison bleue, les gardait. Elle s'enfuyait en poussant des cris, dès qu'elle apercevait entre les rochers les piques des soldats. Ils marchaient dans une sorte de grand couloir bordé par deux chaÃnes de monticules rougeâtres, quand une odeur nauséabonde vint les frapper aux narines, et ils crurent voir au haut d'un caroubier quelque chose d'extraordinaire une tête de lion se dressait au-dessus des feuilles. Ils y coururent. C'était un lion, attaché à une croix par les quatre membres comme un criminel. Son mufle énorme lui retombait sur la poitrine, et ses deux pattes antérieures, disparaissant à demi sous l'abondance de sa crinière, étaient largement écartées comme les deux ailes d'un oiseau. Ses côtes, une à une, saillissaient sous sa peau tendue ; ses jambes de derrière, clouées l'une contre l'autre, remontaient un peu ; et du sang noir, coulant parmi ses poils, avait amassé des stalactites au bas de sa queue qui pendait toute droite le long de la croix. Les soldats se divertirent autour ; ils l'appelaient consul et citoyen de Rome et lui jetèrent des cailloux dans les yeux, pour faire envoler les moucherons. Cent pas plus loin ils en virent deux autres, puis tout à coup parut une longue file de croix supportant des lions. Les uns étaient morts depuis si longtemps qu'il ne restait plus contre le bois que les débris de leurs squelettes ; d'autres à moitié rongés tordaient la gueule en faisant une horrible grimace ; il y en avait d'énormes, l'arbre de la croix pliait sous eux et ils se balançaient au vent, tandis que sur leur tête des bandes de corbeaux tournoyaient dans l'air, sans jamais s'arrêter. Ainsi se vengeaient les paysans carthaginois quand ils avaient pris quelque bête féroce ; ils espéraient par cet exemple terrifier les autres. Les Barbares, cessant de rire, tombèrent dans un long étonnement. " Quel est ce peuple, pensaient-ils, qui s'amuse à crucifier les lions ! " Ils étaient, d'ailleurs, les hommes du Nord surtout, vaguement inquiets, troublés, malades déjà , ils se déchiraient les mains aux dards des aloès ; de grands moustiques bourdonnaient à leurs oreilles, et les dysenteries commençaient dans l'armée. Ils s'ennuyaient de ne pas voir Sicca. Ils avaient peur de se perdre et d'atteindre le désert, la contrée des sables et des épouvantements. Beaucoup même ne voulaient plus avancer. D'autres reprirent le chemin de Carthage. Enfin le septième jour, après avoir suivi pendant longtemps la base d'une montagne, on tourna brusquement à droite ; alors apparut une ligne de murailles posée sur des roches blanches et se confondant avec elles. Soudain la ville entière se dressa ; des voiles bleus, jaunes et blancs s'agitaient sur les murs, dans la rougeur du soir. C'étaient les prêtresses de Tanit, accourues pour recevoir les hommes. Elles se tenaient rangées sur le long du rempart, en frappant des tambourins, en pinçant des lyres, en secouant des crotales, et les rayons du soleil, qui se couchait par- derrière, dans les montagnes de la Numidie, passaient entre les cordes des harpes où s'allongeaient leurs bras nus. Les instruments, par intervalles, se taisaient tout à coup, et un cri strident éclatait, précipité, furieux, continu, sorte d'aboiement qu'elles faisaient en se frappant avec la langue les deux coins de la bouche. D'autres restaient accoudées, le menton dans la main, et plus immobiles que des sphinx, elles dardaient leurs grands yeux noirs sur l'armée qui montait. Bien que Sicca fût une ville sacrée, elle ne pouvait contenir une telle multitude ; le temple avec ses dépendances en occupait, seul, la moitié. Aussi les Barbares s'établirent dans la plaine tout à leur aise, ceux qui étaient disciplinés par troupes régulières, et les autres, par nations ou d'après leur fantaisie. Les Grecs alignèrent sur des rangs parallèles leurs tentes de peaux ; les Ibériens disposèrent en cercle leurs pavillons de toile ; les Gaulois se firent des baraques de planches ; les Libyens des cabanes de pierres sèches, et les Nègres creusèrent dans le sable avec leurs ongles des fosses pour dormir. Beaucoup, ne sachant où se mettre, erraient au milieu des bagages, et la nuit couchaient par terre dans leurs manteaux troués. La plaine se développait autour d'eux, toute bordée de montagnes. Çà et là un palmier se penchait sur une colline de sable, des sapins et des chênes tachetaient les flancs des précipices. Quelquefois la pluie d'un orage, telle qu'une longue écharpe, pendait du ciel, tandis que la campagne restait partout couverte d'azur et de sérénité ; puis un vent tiède chassait des tourbillons de poussière ; - et un ruisseau descendait en cascade des hauteurs de Sicca où se dressait, avec sa toiture d'or sur des colonnes d'airain, le temple de la Vénus carthaginoise, dominatrice de la contrée. Elle semblait l'emplir de son âme. Par ces convulsions des terrains, ces alternatives de la température et ces jeux de la lumière, elle manifestait l'extravagance de sa force avec la beauté de son éternel sourire. Les montagnes, à leur sommet, avaient la forme d'un croissant ; d'autres ressemblaient à des poitrines de femme tendant leurs seins gonflés, et les Barbares sentaient peser par-dessus leurs fatigues un accablement qui était plein de délices. Spendius, avec l'argent de son dromadaire, s'était acheté un esclave. Tout le long du jour il dormait étendu devant la tente de Mâtho. Souvent il se réveillait croyant dans son rêve entendre siffler les lanières ; alors, en souriant, il se passait les mains sur les cicatrices de ses jambes, à la place où les fers avaient longtemps porté ; puis il se rendormait. Mâtho acceptait sa compagnie, et quand il sortait, Spendius, avec un long glaive sur la cuisse, l'escortait comme un licteur ; ou bien Mâtho nonchalamment s'appuyait du bras sur son épaule, car Spendius était petit. Un soir qu'ils traversaient ensemble les rues du camp, ils aperçurent des hommes couverts de manteaux blancs ; parmi eux se trouvait Narr'Havas, le prince des Numides. Mâtho tressaillit. - " Ton épée ! " s'écria-t-il ; " je veux le tuer ! " - " Pas encore ! " fit Spendius en l'arrêtant. Déjà Narr'Havas s'avançait vers lui. Il baisa ses deux pouces en signe d'alliance, rejetant la colère qu'il avait eue sur l'ivresse du festin ; puis il parla longuement contre Carthage, mais il ne dit pas ce qui l'amenait chez les Barbares. Etait-ce pour les trahir ou bien la République ? se demandait Spendius ; et comme il comptait faire son profit de tous les désordres, il savait gré à Narr'Havas des futures perfidies dont il le soupçonnait. Le chef des Numides resta parmi les Mercenaires. Il paraissait vouloir s'attacher Mâtho. Il lui envoyait des chèvres grasses, de la poudre d'or et des plumes d'autruche. Le Libyen, ébahi de ces caresses, hésitait à y répondre ou à s'en exaspérer. Mais Spendius l'apaisait, et Mâtho se laissait gouverner par l'esclave, - toujours irrésolu et dans une invincible torpeur, comme ceux qui ont pris autrefois quelque breuvage dont ils doivent mourir. Un matin qu'ils partaient tous les trois pour la chasse au lion, Narr'Havas cacha un poignard dans son manteau. Spendius marcha continuellement derrière lui ; et ils revinrent sans qu'on eût tiré le poignard. Une autre fois, Narr'Havas les entraÃna fort loin, jusqu'aux limites de son royaume. Ils arrivèrent dans une gorge étroite ; Narr'Havas sourit en leur déclarant qu'il ne connaissait plus la route ; Spendius la retrouva. Mais le plus souvent Mâtho, mélancolique comme un augure, s'en allait dès le soleil levant pour vagabonder dans la campagne. Il s'étendait sur le sable, et jusqu'au soir y restait immobile. Il consulta l'un après l'autre tous les devins de l'armée, ceux qui observent la marche des serpents, ceux qui lisent dans les étoiles, ceux qui soufflent sur la cendre des morts. Il avala du galbanum, du seseli et du venin de vipère qui glace le coeur ; des femmes nègres, en chantant au clair de lune des paroles barbares, lui piquèrent la peau du front avec des stylets d'or ; il se chargeait de colliers et d'amulettes il invoqua tour à tour Baal-Kamon, Moloch, les sept Cabires, Tanit et la Vénus des Grecs. Il grava un nom sur une plaque de cuivre et il l'enfouit dans le sable au seuil de sa tente. Spendius l'entendait gémir et parler tout seul. Une nuit il entra. Mâtho, nu comme un cadavre, était couché à plat ventre sur une peau de lion, la face dans les deux mains, une lampe suspendue éclairait ses armes, accrochées sur sa tête contre le mât de la tente. - " Tu souffres ? " lui dit l'esclave. " Que te faut-il ? réponds-moi ! - " et il le secoua par l'épaule en l'appelant plusieurs fois " MaÃtre ! maÃtre ! ... " Enfin Mâtho leva vers lui de grands yeux troubles. - " Ecoute ! " fit-il à voix basse, avec un doigt sur les lèvres. " C'est une colère des Dieux ! la fille d'Hamilcar me poursuit ! J'en ai peur, Spendius ! " Il se serrait contre sa poitrine, comme un enfant épouvanté par un fantôme. - " Parle-moi ! je suis malade ! je veux guérir ! j'ai tout essayé ! Mais toi, tu sais peut-être des Dieux plus forts ou quelque invocation irrésistible ? " - " Pour quoi faire ? " demanda Spendius. Il répondit, en se frappant la tête avec ses deux poings - " Pour m'en débarrasser ! " Puis il se disait, se parlant à lui-même, avec de longs intervalles - " Je suis sans doute la victime de quelque holocauste qu'elle aura promis aux Dieux ? .... Elle me tient attaché par une chaÃne que l'on n'aperçoit pas. Si je marche, c'est qu'elle avance ; quand je m'arrête, elle se repose ! Ses yeux me brûlent, j'entends sa voix. Elle m'environne, elle me pénètre. Il me semble qu'elle est devenue mon âme ! " Et pourtant, il y a entre nous deux comme les flots invisibles d'un océan sans bornes ! Elle est lointaine et tout inaccessible ! La splendeur de sa beauté fait autour d'elle un nuage de lumière ; et je crois, par moments, ne l'avoir jamais vue... qu'elle n'existe pas... et que tout cela est un songe ! " Mâtho pleurait ainsi dans les ténèbres ; les Barbares dormaient. Spendius, en le regardant, se rappelait les jeunes hommes qui, avec des vases d'or dans les mains, le suppliaient autrefois, quand il promenait par les villes son troupeau de courtisanes ; une pitié l'émut, et il dit - " Sois fort, mon maÃtre ! Appelle ta volonté et n'implore plus les Dieux, car ils ne se détournent pas aux cris des hommes ! Te voilà pleurant comme un lâche ! Tu n'es donc pas humilié qu'une femme te fasse tant souffrir ! " - " Suis-je un enfant ? " dit Mâtho. " Crois-tu que je m'attendrisse encore à leur visage et à leurs chansons ? Nous en avions à Drépanum pour balayer nos écuries. J'en ai possédé au milieu des assauts, sous les plafonds qui croulaient et quand la catapulte vibrait encore ! .... Mais celle-là , Spendius, celle-là ! ... " L'esclave l'interrompit - " Si elle n'était pas la fille d'Hamilcar... " - " Non ! " s'écria Mâtho. " Elle n'a rien d'une autre fille des hommes ! As-tu vu ses grands yeux sous ses grands sourcils, comme des soleils sous des arcs de triomphe ? Rappelle-toi quand elle a paru, tous les flambeaux ont pâli. Entre les diamants de son collier, des places sur sa poitrine nue resplendissaient ; on sentait derrière elle comme l'odeur d'un temple, et quelque chose s'échappait de tout son être qui était plus suave que le vin et plus terrible que la mort. Elle marchait cependant, et puis elle s'est arrêtée. Il resta béant, la tête basse, les prunelles fixes. - " Mais je la veux ! il me la faut ! j'en meurs ! A l'idée de l'étreindre dans mes bras, une fureur de joie m'emporte, et cependant je la hais, Spendius ! je voudrais la battre ! Que faire ? J'ai envie de me vendre pour devenir son esclave. Tu l'as été, toi ! Tu pouvais l'apercevoir parle- moi d'elle ! Toutes les nuits, n'est-ce pas, elle monte sur la terrasse de son palais ? Ah ! les pierres doivent frémir sous ses sandales et les étoiles se pencher pour la voir ! " Il retomba tout en fureur, et râlant comme un taureau blessé. Puis Mâtho chanta " Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes, comme un ruisseau d'argent. " Et en traÃnant la voix, il imitait la voix de Salammbô, tandis que ses mains étendues faisaient comme deux mains légères sur les cordes d'une lyre. A toutes les consolations de Spendius, il lui répétait les mêmes discours ; leurs nuits se passaient dans ces gémissements et ces exhortations. Mâtho voulut s'étourdir avec du vin. Après ses ivresses il était plus triste encore. Il essaya de se distraire aux osselets, et il perdit une à une les plaques d'or de son collier. Il se laissa conduire chez les servantes de la Déesse ; mais il descendit la colline en sanglotant, comme ceux qui s'en reviennent des funérailles. Spendius, au contraire, devenait plus hardi et plus gai. On le voyait, dans les cabarets de feuillages, discourant au milieu des soldats. Il raccommodait les vieilles cuirasses. Il jonglait avec des poignards, il allait pour les malades cueillir des herbes dans les champs. Il était facétieux, subtil, plein d'inventions et de paroles ; les Barbares s'accoutumaient à ses services ; il s'en faisait aimer. Cependant ils attendaient un ambassadeur de Carthage qui leur apporterait, sur des mulets, des corbeilles chargées d'or ; et toujours recommençant le même calcul, ils dessinaient avec leurs doigts des chiffres sur le sable. Chacun, d'avance, arrangeait sa vie ; ils auraient des concubines, des esclaves, des terres ; d'autres voulaient enfouir leur trésor ou le risquer sur un vaisseau. Mais dans ce désoeuvrement les caractères s'irritaient ; il y avait de continuelles disputes entre les cavaliers et les fantassins, les Barbares et les Grecs, et l'on était sans cesse étourdi par la voix aigre des femmes. Tous les jours, il survenait des troupeaux d'hommes presque nus, avec des herbes sur la tête pour se garantir du soleil ; c'étaient les débiteurs des riches Carthaginois, contraints de labourer leurs terres, et qui s'étaient échappés. Des Libyens affluaient, des paysans ruinés par les impôts, des bannis, des malfaiteurs. Puis la horde des marchands, tous les vendeurs de vin et d'huile, furieux de n'être pas payés, s'en prenaient à la République ; Spendius déclamait contre elle. Bientôt les vivres diminuèrent. On parlait de se porter en masse sur Carthage et d'appeler les Romains. Un soir, à l'heure du souper, on entendit des sons lourds et fêlés qui se rapprochaient, et, au loin, quelque chose de rouge apparut dans les ondulations du terrain. C'était une grande litière de pourpre, ornée aux angles par des bouquets de plumes d'autruche. Des chaÃnes de cristal, avec des guirlandes de perles, battaient sur sa tenture fermée. Des chameaux la suivaient en faisant sonner la grosse cloche suspendue à leur poitrail, et l'on apercevait autour d'eux des cavaliers ayant une armure en écailles d'or depuis les talons jusqu'aux épaules. Ils s'arrêtèrent à trois cents pas du camp, pour retirer des étuis qu'ils portaient en croupe, leur bouclier rond, leur large glaive et leur casque à la béotienne. Quelques-uns restèrent avec les chameaux ; les autres se remirent en marche. Enfin les enseignes de la République parurent, c'est- à -dire des bâtons de bois bleu, terminés par des têtes de cheval ou des pommes de pins. Les Barbares se levèrent tous, en applaudissant ; les femmes se précipitaient vers les gardes de la Légion et leur baisaient les pieds. La litière s'avançait sur les épaules de douze Nègres, qui marchaient d'accord à petits pas rapides. Ils allaient de droite et de gauche, au hasard, embarrassés par les cordes des tentes, par les bestiaux qui erraient et les trépieds où cuisaient les viandes. Quelquefois une main grasse, chargée de bagues, entrouvrait la litière ; une voix rauque criait des injures ; alors les porteurs s'arrêtaient, puis ils prenaient une autre route à travers le camp. Mais les courtines de pourpre se relevèrent ; et l'on découvrit sur un large oreiller une tête humaine tout impassible et boursouflée ; les sourcils formaient comme deux arcs d'ébène se rejoignant par les pointes ; des paillettes d'or étincelaient dans les cheveux crépus, et la face était si blême qu'elle semblait saupoudrée avec de la râpure de marbre. Le reste du corps disparaissait sous les toisons qui emplissaient la litière. Les soldats reconnurent dans cet homme ainsi couché le suffète Hannon, celui qui avait contribué par sa lenteur à faire perdre la bataille des Ãles Aegates ; et, quant à sa victoire d'Hécatompyle sur les Libyens, s'il s'était conduit avec clémence, c'était par cupidité, pensaient les Barbares, car il avait vendu à son compte tous les captifs, bien qu'il eût déclaré leur mort à la République. Lorsqu'il eut, pendant quelque temps, cherché une place commode pour haranguer les soldats, il fit un signe la litière s'arrêta, et Hannon, soutenu par deux esclaves, posa ses pieds par terre, en chancelant. Il avait des bottines en feutre noir, semées de lunes d'argent. Des bandelettes, comme autour d'une momie, s'enroulaient à ses jambes, et la chair passait entre les linges croisés. Son ventre débordait sur la jaquette écarlate qui lui couvrait les cuisses ; les plis de son cou retombaient jusqu'à sa poitrine comme des fanons de boeuf, sa tunique, où des fleurs étaient peintes, craquait aux aisselles ; il portait une écharpe, une ceinture et un large manteau noir à doubles manches lacées. L'abondance de ses vêtements, son grand collier de pierres bleues, ses agrafes d'or et ses lourds pendants d'oreilles ne rendaient que plus hideuse sa difformité. On aurait dit quelque grosse idole ébauchée dans un bloc de pierre ; car une lèpre pâle, étendue sur tout son corps, lui donnait l'apparence d'une chose inerte. Cependant son nez, crochu comme un bec de vautour, se dilatait violemment, afin d'aspirer l'air, et ses petits yeux, aux cils collés, brillaient d'un éclat dur et métallique. Il tenait à la main une spatule d'aloès, pour se gratter la peau. Enfin deux hérauts sonnèrent dans leurs cornes d'argent ; le tumulte s'apaisa, et Hannon se mit à parler. Il commença par faire l'éloge des Dieux et de la République ; les Barbares devaient se féliciter de l'avoir servie. Mais il fallait se montrer plus raisonnables, les temps étaient durs, - " - et si un maÃtre n'a que trois olives, n'est-il pas juste qu'il en garde deux pour lui ? " Ainsi le vieux suffète entremêlait son discours de proverbes et d'apologues, tout en faisant des signes de tête pour solliciter quelque approbation. Il parlait punique et ceux qui l'entouraient les plus alertes accourus sans leurs armes étaient des Campaniens, des Gaulois et des Grecs, si bien que personne dans cette foule ne le comprenait. Hannon s'en aperçut, il s'arrêta, et il se balançait lourdement, d'une jambe sur l'autre, en réfléchissant. L'idée lui vint de convoquer les capitaines ; alors ses hérauts crièrent cet ordre en grec, - langage qui, depuis Xantippe, servait aux commandements dans les armées carthaginoises. Les gardes, à coups de fouet, écartèrent la tourbe des soldats ; et bientôt les capitaines des phalanges à la spartiate et les chefs des cohortes barbares arrivèrent, avec les insignes de leur grade et l'armure de leur nation. La nuit était tombée, une grande rumeur circulait par la plaine ; çà et là des feux brûlaient ; on allait de l'un à l'autre, on se demandait " Qu'y a-t-il ? " et pourquoi le suffète ne distribuait pas l'argent ? Il exposait aux capitaines les charges infinies de la République. Son trésor était vide. Le tribut des Romains l'accablait. " Nous ne savons plus que faire ! ... Elle est bien à plaindre ! " De temps à autre, il se frottait les membres avec sa spatule d'aloès, ou bien il s'interrompait pour boire dans une coupe d'argent, que lui tendait un esclave, une tisane faite avec de la cendre de belette et des asperges bouillies dans du vinaigre ; puis il s'essuyait les lèvres à une serviette d'écarlate, et reprenait - " Ce qui valait un sicle d'argent vaut aujourd'hui trois shekels d'or, et les cultures abandonnées pendant la guerre ne rapportent rien ! Nos pêcheries de pourpre sont à peu près perdues, les perles mêmes deviennent exorbitantes ; à peine si nous avons assez d'onguents pour le service des Dieux ! Quant aux choses de la table, je n'en parle pas, c'est une calamité ! Faute de galères, nous manquons d'épices, et l'on a bien du mal à se fournir de silphium, à cause des rébellions sur la frontière de Cyrène. La Sicile, où l'on trouvait tant d'esclaves, nous est maintenant fermée ! Hier encore, pour un baigneur et quatre valets de cuisine, j'ai donné plus d'argent qu'autrefois pour une paire d'éléphants ! " Il déroula un long morceau de papyrus ; et il lut, sans passer un seul chiffre, toutes les dépenses que le Gouvernement avait faites ; tant pour les réparations des temples, pour le dallage des rues, pour la construction des vaisseaux, pour les pêcheries de corail, pour l'agrandissement des Syssites, et pour des engins dans les mines, au pays des Cantabres. Mais les capitaines, pas plus que les soldats, n'entendaient le punique, bien que les Mercenaires se saluassent en cette langue. On plaçait ordinairement dans les armées des Barbares quelques officiers carthaginois pour servir d'interprètes ; après la guerre ils s'étaient cachés de peur des vengeances, et Hannon n'avait pas songé à les prendre avec lui ; d'ailleurs sa voix trop sourde se perdait au vent. Les Grecs, sanglés dans leur ceinturon de fer, tendaient l'oreille, en s'efforçant à deviner ses paroles, tandis que des montagnards, couverts de fourrures comme des ours, le regardaient avec défiance ou bâillaient, appuyés sur leur massue à clous d'airain. Les Gaulois inattentifs secouaient en ricanant leur haute chevelure, et les hommes du désert écoutaient immobiles, tout encapuchonnés dans leurs vêtements de laine grise d'autres arrivaient par-derrière ; les gardes, que la cohue poussait, chancelaient sur leurs chevaux, les Nègres tenaient au bout de leurs bras des branches de sapin enflammées et le gros Carthaginois continuait sa harangue, monté sur un tertre de gazon. Cependant les Barbares s'impatientaient, des murmures s'élevèrent, chacun l'apostropha. Hannon gesticulait avec sa spatule ; ceux qui voulaient faire taire les autres, criant plus fort, ajoutaient au tapage. Tout à coup, un homme d'apparence chétive bondit aux pieds d'Hannon, arracha la trompette d'un héraut, souffla dedans, et Spendius car c'était lui annonça qu'il allait dire quelque chose d'important. A cette déclaration, rapidement débitée en cinq langues diverses, grec, latin, gaulois, Lybique et baléare, les capitaines, moitié riant, moitié surpris, répondirent - " Parle ! parle ! " Spendius hésita ; il tremblait ; enfin s'adressant aux Libyens, qui étaient les plus nombreux, il leur dit - " Vous avez tous entendu les horribles menaces de cet homme ? " Hannon ne se récria pas, donc il ne comprenait point le Lybique ; et, pour continuer l'expérience, Spendius répéta la même phrase dans les autres idiomes des Barbares. Ils se regardèrent étonnés ; puis tous, comme d'un accord tacite, croyant peut-être avoir compris, ils baissèrent la tête en signe d'assentiment. Alors Spendius commença d'une voix véhémente - " Il a d'abord dit que tous les Dieux des autres peuples n'étaient que des songes près des Dieux de Carthage ! il vous a appelés lâches, voleurs, menteurs, chiens et fils de chiennes ! La République sans vous il a dit cela ! , ne serait pas contrainte à payer le tribut des Romains ; et par vos débordements vous l'avez épuisée de parfums, d'aromates, d'esclaves et de silphium, car vous vous entendez avec les nomades sur la frontière de Cyrène ! Mais les coupables seront punis ! Il a lu l'énumération de leurs supplices ; on les fera travailler au dallage des rues, à l'armement des vaisseaux, à l'embellissement des Syssites, et l'on enverra les autres gratter la terre dans les mines, au pays des Cantabres. " Spendius redit les mêmes choses aux Gaulois, aux Grecs, aux Campaniens, aux Baléares. En reconnaissant plusieurs des noms propres qui avaient frappé leurs oreilles, les Mercenaires furent convaincus qu'il rapportait exactement le discours du suffète. Quelques-uns lui crièrent - - " Tu mens ! " Leurs voix se perdirent dans le tumulte des autres ; Spendius ajouta - " N'avez-vous pas vu qu'il a laissé en dehors du camp une réserve de ses cavaliers ? A un signal ils vont accourir pour vous égorger tous. " Les Barbares se tournèrent de ce côté, et, comme la foule alors s'écartait, il apparut au milieu d'elle, s'avançant avec la lenteur d'un fantôme, un être humain tout courbé, maigre, entièrement nu et caché jusqu'aux flancs par de longs cheveux hérissés de feuilles sèches, de poussière et d'épines. Il avait autour des reins et autour des genoux des torchis de paille, des lambeaux de toile ; sa peau molle et terreuse pendait à ses membres décharnés, comme des haillons sur des branches sèches ; ses mains tremblaient d'un frémissement continu, et il marchait en s'appuyant sur un bâton d'olivier. Il arriva auprès des Nègres qui portaient les flambeaux. Une sorte de ricanement idiot découvrait ses gencives pâles ; ses grands yeux effarés considéraient la foule des Barbares autour de lui. Mais, poussant un cri d'effroi, il se jeta derrière eux et il s'abritait de leurs corps ; il bégayait " Les voilà ! les voilà ! " en montrant les gardes du Suffète, immobiles dans leurs armures luisantes. Leurs chevaux piaffaient, éblouis par la lueur des torches ; elles pétillaient dans les ténèbres ; le spectre humain se débattait et hurlait - " Ils les ont tués ! . " A ces mots qu'il criait en baléare, des Baléares arrivèrent et le reconnurent ; sans leur répondre il répétait - " Oui, tués tous, tous ! écrasés comme des raisins ! Les beaux jeunes hommes ! les frondeurs ! mes compagnons, les vôtres ! " On lui fit boire du vin, et il pleura ; puis il se répandit en paroles. Spendius avait peine à contenir sa joie, - tout en expliquant aux Grecs et aux Libyens les choses horribles que racontait Zarxas ; il n'y pouvait croire, tant elles survenaient à propos. Les Baléares pâlissaient, en apprenant comment avaient péri leurs compagnons. C'était une troupe de trois cents frondeurs débarqués de la veille, et qui, ce jour-là , avaient dormi trop tard. Quand ils arrivèrent sur la place de Khamon, les Barbares étaient partis et ils se trouvaient sans défense, leurs balles d'argile ayant été mises sur les chameaux avec le reste des bagages. On les laissa s'engager dans la rue de Satheb, jusqu'à la porte de chêne doublée de plaques d'airain ; alors le peuple, d'un seul mouvement, s'était poussé contre eux. En effet, les soldats se rappelèrent un grand cri ; Spendius, qui fuyait en tête des colonnes, ne l'avait pas entendu. Puis les cadavres furent placés dans les bras des Dieux-Patæques qui bordaient le temple de Khamon. On leur reprocha tous les crimes des Mercenaires leur gourmandise, leurs vols, leurs impiétés, leurs dédains, et le meurtre des poissons dans le jardin de Salammbô. On fit à leurs corps d'infâmes mutilations ; les prêtres brûlèrent leurs cheveux pour tourmenter leur âme ; on les suspendit par morceaux chez les marchands de viandes ; quelques-uns même y enfoncèrent les dents, et le soir, pour en finir, on alluma des bûchers dans les carrefours. C'étaient là ces flammes qui luisaient de loin sur le lac. Mais quelques maisons ayant pris feu, on avait jeté vite par-dessus les murs ce qui restait de cadavres et d'agonisants ; Zarxas jusqu'au lendemain s'était tenu dans les roseaux, au bord du lac ; puis il avait erré dans la campagne, cherchant l'armée d'après les traces des pas sur la poussière. Le matin, il se cachait dans les cavernes ; le soir, il se remettait en marche, avec ses plaies saignantes, affamé, malade, vivant de racines et de charognes ; un jour enfin, il aperçut des lances à l'horizon et il les avait suivies, car sa raison était troublée à force de terreurs et de misères. L'indignation des soldats, contenue tant qu'il parlait, éclata comme un orage ; ils voulaient massacrer les gardes avec le Suffète. Quelques-uns s'interposèrent, disant qu'il fallait l'entendre et savoir au moins s'ils seraient payés. Alors tous crièrent " Notre argent ! " Hannon leur répondit qu'il l'avait apporté. On courut aux avant-postes, et les bagages du Suffète arrivèrent au milieu des tentes, poussés par les Barbares. Sans attendre les esclaves, bien vite ils dénouèrent les corbeilles ; ils y trouvèrent des robes d'hyacinthe, des éponges, des grattoirs, des brosses, des parfums, et des poinçons en antimoine, pour se peindre les yeux ; - le tout appartenant aux Gardes, hommes riches accoutumés à ces délicatesses. Ensuite on découvrit sur un chameau une grande cuve de bronze c'était au Suffète pour se donner des bains pendant la route ; car il avait pris toutes sortes de précautions, jusqu'à emporter, dans des cages, des belettes d'Hécatompyle que l'on brûlait vivantes pour faire sa tisane. Mais, comme sa maladie lui donnait un grand appétit, il y avait, de plus, force comestibles et force vins, de la saumure, des viandes et des poissons au miel, avec des petits pots de Commagène, graisse d'oie fondue recouverte de neige et de paille hachée. La provision en était considérable ; à mesure que l'on ouvrait les corbeilles, il en apparaissait, et des rires s'élevaient comme des flots qui s'entrechoquent. Quant à la solde des Mercenaires, elle emplissait, à peu près, deux couffes de sparterie ; on voyait même, dans l'une, de ces rondelles en cuir dont la République se servait pour ménager le numéraire ; et comme les Barbares paraissaient fort surpris, Hannon leur déclara que, leurs comptes étant trop difficiles, les Anciens n'avaient pas eu le loisir de les examiner. On leur envoyait cela, en attendant. Alors tout fut renversé, bouleversé les mulets, les valets, la litière, les provisions, les bagages. Les soldats prirent la monnaie dans les sacs pour lapider Hannon. A grand'peine il put monter sur un âne ; il s'enfuyait en se cramponnant aux poils, hurlant, pleurant, secoué, meurtri, et appelant sur l'armée la malédiction de tous les Dieux. Son large collier de pierreries rebondissait jusqu'à ses oreilles. Il retenait avec ses dents son manteau trop long qui traÃnait, et de loin les Barbares lui criaient - " Va-t'en, lâche ! pourceau ! égout de Moloch ! sue ton or et ta peste ! plus vite ! plus vite ! " L'escorte en déroute galopait à ses côtés. Mais la fureur des Barbares ne s'apaisa pas. Ils se rappelèrent que plusieurs d'entre eux, partis pour Carthage, n'en étaient pas revenus ; on les avait tués sans doute. Tant d'injustice les exaspéra, et ils se mirent à arracher les piquets des tentes, à rouler leurs manteaux, à brider leurs chevaux ; chacun prit son casque et son épée, en un instant tout fut prêt. Ceux qui n'avaient pas d'armes s'élancèrent dans les bois pour se couper des bâtons. Le jour se levait ; les gens de Sicca réveillés s'agitaient dans les rues. " Ils vont à Carthage " , disait-on, et cette rumeur bientôt s'étendit par la contrée. De chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait des hommes. On apercevait les pasteurs qui descendaient les montagnes en courant. Puis, quand les Barbares furent partis, Spendius fit le tour de la plaine, monté sur un étalon punique et avec son esclave qui menait un troisième cheval. Une seule tente était restée. Spendius y entra. - " Debout, maÃtre ! lève-toi ! nous partons ! " - " Où allez-vous donc ? " , demanda Mâtho. - " A Carthage ! " , cria Spendius. Mâtho bondit sur le cheval que l'esclave tenait à la Porte. - Chapitre 3 SALAMMBO - La lune se levait au ras des flots, et, sur la ville encore couverte de ténèbres, des points lumineux, des blancheurs brillaient le timon d'un char dans une cour, quelque haillon de toile suspendu, l'angle d'un mur, un collier d'or à la poitrine d'un dieu. Les boules de verre sur les toits des temples rayonnaient, çà et là comme de gros diamants. Mais de vagues ruines, des tas de terre noire, des jardins faisaient des masses plus sombres dans l'obscurité, et, au bas de Malqua, des filets de pêcheurs s'étendaient d'une maison à l'autre, comme de gigantesques chauves- souris déployant leurs ailes. On n'entendait plus le grincement des roues hydrauliques qui apportaient l'eau au dernier étage des palais ; et au milieu des terrasses, les chameaux reposaient tranquillement, couchés sur le ventre, à la manière des autruches. Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil des maisons ; l'ombre des colosses s'allongeait sur les places désertes ; au loin quelquefois la fumée d'un sacrifice brûlant encore s'échappait par les tuiles de bronze, et la brise lourde apportait avec des parfums d'aromates les senteurs de la marine et l'exhalaison des murailles chauffées par le soleil. Autour de Carthage les ondes immobiles resplendissaient, car la lune étalait sa lueur tout à la fois sur le golfe environné de montagnes et sur le lac de Tunis, où des phénicoptères parmi les bancs de sable formaient de longues lignes roses, tandis qu'au-delà , sous les catacombes, la grande lagune salée miroitait comme un morceau d'argent. La voûte du ciel bleu s'enfonçait à l'horizon, d'un côté dans le poudroiement des plaines, de l'autre dans les brumes de la mer, et sur le sommet de l'Acropole les cyprès pyramidaux bordant le temple d'Eschmoûn se balançaient, et faisaient un murmure, comme les flots réguliers qui battaient lentement le long du môle, au bas des remparts. Salammbô monta sur la terrasse de son palais, soutenue par une esclave qui portait dans un plat de fer des charbons enflammés. Il y avait au milieu de la terrasse un petit lit d'ivoire, couvert de peaux de lynx avec des coussins en plume de perroquet, animal fatidique consacré aux Dieux, et dans les quatre coins s'élevaient quatre longues cassolettes remplies de nard, d'encens, de cinnamome et de myrrhe. L'esclave alluma les parfums. Salammbô regarda l'étoile polaire ; elle salua lentement les quatre points du ciel et s'agenouilla sur le sol parmi la poudre d'azur qui était semée d'étoiles d'or, à l'imitation du firmament. Puis les deux coudes contre les flancs, les avant-bras tout droits et les mains ouvertes, en se renversant la tête sous les rayons de la lune, elle dit - " O Rabbetna ! ... Baalet ! ... Tanit " et sa voix se traÃnait d'une façon plaintive, comme pour appeler quelqu'un. - " AnaÃtis ! Astarté ! Derceto ! Astoreth ! Mylitta ! Athara ! Elissa ! Tiratha ! ... Par les symboles cachés, - par les cistres résonnants, - par les sillons de la terre, - par l'éternel silence et par l'éternelle fécondité, - dominatrice de la mer ténébreuse et des plages azurées, ô Reine des choses humides, salut ! " Elle se balança tout le corps deux ou trois fois, puis se jeta le front dans la poussière, les bras allongés. Son esclave la releva lentement, car il fallait, d'après les rites, que quelqu'un vÃnt arracher le suppliant à sa prosternation ; c'était lui dire que les Dieux l'agréaient, et la nourrice de Salammbô ne manquait jamais à ce devoir de piété. Des marchands de la Gétulie-Darytienne l'avaient toute petite apportée à Carthage, et, après son affranchissement, elle n'avait pas voulu abandonner ses maÃtres, comme le prouvait son oreille droite, percée d'un large trou. Un jupon à raies multicolores, en lui serrant les hanches, descendait sur ses chevilles, où s'entrechoquaient deux cercles d'étain. Sa figure, un peu plate, était jaune comme sa tunique. Des aiguilles d'argent très longues faisaient un soleil derrière sa tête. Elle portait sur la narine un bouton de corail, et elle se tenait auprès du lit, plus droite qu'un hermès et les paupières baissées. Salammbô s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Ses yeux, un instant, parcoururent l'horizon, puis ils s'abaissèrent sur la ville endormie, et le soupir qu'elle poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler d'un bout à l'autre la longue simarre blanche qui pendait autour d'elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales à pointes recourbées disparaissaient sous un amas d'émeraudes, et ses cheveux à l'abandon emplissaient un réseau en fils de pourpre. Mais elle releva la tête pour contempler la lune, et, mêlant à ses paroles des fragments d'hymne, elle murmura - " Que tu tournes légèrement, soutenue par l'éther impalpable ! Il se polit autour de toi, et c'est le mouvement de ton agitation qui distribue les vents et les rosées fécondes. Selon que tu croÃs et décrois, s'allongent ou se rapetissent les yeux des chats et les taches des panthères. Les épouses hurlent ton nom dans la douleur des enfantements ! Tu gonfles le coquillage ! Tu fais bouillonner les vins ! Tu putréfies les cadavres ! Tu formes les perles au fond de la mer ! " - " Et tous les germes, ô Déesse ! fermentent dans les obscures profondeurs de ton humidité. " - " Quand tu parais, il s'épand une quiétude sur la terre ; les fleurs se forment, les flots s'apaisent, les hommes fatigués s'étendent la poitrine vers toi, et le monde avec ses océans et ses montagnes, comme en un miroir, se regarde dans ta figure. Tu es blanche, douce, lumineuse, immaculée, auxiliatrice, purifiante, sereine. " Le croissant de la lune était alors sur la montagne des Eaux-Chaudes, dans l'échancrure de ses deux sommets, de l'autre côté du golfe. Il y avait en dessous une petite étoile et tout autour un cercle pâle. Salammbô reprit - " Mais tu es terrible, maÃtresse ! ... C'est par toi que se produisent les monstres, les fantômes effrayants, les songes menteurs ; tes yeux dévorent les pierres des édifices, et les singes sont malades toutes les fois que tu rajeunis. " - " Où donc vas-tu ? Pourquoi changer tes formes, perpétuellement ? Tantôt mince et recourbée, tu glisses dans les espaces comme une galère sans mâture, ou bien au milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur qui garde son troupeau. Luisante et ronde, tu frôles la cime des monts comme la roue d'un char. " - " O Tanit ! tu m'aimes, n'est-ce pas ? Je t'ai tant regardée ! Mais non ! tu cours dans ton azur, et moi je reste sur la terre immobile. " - " Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur la corde d'argent, car mon coeur est triste ! " L'esclave souleva une sorte de harpe en bois d'ébène plus haute qu'elle, et triangulaire comme un delta ; elle en fixa la pointe dans un globe de cristal, et des deux bras se mit à jouer. Les sons se succédaient, sourds et précipités comme un bourdonnement d'abeilles, et de plus en plus sonores ils s'envolaient dans la nuit avec la plainte des flots et le frémissement des grands arbres au sommet de l'Acropole. - " Tais-toi ! " s'écria Salammbô. - " Qu'as-tu donc, maÃtresse ? La brise qui souffle, un nuage qui passe, tout à présent t'inquiète et t'agite. " - " Je ne sais " , dit-elle. - " Tu te fatigues à des prières trop longues ! " - " Oh ! Taanach, je voudrais m'y dissoudre comme une fleur dans du vin ! " - " C'est peut-être la fumée de tes parfums ? " - " Non ! " dit Salammbô " L'esprit des Dieux habite dans les bonnes odeurs. " Alors l'esclave lui parla de son père. On le croyait parti vers la contrée de l'ambre, derrière les colonnes de Melkarth. - " Mais s'il ne revient pas " , disait-elle, " il te faudra pourtant, puisque c'était sa volonté, choisir un époux parmi les fils des Anciens, et alors ton chagrin s'en ira dans les bras d'un homme. " - " Pourquoi ? " demanda la jeune fille. Tous ceux qu'elle avait aperçus lui faisaient horreur avec leurs rires de bête fauve et leurs membres grossiers. - " Quelquefois, Taanach, il s'exhale du fond de mon être comme de chaudes bouffées, plus lourdes que les vapeurs d'un volcan. Des voix m'appellent, un globe de feu roule et monte dans ma poitrine, il m'étouffe, je vais mourir ; et puis, quelque chose de suave, coulant de mon front jusqu'à mes pieds, passe dans ma chair... c'est une caresse qui m'enveloppe, et je me sens écrasée comme si un dieu s'étendait sur moi. Oh ! je voudrais me perdre dans la brume des nuits, dans le flot des fontaines, dans la sève des arbres, sortir de mon corps, n'être qu'un souffle, qu'un rayon, et glisser, monter jusqu'à toi, ô Mère ! " Elle leva ses bras le plus haut possible, en se cambrant la taille, pâle et légère comme la lune avec son long vêtement. Puis elle retomba sur la couche d'ivoire, haletante ; mais Taanach lui passa autour du cou un collier d'ambre avec des dents de dauphin pour bannir les terreurs, et Salammbô dit d'une voix presque éteinte - " Va me chercher Schahabarim. " Son père n'avait pas voulu qu'elle entrât dans le collège des prêtresses, ni même qu'on lui fit rien connaÃtre de la Tanit populaire. Il la réservait pour quelque alliance pouvant servir sa politique, si bien que Salammbô vivait seule au milieu de ce palais ; sa mère, depuis longtemps, était morte. Elle avait grandi dans les abstinences, les jeûnes et les purifications, toujours entourée de choses exquises et graves, le corps saturé de parfums, l'âme pleine de prières. Jamais elle n'avait goûté de vin, ni mangé de viandes, ni touché à une bête immonde, ni posé ses talons dans la maison d'un mort. Elle ignorait les simulacres obscènes, car chaque dieu se manifestant par des formes différentes, des cultes souvent contradictoires témoignaient à la fois du même principe, et Salammbô adorait la Déesse en sa figuration sidérale. Une influence était descendue de la lune sur la vierge ; quand l'astre allait en diminuant, Salammbô s'affaiblissait. Languissante toute la journée, elle se ranimait le soir. Pendant une éclipse, elle avait manqué mourir. Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginité soustraite à ses sacrifices, et elle tourmentait Salammbô d'obsessions d'autant plus fortes qu'elles étaient vagues, épandues dans cette croyance et avivées par elle. Sans cesse la fille d'Hamilcar s'inquiétait de Tanit. Elle avait appris ses aventures, ses voyages et tous ses noms, qu'elle répétait sans qu'ils eussent pour elle de signification distincte. Afin de pénétrer dans les profondeurs de son dogme, elle voulait connaÃtre au plus secret du temple la vieille idole avec le manteau magnifique d'où dépendaient les destinées de Carthage, - car l'idée d'un dieu ne se dégageait pas nettement de sa représentation, et tenir ou même voir son simulacre, c'était lui prendre une part de sa vertu, et, en quelque sorte, le dominer. Salammbô se détourna. Elle avait reconnu le bruit des clochettes d'or que Schahabarim portait au bas de son vêtement. Il monta les escaliers puis, dès le seuil de la terrasse, il s'arrêta en croisant les bras. Ses yeux enfoncés brillaient comme les lampes d'un sépulcre ; son long corps maigre flottait dans sa robe de lin, alourdie par les grelots qui s'alternaient sur ses talons avec des pommes d'émeraude. Il avait les membres débiles, le crâne oblique, le menton pointu ; sa peau semblait froide à toucher, et sa face jaune, que des rides profondes labouraient, comme contractée dans un désir, dans un chagrin éternel. C'était le grand prêtre de Tanit, celui qui avait élevé Salammbô. - " Parle ! " dit-il. " Que veux-tu ? " - " J'espérais ... tu m'avais presque promis... " Elle balbutiait, elle se troubla ; puis, tout à coup - " Pourquoi me méprises-tu ? qu'ai-je donc oublié dans les rites ? Tu es mon maÃtre, et tu m'as dit que personne comme moi ne s'entendait aux choses de la Déesse ; mais il y en a que tu ne veux pas dire. Est-ce vrai, ô père ? " Schahabarim se rappela les ordres d'Hamilcar ; il répondit - " Non, je n'ai plus rien à t'apprendre ! " - " Un Génie " , reprit-elle, " me pousse à cet amour. J'ai gravi les marches d'Eschmoûn, dieu des planètes et des intelligences ; j'ai dormi sous l'olivier d'or de Melkarth, patron des colonies tyriennes ; j'ai poussé les portes de Baal-Khamon, éclaireur et fertilisateur ; j'ai sacrifié aux Kabyres souterrains, aux dieux des bois, des vents, des fleuves et des montagnes mais tous ils sont trop loin, trop haut, trop insensibles, comprends-tu ? tandis qu'elle, je la sens mêlée à ma vie ; elle emplit mon âme, et je tressaille à des élancements intérieurs comme si elle bondissait pour s'échapper. Il me semble que je vais entendre sa voix, apercevoir sa figure, des éclairs m'éblouissent, puis je retombe dans les ténèbres. " Schahabarim se taisait. Elle le sollicitait de son regard suppliant. Enfin, il fit signe d'écarter l'esclave, qui n'était pas de race chananéenne. Taanach disparut, et Schahabarim, levant un bras dans l'air, commença - " Avant les Dieux, les ténèbres étaient seules, et un souffle flottait, lourd et indistinct comme la conscience d'un homme dans un rêve. Il se contracta, créant le Désir et la Nue, et du Désir et de la Nue sortit la Matière primitive. C'était une eau bourbeuse, noire, glacée, profonde. Elle enfermait des monstres insensibles, parties incohérentes des formes à naÃtre et qui sont peintes sur la paroi des sanctuaires. " Puis la Matière se condensa. Elle devint un oeuf. Il se rompit. Une moitié forma la terre, l'autre le firmament. Le soleil, la lune, les vents, les nuages parurent ; et, au fracas de la foudre, les animaux intelligents s'éveillèrent. Alors Eschmoûn se déroula dans la sphère étoilée ; Khamon rayonna dans le soleil ; Melkarth, avec ses bras, le poussa derrière Gadès ; les Kabyrim descendirent sous les volcans, et Rabbetna, telle qu'une nourrice, se pencha sur le monde, versant sa lumière comme un lait et sa nuit comme un manteau. - " Et après ? " dit-elle. Il lui avait conté le secret des origines pour la distraire par des perspectives plus hautes ; mais le désir de la vierge se ralluma sous ces dernières paroles, et Schahabarim, cédant à moitié, reprit - " Elle inspire et gouverne les amours des hommes. " - " Les amours des hommes ! " répéta Salammbô rêvant. - " Elle est l'âme de Carthage " , continua le prêtre ; et bien qu'elle soit partout épandue, c'est ici qu'elle demeure, sous le voile sacré. - " O père ! " s'écria Salammbô, " je la verrai, n'est-ce pas ? tu m'y conduiras ! Depuis longtemps j'hésitais ; la curiosité de sa forme me dévore. Pitié ! secours-moi ! partons ! " Il la repoussa d'un geste véhément et plein d'orgueil. - " Jamais ! Ne sais-tu pas qu'on en meurt ? Les Baals hermaphrodites ne se dévoilent que pour nous seuls, hommes par l'esprit, femmes par la faiblesse. Ton désir est un sacrilège ; satisfais-toi avec la science que tu possèdes ! " Elle tomba sur les genoux, mettant ses deux doigts contre ses oreilles en signe de repentir ; et elle sanglotait, écrasée par la parole du prêtre, pleine à la fois de colère contre lui, de terreur et d'humiliation. Schahabarim, debout, restait plus insensible que les pierres de la terrasse. Il la regardait de haut en bas frémissante à ses pieds, il éprouvait une sorte de joie en la voyant souffrir pour sa divinité, qu'il ne pouvait, lui non plus, étreindre tout entière. Déjà les oiseaux chantaient, un vent froid soufflait, de petits nuages couraient dans le ciel plus pâle. Tout à coup il aperçut à l'horizon derrière Tunis, comme des brouillards légers, qui se traÃnaient contre le sol ; puis ce fut un grand rideau de poudre grise perpendiculairement étalé, et, dans les tourbillons de cette masse nombreuse, des têtes de dromadaires, des lances, des boucliers parurent. C'était l'armée des Barbares qui s'avançait sur Carthage. - Chapitre 3 SOUS LES MURS DE CARTHAGE - Des gens de la campagne, montés sur des ânes ou courant à pied, pâles, essoufflés, fous de peur, arrivèrent dans la ville. Ils fuyaient devant l'armée. En trois jours, elle avait fait le chemin de Sicca, pour venir à Carthage et tout exterminer. On ferma les portes. Les Barbares, presque aussitôt, parurent ; mais ils s'arrêtèrent au milieu de l'isthme, sur le bord du lac. D'abord ils n'annoncèrent rien d'hostile. Plusieurs s'approchèrent avec des palmes à la main. Ils furent repoussés à coups de flèches, tant la terreur était grande. Le matin et à la tombée du jour, des rôdeurs quelquefois erraient le long des murs. On remarquait surtout un petit homme, enveloppé soigneusement d'un manteau et dont la figure disparaissait sous une visière très basse. Il restait pendant de grandes heures à regarder l'aqueduc, et avec une telle persistance, qu'il voulait sans doute égarer les Carthaginois sur ses véritables desseins. Un autre homme l'accompagnait, une sorte de géant qui marchait tête nue. Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l'isthme d'abord par un fossé, ensuite par un rempart de gazon, et enfin par un mur, haut de trente coudées, en pierres de taille, et à double étage. Il contenait des écuries pour trois cents éléphants avec des magasins pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture, puis d'autres écuries pour quatre mille chevaux avec les provisions d'orge et les harnachements, et des casernes pour vingt mille soldats avec les armures et tout le matériel de guerre. Des tours s'élevaient sur le second étage, toutes garnies de créneaux et qui portaient en dehors des boucliers de bronze, suspendus à des crampons. Cette première ligne de murailles abritait immédiatement Malqua, le quartier des gens de la marine et des teinturiers. On apercevait des mâts où séchaient des voiles de pourpre, et sur les dernières terrasses des fourneaux d'argile pour cuire la saumure. Par-derrière, la ville étageait en amphithéâtre ses hautes maisons de forme cubique. Elles étaient en pierres, en planches, en galets, en roseaux, en coquillages, en terre battue. Les bois des temples faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne de blocs, diversement coloriés. Les places publiques la nivelaient à des distances inégales ; d'innombrables ruelles s'entrecroisant la coupaient du haut en bas. On distinguait les enceintes des trois vieux quartiers, maintenant confondues ; elles se levaient çà et là comme de grands écueils, ou allongeaient des pans énormes, - à demi couverts de fleurs, noircis, largement rayés par le jet des immondices, et des rues passaient dans leurs ouvertures béantes, comme des fleuves sous des ponts. La colline de l'Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un désordre de monuments. C'étaient des temples à colonnes torses avec des chapiteaux de bronze et des chaÃnes de métal, des cônes en pierres sèches à bandes d'azur, des coupoles de cuivre, des architraves de marbre, des contreforts babyloniens, des obélisques posant sur leur pointe comme des flambeaux renversés. Les péristyles atteignaient aux frontons ; les volutes se déroulaient entre les colonnades ; des murailles de granit supportaient des cloisons de tuile ; tout cela montait l'un sur l'autre en se cachant à demi, d'une façon merveilleuse et incompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme des souvenirs de patries oubliées. Derrière l'Acropole, dans des terrains rouges, le chemin des Mappales, bordé de tombeaux, s'allongeait en ligne droite du rivage aux catacombes ; de larges habitations s'espaçaient ensuite dans des jardins, et ce troisième quartier, Mégara, la ville neuve, allait jusqu'au bord de la falaise, où se dressait un phare géant qui flambait toutes les nuits. Carthage se déployait ainsi devant les soldats établis dans la plaine. De loin ils reconnaissaient les marchés, les carrefours ; ils se disputaient sur l'emplacement des temples. Celui de Khamon, en face des Syssites, avait des tuiles d'or ; Melkarth, à la gauche d'Eschmoûn, portait sur sa toiture des branches de corail ; Tanit, au-delà , arrondissait dans les palmiers sa coupole de cuivre ; le noir Moloch était au bas des citernes, du côté du phare. L'on voyait à l'angle des frontons, sur le sommet des murs, au coin des places, partout, des divinités à tête hideuse, colossales ou trapues, avec des ventres énormes, ou démesurément aplaties, ouvrant la gueule, écartant les bras, tenant à la main des fourches, des chaÃnes ou des javelots ; et le bleu de la mer s'étalait au fond des rues, que la perspective rendait encore plus escarpées. Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait ; de jeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient à la porte des bains les boutiques de boissons chaudes fumaient, l'air retentissait du tapage des enclumes, les coqs blancs consacrés au Soleil chantaient sur les terrasses, les boeufs que l'on égorgeait mugissaient dans les temples, des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête ; et, dans l'enfoncement des portiques, quelque prêtre apparaissait drapé d'un manteau sombre, nu-pieds et en bonnet pointu. Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ils l'admiraient, ils l'exécraient, ils auraient voulu tout à la fois l'anéantir et l'habiter. Mais qu'y avait-il dans le Port-Militaire, défendu par une triple muraille ? Puis, derrière la ville, au fond de Mégara, plus haut que l'Acropole, apparaissait le palais d'Hamilcar. Les yeux de Mâtho à chaque instant s'y portaient. Il montait dans les oliviers, et il se penchait, la main étendue au bord des sourcils. Les jardins étaient vides, et la porte rouge à croix noire restait constamment fermée. Plus de vingt fois il fit le tour des remparts, cherchant quelque brèche pour entrer. Une nuit, il se jeta dans le golfe, et, pendant trois heures, il nagea tout d'une haleine. Il arriva au bas des Mappales, il voulut grimper contre la falaise. Il ensanglanta ses genoux, brisa ses ongles, puis retomba dans les flots et s'en revint. Son impuissance l'exaspérait. Il était jaloux de cette Carthage enfermant Salammbô, comme de quelqu'un qui l'aurait possédée. Ses énervements l'abandonnèrent, et ce fut une ardeur d'action folle et continuelle. La joue en feu, les yeux irrités, la voix rauque, il se promenait d'un pas rapide à travers le camp ; ou bien, assis sur le rivage, il frottait avec du sable sa grande épée. Il lançait des flèches aux vautours qui passaient. Son coeur débordait en paroles furieuses. - " Laisse aller ta colère comme un char qui s'emporte " , disait Spendius " Crie, blasphème, ravage et tue. La douleur s'apaise avec du sang, et puisque tu ne peux assouvir ton amour, gorge ta haine ; elle te soutiendra ! " Mâtho reprit le commandement de ses soldats. Il les faisait impitoyablement manoeuvrer. On le respectait pour son courage, pour sa force surtout. D'ailleurs, il inspirait comme une crainte mystique ; on croyait qu'il parlait, la nuit, à des fantômes. Les autres capitaines s'animèrent de son exemple. L'armée, bientôt, se disciplina. Les Carthaginois entendaient de leurs maisons la fanfare des buccines qui réglait les exercices. Enfin, les Barbares se rapprochèrent. Il aurait fallu pour les écraser dans l'isthme que deux armées pussent les prendre à la fois par-derrière, l'une débarquant au fond du golfe d'Utique, et la seconde à la montagne des Eaux-Chaudes. Mais que faire avec la seule Légion sacrée, grosse de six mille hommes tout au plus ? S'ils inclinaient vers l'Orient, ils allaient se joindre aux Nomades, intercepter la route de Cyrène et le commerce du désert. S'ils se repliaient sur l'Occident, la Numidie se soulèverait. Enfin le manque de vivres les ferait tôt ou tard dévaster, comme des sauterelles, les campagnes environnantes ; les Riches tremblaient pour leurs beaux châteaux, pour leurs vignobles, pour leurs cultures. Hannon proposa des mesures atroces et impraticables, comme de promettre une forte somme pour chaque tête de Barbare, ou, qu'avec des vaisseaux et des machines, on incendiât leur camp. Son collègue Giscon voulait au contraire qu'ils fussent payés. Mais, à cause de sa popularité, les Anciens le détestaient ; car ils redoutaient le hasard d'un maÃtre et, par terreur de la monarchie, s'efforçaient d'atténuer ce qui en subsistait ou la pouvait rétablir. Il y avait en dehors des fortifications des gens d'une autre race et d'une origine inconnue, - tous chasseurs de porc-épic, mangeurs de mollusques et de serpents. Ils allaient dans les cavernes prendre des hyènes vivantes, qu'ils s'amusaient à faire courir le soir sur les sables de Mégara, entre les stèles des tombeaux. Leurs cabanes, de fange et de varech, s'accrochaient contre la falaise comme des nids d'hirondelles. Ils vivaient là , sans gouvernement et sans dieux, pêle-mêle, complètement nus, à la fois débiles et farouches, et depuis des siècles exécrés par le peuple, à cause de leurs nourritures immondes. Les sentinelles s'aperçurent un matin qu'ils étaient tous partis. Enfin des membres du Grand-Conseil se décidèrent. Ils vinrent au camp, sans colliers ni ceintures, en sandales découvertes, comme des voisins. Ils s'avançaient d'un pas tranquille, jetant des saluts aux capitaines, ou bien ils s'arrêtaient pour parler aux soldats, disant que tout était fini et qu'on allait faire justice à leurs réclamations. Beaucoup d'entre eux voyaient pour la première fois un camp de Mercenaires. Au lieu de la confusion qu'ils avaient imaginée, partout c'était un ordre et un silence effrayants. Un rempart de gazon enfermait l'armée dans une haute muraille, inébranlable au choc des catapultes. Le sol des rues était aspergé d'eau fraÃche ; par les trous des tentes, ils apercevaient des prunelles fauves qui luisaient dans l'ombre. Les faisceaux de piques et les panoplies suspendues les éblouissaient comme des miroirs. Ils se parlaient à voix basse. Ils avaient peur avec leurs longues robes de renverser quelque chose. Les soldats demandèrent des vivres, en s'engageant à les payer sur l'argent qu'on leur devait. On leur envoya des boeufs, des moutons, des pintades, des fruits secs et des lupins, avec des scombres fumés, de ces scombres excellents que Carthage expédiait dans tous les ports. Mais ils tournaient dédaigneusement autour des bestiaux magnifiques ; et, dénigrant ce qu'ils convoitaient, offraient pour un bélier la valeur d'un pigeon, pour trois chèvres le prix d'une grenade. Les Mangeurs-de-choses-immondes, se portant pour arbitres, affirmaient qu'on les dupait. Alors ils tiraient leur glaive, menaçaient de tuer. Des commissaires du Grand-Conseil écrivirent le nombre d'années que l'on devait à chaque soldat. Mais il était impossible maintenant de savoir combien on avait engagé de Mercenaires, et les Anciens furent effrayés de la somme exorbitante qu'ils auraient à payer. Il fallait vendre la réserve du silphium, imposer les villes marchandes ; les Mercenaires s'impatienteraient, déjà Tunis était avec eux et les Riches, étourdis par les fureurs d'Hannon et les reproches de son collègue, recommandèrent aux citoyens qui pouvaient connaÃtre quelque Barbare d'aller le voir immédiatement pour reconquérir son amitié, lui dire de bonnes paroles. Cette confiance les calmerait. Des marchands, des scribes, des ouvriers de l'arsenal, des familles entières se rendirent chez les Barbares. Les soldats laissaient entrer chez eux tous les Carthaginois, mais par un seul passage tellement étroit que quatre hommes de front s'y coudoyaient. Spendius, debout contre la barrière, les faisait attentivement fouiller ; Mâtho, en face de lui, examinait cette multitude, cherchant à retrouver quelqu'un qu'il pouvait avoir vu chez Salammbô. Le camp ressemblait à une ville, tant il était rempli de monde et d'agitation. Les deux foules distinctes se mêlaient sans se confondre, l'une habillée de toile ou de laine avec des bonnets de feutre pareils à des pommes de pin, et l'autre vêtue de fer et portant des casques. Au milieu des valets et des vendeurs ambulants circulaient des femmes de toutes les nations, brunes comme des dattes mûres, verdâtres comme des olives, jaunes comme des oranges, vendues par des matelots, choisies dans les bouges, volées à des caravanes, prises dans le sac des villes, que l'on fatiguait d'amour tant qu'elles étaient jeunes, qu'on accablait de coups lorsqu'elles étaient vieilles, et qui mouraient dans les déroutes au bord des chemins, parmi les bagages, avec les bêtes de somme abandonnées. Les épouses des Nomades balançaient sur leurs talons des robes en poil de dromadaire, carrées et de couleur fauve ; des musiciennes de la Cyrénaïque, enveloppées de gazes violettes et les sourcils peints, chantaient accroupies sur des nattes de vieilles négresses aux mamelles pendantes ramassaient, pour faire du feu, des fientes d'animal que l'on desséchait au soleil les Syracusaines avaient des plaques d'or dans la chevelure, les femmes des Lusitaniens des colliers de coquillages, les Gauloises des peaux de loup sur leur poitrine blanche ; et des enfants robustes, couverts de vermine, nus, incirconcis, donnaient aux passants des coups dans le ventre avec leur tête, ou venaient par-derrière, comme de jeunes tigres, les mordre aux mains. Les Carthaginois se promenaient à travers le camp, surpris par la quantité de choses dont il regorgeait. Les plus misérables étaient tristes, et les autres dissimulaient leur inquiétude. Les soldats leur frappaient sur l'épaule, en les excitant à la gaieté. Dès qu'ils apercevaient quelque personnage, ils l'invitaient à leurs divertissements. Quand on jouait au disque, ils s'arrangeaient pour lui écraser les pieds, et au pugilat, dès la première passe, lui fracassaient la mâchoires. Les frondeurs effrayaient les Carthaginois avec leurs frondes, les psylles avec des vipères, les cavaliers avec leurs chevaux. Ces gens d'occupations paisibles, à tous les outrages, baissaient la tête et s'efforçaient de sourire. Quelques-uns, pour se montrer braves, faisaient signe qu'ils voulaient devenir des soldats. On leur donnait à fendre du bois et à étriller des mulets. On les bouclait dans une armure et on les roulait comme des tonneaux par les rues du camp. Puis, quand ils se disposaient à partir, les Mercenaires s'arrachaient les cheveux avec des contorsions grotesques. Mais beaucoup, par sottise ou préjugé, croyaient naïvement tous les Carthaginois très riches, et ils marchaient derrière eux en les suppliant de leur accorder quelque chose. Ils demandaient tout ce qui leur semblait beau une bague, une ceinture, des sandales, la frange d'une robe, et, quand le Carthaginois dépouillé s'écriait - " Mais je n'ai plus rien. Que veux-tu ? " Ils répondaient " Ta femme ! " D'autres disaient - " Ta vie ! " Les comptes militaires furent remis aux capitaines, lus aux soldats, définitivement approuvés. Alors ils réclamèrent des tentes on leur donna des tentes. Puis les polémarques des Grecs demandèrent quelques-unes de ces belles armures que l'on fabriquait à Carthage ; le Grand-Conseil vota des sommes pour cette acquisition. Mais il était juste, prétendaient les cavaliers, que la République les indemnisât de leurs chevaux ; l'un affirmait en avoir perdu trois à tel siège, un autre cinq dans telle marche, un autre quatorze dans les précipices. On leur offrit des étalons d'Hécatompyle ; ils aimèrent mieux l'argent. Puis ils demandèrent qu'on leur payât en argent en pièces d'argent et non en monnaie de cuir tout le blé qu'on leur devait, et au plus haut prix où il s'était vendu pendant la guerre, si bien qu'ils exigeaient pour une mesure de farine quatre cents fois plus qu'ils n'avaient donné pour un sac de froment. Cette injustice exaspéra ; il fallut céder, pourtant. Alors les délégués des soldats et ceux du Grand-Conseil se réconcilièrent, en jurant par le Génie de Carthage et par les Dieux des Barbares. Avec les démonstrations et la verbosité orientales, ils se firent des excuses et des caresses. Puis les soldats réclamèrent, comme une preuve d'amitié, la punition des traÃtres qui les avaient indisposés contre la République. On feignit de ne pas les comprendre. Ils s'expliquèrent plus nettement, disant qu'il leur fallait la tête d'Hannon. Plusieurs fois par jour ils sortaient de leur camp. Ils se promenaient au pied des murs. Ils criaient qu'on leur jetât la tête du Suffète, et ils tendaient leurs robes pour la recevoir. Le Grand-Conseil aurait faibli, peut-être, sans une dernière exigence plus injurieuse que les autres ils demandèrent en mariage, pour leurs chefs, des vierges choisies dans les grandes familles. C'était une idée de Spendius, que plusieurs trouvaient toute simple et fort exécutable. Mais cette prétention de vouloir se mêler au sang punique indigna le peuple ; on leur signifia brutalement qu'ils n'avaient plus rien à recevoir. Alors ils s'écrièrent qu'on les avait trompés ; si avant trois jours leur solde n'arrivait pas, ils iraient eux-mêmes la prendre dans Carthage. La mauvaise foi des Mercenaires n'était point aussi complète que le pensaient leurs ennemis. Hamilcar leur avait fait des promesses exorbitantes, vagues il est vrai, mais solennelles et réitérées. Ils avaient pu croire, en débarquant à Carthage, qu'on leur abandonnerait la ville, qu'ils se partageraient des trésors ; et quand ils virent que leur solde à peine serait payée, ce fut une désillusion pour leur orgueil comme pour leur cupidité. Denys, Pyrrhus, Agathoclès et les généraux d'Alexandre n'avaient-ils pas fourni l'exemple de merveilleuses fortunes ? L'idéal d'Hercule, que les Chananéens confondaient avec le soleil, resplendissait à l'horizon des armées. On savait que de simples soldats avaient porté des diadèmes, et le retentissement des empires qui s'écroulaient faisait rêver le Gaulois dans sa forêt de chênes, l'Ethiopien dans ses sables. Mais il y avait un peuple toujours prêt à utiliser les courages ; et le voleur chassé de sa tribu, le parricide errant sur les chemins, le sacrilège poursuivi par les dieux, tous les affamés, tous les désespérés tâchaient d'atteindre au port où le courtier de Carthage recrutait des soldats. Ordinairement elle tenait ses promesses. Cette fois pourtant, l'ardeur de son avarice l'avait entraÃnée dans une infamie périlleuse. Les Numides, les Libyens, l'Afrique entière s'allaient jeter sur Carthage. La mer seule était libre. Elle y rencontrait les Romains ; et, comme un homme assailli par des meurtriers, elle sentait la mort tout autour d'elle. Il fallut bien recourir à Giscon ; les Barbares acceptèrent son entremise. Un matin ils virent les chaÃnes du port s'abaisser, et trois bateaux plats, passant par le canal de la Taenia, entrèrent dans le lac. Sur le premier, à la proue, on apercevait Giscon. Derrière lui, et plus haute qu'un catafalque, s'élevait une caisse énorme, garnie d'anneaux pareils à des couronnes qui pendaient. Apparaissait ensuite la légion des Interprètes, coiffés comme des sphinx, et portant un perroquet tatoué sur la poitrine. Des amis et des esclaves suivaient, tous sans armes, et si nombreux qu'ils se touchaient des épaules. Les trois longues barques, pleines à sombrer, s'avançaient aux acclamations de l'armée, qui les regardait. Dès que Giscon débarqua, les soldats coururent à sa rencontre. Avec des sacs il fit dresser une sorte de tribune et déclara qu'il ne s'en irait pas avant de les avoir tous intégralement payés. Des applaudissements éclatèrent ; il fut longtemps sans pouvoir parler. Puis il blâma les torts de la République et ceux des Barbares ; la faute en était à quelques mutins, qui par leur violence avaient effrayé Carthage. La meilleure preuve de ses bonnes intentions, c'était qu'on l'envoyait vers eux, lui, l'éternel adversaire du suffète Hannon. Ils ne devaient point supposer au peuple l'ineptie de vouloir irriter des braves, ni assez d'ingratitude pour méconnaÃtre leurs services ; et Giscon se mit à la paye des soldats en commençant par les Libyens. Comme ils avaient déclaré les listes mensongères, il ne s'en servit point. Ils défilaient devant lui, par nations, en ouvrant leurs doigts pour dire le nombre des années ; on les marquait successivement au bras gauche avec de la peinture verte ; les scribes puisaient dans le coffre béant, et d'autres, avec un stylet, faisaient des trous sur une lame de plomb. Un homme passa, qui marchait lourdement, à la manière des boeufs. - " Monte près de moi " , dit le Suffète, suspectant quelque fraude ; " combien d'années as-tu servi ? " - " Douze ans " , répondit le Libyen. Giscon lui glissa les doigts sous la mâchoire, car la mentonnière du casque y produisait à la longue deux callosités ; on les appelait des carroubes, et avoir les carroubes était une locution pour dire un vétéran. - " Voleur ! " s'écria le Suffète, " ce qui te manque au visage tu dois le porter sur les épaules ! " , et lui déchirant sa tunique, il découvrit son dos couvert de gales sanglantes ; c'était un laboureur d'Hippo-Zaryte. Des huées s'élevèrent ; on le décapita. Dès qu'il fut nuit, Spendius alla réveiller les Libyens. Il leur dit - " Quand les Ligures, les Grecs, les Baléares et les hommes d'Italie seront payés, ils s'en retourneront. Mais vous autres, vous resterez en Afrique, épars dans vos tribus et sans aucune défense ! C'est alors que la République se vengera ! Méfiez-vous du voyage ! Allez-vous croire à toutes les paroles ? Les deux suffètes sont d'accord ! Celui-là vous abuse ! Rappelez-vous l'Ile-des-Ossements et Xantippe qu'ils ont renvoyé à Sparte sur une galère pourrie ! " - " Comment nous y prendre ? " , demandaient-ils. - " Réfléchissez ! " disait Spendius. Les deux jours suivants se passèrent à payer les gens de Magdala, de Leptis, d'Hécatompyle ; Spendius se répandait chez les Gaulois. - " On solde les Libyens, ensuite on payera les Grecs, puis les Baléares, les Asiatiques, et tous les autres ! Mais vous qui n'êtes pas nombreux, on ne vous donnera rien ! Vous ne reverrez plus vos patries ! Vous n'aurez point de vaisseaux ! Ils vous tueront, pour épargner la nourriture. " Les Gaulois vinrent trouver le Suffète. Autharite, celui qu'il avait blessé chez Hamilcar, l'interpella. Il disparut, repoussé par les esclaves, mais en jurant qu'il se vengerait. Les réclamations, les plaintes se multiplièrent. Les plus obstinés pénétraient dans la tente du Suffète ; pour l'attendrir ils prenaient ses mains, lui faisaient palper leurs bouches sans dents, leurs bras tout maigres et les cicatrices de leurs blessures. Ceux qui n'étaient point encore payés s'irritaient, ceux qui avaient reçu leur solde en demandaient une autre pour leurs chevaux ; et les vagabonds, les bannis, prenant les armes des soldats, affirmaient qu'on les oubliait. A chaque minute, il arrivait comme des tourbillons d'hommes ; les tentes craquaient, s'abattaient ; la multitude serrée entre les remparts du camp oscillait à grands cris depuis les portes jusqu'au centre. Quand le tumulte se faisait trop fort, Giscon posait un coude sur son sceptre d'ivoire, et, regardant la mer, il restait immobile, les doigts enfoncés dans sa barbe. Souvent Mâtho s'écartait pour aller s'entretenir avec Spendius ; puis il se replaçait en face du Suffète, et Giscon sentait perpétuellement ses prunelles comme deux phalariques en flammes dardées vers lui. Par- dessus la foule, plusieurs fois, ils se lancèrent des injures, mais qu'ils n'entendirent pas. Cependant la distribution continuait, et le Suffète à tous les obstacles trouvait des expédients. Les Grecs voulurent élever des chicanes sur la différence des monnaies. Il leur fournit de telles explications qu'ils se retirèrent sans murmures. Les Nègres réclamèrent de ces coquilles blanches usitées pour le commerce dans l'intérieur de l'Afrique. Il leur offrit d'en envoyer prendre à Carthage ; alors, comme les autres, ils acceptèrent de l'argent. Mais on avait promis aux Baléares quelque chose de meilleur, à savoir des femmes. Le Suffète répondit que l'on attendait pour eux toute une caravane de vierges la route était longue, il fallait encore six lunes. Quand elles seraient grasses et bien frottées de benjoin, on les enverrait sur des vaisseaux, dans les ports des Baléares. Tout à coup, Zarxas, beau maintenant et vigoureux, sauta comme un bateleur sur les épaules de ses amis et il cria - " En as-tu réservé pour les cadavres ? " tandis qu'il montrait dans Carthage la porte de Khamon. Aux derniers feux du soleil, les plaques d'airain la garnissant de haut en bas resplendissaient ; les Barbares crurent apercevoir sur elle une traÃnée sanglante. Chaque fois que Giscon voulait parler, leurs cris recommençaient. Enfin, il descendit à pas graves et s'enferma dans sa tente. Quand il en sortit au lever du soleil, ses interprètes, qui couchaient en dehors, ne bougèrent point ; ils se tenaient sur le dos, les yeux fixes, la langue au bord des dents et la face bleuâtre. Des mucosités blanches coulaient de leurs narines, et leurs membres étaient raides, comme si le froid pendant la nuit les eût tous gelés. Chacun portait autour du cou un petit lacet de joncs. La rébellion dès lors ne s'arrêta plus. Ce meurtre des Baléares rappelé par Zarxas confirmait les défiances de Spendius. Ils s'imaginaient que la République cherchait toujours à les tromper. Il fallait en finir ! On se passerait des interprètes ! Zarxas, avec une fronde autour de la tête, chantait des chansons de guerre ; Autharite brandissait sa grande épée ; Spendius soufflait à l'un quelque parole, fournissait à l'autre un poignard. Les plus forts tâchaient de se payer eux-mêmes, les moins furieux demandaient que la distribution continuât. Personne maintenant ne quittait ses armes, et toutes les colères se réunissaient contre Giscon dans une haine tumultueuse. Quelques-uns montaient à ses côtés. Tant qu'ils vociféraient des injures on les écoutait avec patience ; mais s'ils tentaient pour lui le moindre mot, ils étaient immédiatement lapidés, ou par-derrière d'un coup de sabre on leur abattait la tête. L'amoncellement des sacs était plus rouge qu'un autel. Ils devenaient terribles après le repas, quand ils avaient bu du vin ! C'était une joie défendue sous peine de mort dans les armées puniques, et ils levaient leur coupe du côté de Carthage par dérision pour sa discipline. Puis ils revenaient vers les esclaves des finances et ils recommençaient à tuer. Le mot frappe, différent dans chaque langue, était compris de tous. Giscon savait bien que la patrie l'abandonnait ; mais il ne voulait point malgré son ingratitude la déshonorer. Quand ils lui rappelèrent qu'on leur avait promis des vaisseaux, il jura par Moloch de leur en fournir lui- même, à ses frais, et, arrachant son collier de pierres bleues, il le jeta dans la foule en gage de serment. Alors les Africains réclamèrent le blé, d'après les engagements du Grand-Conseil. Giscon étala les comptes des Syssites, tracés avec de la peinture violette sur des peaux de brebis ; il lisait tout ce qui était entré dans Carthage, mois par mois et jour par jour. Soudain il s'arrêta, les yeux béants, comme s'il fût découvert entre les chiffres sa sentence de mort. En effet, les Anciens les avaient frauduleusement réduits et le blé, vendu pendant l'époque la plus calamiteuse de la guerre, se trouvait à un taux si bas, qu'à moins d'aveuglement on n'y pouvait croire. - " Parle ! " crièrent-ils, " plus haut ! Ah ! c'est qu'il cherche à mentir, le lâche ! méfions-nous. " Pendant quelque temps, il hésita. Enfin il reprit sa besogne. Les soldats, sans se douter qu'on les trompait, acceptèrent comme vrais les comptes des Syssites. Alors l'abondance où s'était trouvée Carthage les jeta dans une jalousie furieuse. Ils brisèrent la caisse de sycomore ; elle était vide aux trois quarts. Ils avaient vu de telles sommes en sortir qu'ils la jugeaient inépuisable ; Giscon en avait enfoui dans sa tente. Ils escaladèrent les sacs. Mâtho les conduisait, et comme ils criaient " L'argent ! l'argent ! " Giscon à la fin répondit - " Que votre général vous en donne ! " Il les regardait en face, sans parler, avec ses grands yeux jaunes et sa longue figure plus pâle que sa barbe. Une flèche, arrêtée par les plumes, se tenait à son oreille dans son large anneau d'or, et un filet de sang coulait de sa tiare sur son épaule. A un geste de Mâtho, tous s'avancèrent. Il écarta les bras ; Spendius, avec un noeud coulant, l'étreignit aux poignets ; un autre le renversa, et il disparut dans le désordre de la foule qui s'écroulait sur les sacs. Ils saccagèrent sa tente. On n'y trouva que les choses indispensables à la vie ; puis, en cherchant mieux, trois images de Tanit, et dans une peau de singe, une pierre noire tombée de la lune. Beaucoup de Carthaginois avaient voulu l'accompagner ; c'étaient des hommes considérables et tous du parti de la guerre. On les entraÃna en dehors des tentes, et on les précipita dans la fosse aux immondices. Avec des chaÃnes de fer ils furent attachés par le ventre à des pieux solides, et on leur tendait la nourriture à la pointe d'un javelot. Autharite, tout en les surveillant, les accablait d'invectives, mais comme ils ne comprenaient point sa langue, ils ne répondaient pas ; le Gaulois, de temps à autre, leur jetait des cailloux au visage pour les faire crier. Dès le lendemain, une sorte de langueur envahit l'armée. A présent que leur colère était finie, des inquiétudes les prenaient. Mâtho souffrait d'une tristesse vague. Il lui semblait avoir indirectement outragé Salammbô. Ces Riches étaient comme une dépendance de sa personne. Il s'asseyait la nuit au bord de leur fosse, et il retrouvait dans leurs gémissements quelque chose de la voix dont son coeur était plein. Cependant ils accusaient, tous, les Libyens, qui seuls étaient payés. Mais, en même temps que se ravivaient les antipathies nationales avec les haines particulières, on sentait le péril de s'y abandonner. Les représailles, après un attentat pareil, seraient formidables. Donc il fallait prévenir la vengeance de Carthage. Les conciliabules, les harangues n'en finissaient pas. Chacun parlait, on n'écoutait personne, et Spendius, ordinairement si loquace, à toutes les propositions secouait la tête. Un soir il demanda négligemment à Mâtho s'il n'y avait pas des sources dans l'intérieur de la ville. - " Pas une ! " répondit Mâtho. Le lendemain, Spendius l'entraÃna sur la berge du lac. - " MaÃtre ! " dit l'ancien esclave, " Si ton coeur est intrépide, je te conduirai dans Carthage. " - " Comment ? " répétait l'autre en haletant. - " Jure d'exécuter tous mes ordres, de me suivre comme une ombre ! " Alors Mâtho, levant son bras vers la planète de Chabar, s'écria - " Par Tanit, je le jure ! " Spendius reprit - " Demain après le coucher du soleil, tu m'attendras au pied de l'aqueduc, entre la neuvième et la dixième arcade. Emporte avec toi un pic de fer, un casque sans aigrette et des sandales de cuir. " L'aqueduc dont il parlait traversait obliquement l'isthme entier, - ouvrage considérable - , agrandi plus tard par les Romains. Malgré son dédain des autres peuples, Carthage leur avait pris gauchement cette invention nouvelle, comme Rome elle-même avait fait de la galère punique ; et cinq rangs d'arcs superposés, d'une architecture trapue, avec des contreforts à la base et des têtes de lion au sommet, aboutissaient à la partie occidentale de l'Acropole, où ils s'enfonçaient sous la ville pour déverser presque une rivière dans les citernes de Mégara. A l'heure convenue, Spendius y trouva Mâtho. Il attacha une sorte de harpon au bout d'une corde, le fit tourner rapidement comme une fronde, l'engin de fer s'accrocha ; et ils se mirent, l'un derrière l'autre, à grimper le long du mur. Mais quand ils furent montés sur le premier étage, le crampon, chaque fois qu'ils le jetaient, retombait ; il leur fallait, pour découvrir quelque fissure, marcher sur le bord de la corniche ; à chaque rang des arcs, ils la trouvaient plus étroite. Puis la corde se relâcha. Plusieurs fois, elle faillit se rompre. Enfin ils arrivèrent à la plate-forme supérieure. Spendius, de temps à autre, se penchait pour tâter les pierres avec sa main. - " C'est là " dit-il, " commençons ! " Et pesant sur l'épieu qu'avait apporté Mâtho, ils parvinrent à disjoindre une des dalles. Ils aperçurent, au loin, une troupe de cavaliers galopant sur des chevaux sans brides. Leurs bracelets d'or sautaient dans les vagues draperies de leurs manteaux. On distinguait en avant un homme couronné de plumes d'autruche et qui galopait avec une lance à chaque main. - " Narr'Havas ! " s'écria Mâtho. - " Qu'importe ! " reprit Spendius ; et il sauta dans le trou qu'ils venaient de faire en découvrant la dalle. Mâtho, par son ordre, essaya de pousser un des blocs. Mais, faute de place, il ne pouvait remuer les coudes .- " Nous reviendrons " , dit Spendius ! " Mets-toi devant. " Alors ils s'aventurèrent dans le conduit des eaux. Ils en avaient jusqu'au ventre. Bientôt ils chancelèrent et il leur fallut nager. Leurs membres se heurtaient contre les parois du canal trop étroit. L'eau coulait presque immédiatement sous la dalle supérieure ils se déchiraient le visage. Puis le courant les entraÃna. Un air plus lourd qu'un sépulcre leur écrasait la poitrine, et la tête sous les bras, les genoux l'un contre l'autre, allongés tant qu'ils pouvaient, ils passaient comme des flèches dans l'obscurité, étouffant, râlant, presque morts. Soudain, tout fut noir devant eux et la vélocité des eaux redoublait. Ils tombèrent. Quand ils furent remontés à la surface, ils se tinrent pendant quelques minutes étendus sur le dos, à humer l'air, délicieusement. Des arcades, les unes derrière les autres, s'ouvraient au milieu de larges murailles séparant des bassins. Tous étaient remplis, et l'eau se continuait en une seule nappe dans la longueur des citernes. Les coupoles du plafond laissaient descendre par leur soupirail une clarté pâle qui étalait sur les ondes comme des disques de lumière, et les ténèbres à l'entour, s'épaississant vers les murs, les reculaient indéfiniment. Le moindre bruit faisait un grand écho. Spendius et Mâtho se remirent à nager, et, passant par l'ouverture des arcs, ils traversèrent plusieurs chambres à la file. Deux autres rangs de bassins plus petits s'étendaient parallèlement de chaque côté. Ils se perdirent, ils tournaient, ils revenaient. Enfin, quelque chose résista sous leurs talons. C'était le pavé de la galerie qui longeait les citernes. Alors, s'avançant avec de grandes précautions, ils palpèrent la muraille pour trouver une issue. Mais leurs pieds glissaient ; ils tombaient dans les vasques profondes. Ils avaient à remonter, puis ils retombaient encore ; et ils sentaient une épouvantable fatigue, comme si leurs membres en nageant se fussent dissous dans l'eau. Leurs yeux se fermèrent ils agonisaient. Spendius se frappa la main contre les barreaux d'une grille. Ils la secouèrent, elle céda, et ils se trouvèrent sur les marches d'un escalier. Une porte de bronze le fermait en haut. Avec la pointe d'un poignard, ils écartèrent la barre que l'on ouvrait en dehors ; tout à coup le grand air pur les enveloppa. La nuit était pleine de silence, et le ciel avait une hauteur démesurée. Des bouquets d'arbres débordaient, sur les longues lignes des murs. La ville entière dormait. Les feux des avant-postes brillaient comme des étoiles perdues. Spendius qui avait passé trois ans dans l'ergastule, connaissait imparfaitement les quartiers. Mâtho conjectura que, pour se rendre au palais d'Hamilcar, ils devaient prendre sur la gauche, en traversant les Mappales. - " Non " , dit Spendius, " conduis-moi au temple de Tanit. " Mâtho voulut parler. - " Rappelle-toi ! " fit l'ancien esclave ; et, levant son bras, il lui montra la planète de Chabar qui resplendissait. Alors Mâtho se tourna silencieusement vers l'Acropole. Ils rampaient le long des clôtures de nopals qui bordaient les sentiers. L'eau coulait de leurs membres sur la poussière. Leurs sandales humides ne faisaient aucun bruit ; Spendius, avec ses yeux plus flamboyants que des torches, à chaque pas fouillait les buissons ; - et il marchait derrière Mâtho, les mains posées sur les deux poignards qu'il portait aux bras, tenus au-dessous de l'aisselle par un cercle de cuir. - Chapitre 4 TANIT - Quand ils furent sortis des jardins, ils se trouvèrent arrêtés par l'enceinte de Mégara. Mais ils découvrirent une brèche dans la grosse muraille, et passèrent. Le terrain descendait, formant une sorte de vallon très large. C'était une place découverte. - " Ecoute " , dit Spendius, " et d'abord ne crains rien, j'exécuterai ma promesse ... " Il s'interrompit ; il avait l'air de réfléchir, comme pour chercher ses paroles. - " Te rappelles-tu cette fois, au soleil levant, où, sur la terrasse de Salammbô, je t'ai montré Carthage ? Nous étions forts ce jour-là , mais tu n'as voulu rien entendre ! " Puis d'une voix grave - " MaÃtre, il y a dans le sanctuaire de Tanit un voile mystérieux, tombé du ciel, et qui recouvre la Déesse. " - " Je le sais " , dit Mâtho. Spendius reprit - " Il est divin lui-même, car il fait partie d'elle. Les dieux résident où se trouvent leurs simulacres. C'est parce que Carthage le possède, que Carthage est puissante. " Alors se penchant à son oreille " Je t'ai emmené avec moi pour le ravir ! " Mâtho recula d'horreur. - " Va-t'en ! cherche quelque autre ! Je ne veux pas t'aider dans cet exécrable forfait. " - " Mais Tanit est ton ennemie " , répliqua Spendius elle te persécute, et tu meurs de sa colère. Tu t'en vengeras. Elle t'obéira. Tu deviendras presque immortel et invincible. Mâtho baissait la tête. Il continua - " Nous succomberions ; l'armée d'elle-même s'anéantirait. Nous n'avons ni fuite à espérer, ni secours, ni pardon ! Quel châtiment des Dieux peux-tu craindre, puisque tu vas avoir leur force dans les mains ? Aimes-tu mieux périr le soir d'une défaite, misérablement, à l'abri d'un buisson, ou parmi l'outrage de la populace, dans la flamme des bûchers ? MaÃtre, un jour tu entreras à Carthage, entre les collèges des pontifes, qui baiseront tes sandales et si le voile de Tanit te pèse encore, tu le rétabliras dans son temple. Suis-moi ! viens le prendre. " Une envie terrible dévorait Mâtho. Il aurait voulu, en s'abstenant du sacrilège, posséder le voile. Il se disait que peut-être on n'aurait pas besoin de le prendre pour en accaparer la vertu. Il n'allait point jusqu'au fond de sa pensée, s'arrêtant sur la limite où elle l'épouvantait. - " Marchons ! " dit-il ; et ils s'éloignèrent d'un pas rapide, côte à côte, sans parler. Le terrain remonta, et les habitations se rapprochèrent. Ils tournaient dans les rues étroites, au milieu des ténèbres. Des lambeaux de sparterie fermant les portes battaient contre les murs. Sur une place, des chameaux ruminaient devant des tas d'herbes coupées. Puis ils passèrent sous une galerie que recouvraient des feuillages. Un troupeau de chiens aboya. Mais l'espace tout à coup s'élargit, et ils reconnurent la face occidentale de l'Acropole. Au bas de Byrsa s'étalait une longue masse noire c'était le temple de Tanit, ensemble de monuments et de jardins, de cours et d'avant-cours, bordé par un petit mur de pierres sèches. Spendius et Mâtho le franchirent. Cette première enceinte renfermait un bois de platanes, par précaution contre la peste et l'infection de l'air. Çà et là étaient disséminées des tentes où l'on vendait pendant le jour des pâtes épilatoires, des parfums, des vêtements, des gâteaux en forme de lune, et des images de la Déesse avec des représentations du temple, creusées dans un bloc d'albâtre. Ils n'avaient rien à craindre, car les nuits où l'astre ne paraissait pas on suspendait tous les rites cependant Mâtho se ralentissait ; il s'arrêta devant les trois marches d'ébène qui conduisaient à la seconde enceinte. - " Avance ! " dit Spendius. Des grenadiers, des amandiers, des cyprès et des myrtes, immobiles comme des feuillages de bronze, alternaient régulièrement ; le chemin, pavé de cailloux bleus, craquait sous les pas, et des roses épanouies pendaient en berceau sur toute la longueur de l'allée. Ils arrivèrent devant un trou ovale, abrité par une grille. Alors, Mâtho, que ce silence effrayait, dit à Spendius - " C'est ici qu'on mélange les Eaux douces avec les Eaux amères. " - " J'ai vu tout cela " , reprit l'ancien esclave, " en Syrie, dans la ville de Maphug " ; et, par un escalier de six marches d'argent, ils montèrent dans la troisième enceinte. Un cèdre énorme en occupait le milieu. Ses branches les plus basses disparaissaient sous des brides d'étoffes et des colliers qu'y avaient appendus les fidèles. Ils firent encore quelques pas, et la façade du temple se déploya. Deux longs portiques, dont les architraves reposaient sur des piliers trapus, flanquaient une tour quadrangulaire, ornée à sa plate-forme par un croissant de lune. Sur les angles des portiques et aux quatre coins de la tour s'élevaient des vases pleins d'aromates allumés. Des grenades et des coloquintes chargeaient les chapiteaux. Des entrelacs, des losanges, des lignes de perles s'alternaient sur les murs, et une haie en filigrane d'argent formait un large demi-cercle devant l'escalier d'airain qui descendait du vestibule. Il y avait à l'entrée, entre une stèle d'or et une stèle d'émeraude, un cône de pierre ; Mâtho, en passant à côté, se baisa la main droite. La première chambre était très haute ; d'innombrables ouvertures perçaient sa voûte ; en levant la tête on pouvait voir les étoiles. Tout autour de la muraille, dans des corbeilles de roseau, s'amoncelaient des barbes et des chevelures, prémices des adolescences ; et, au milieu de l'appartement circulaire, le corps d'une femme sortait d'une gaine couverte de mamelles. Grasse, barbue, et les paupières baissées, elle avait l'air de sourire, en croisant ses mains sur le bord de son gros ventre, - poli par les baisers de la foule. Puis ils se retrouvèrent à l'air libre, dans un corridor transversal, où un autel de proportions exiguÃs s'appuyait contre une porte d'ivoire. On n'allait point au-delà les prêtres seuls pouvaient l'ouvrir ; car un temple n'était pas un lieu de réunion pour la multitude, mais la demeure particulière d'une divinité. - " L'entreprise est impossible " , disait Mâtho. " Tu n'y avais pas songé ! Retournons ! " Spendius examinait les murs. Il voulait le voile, non qu'il eût confiance en sa vertu Spendius ne croyait qu'à l'Oracle, mais persuadé que les Carthaginois, s'en voyant privés, tomberaient dans un grand abattement. Pour trouver quelque issue, ils firent le tour par-derrière. On apercevait, sous des bosquets de térébinthe, des édicules de forme différente. Çà et là un phallus de pierre se dressait, et de grands cerfs erraient tranquillement, poussant de leurs pieds fourchus des pommes de pin tombées. Ils revinrent sur leurs pas entre deux longues galeries qui s'avançaient parallèlement. De petites cellules s'ouvraient au bord. Des tambourins et des cymbales étaient accrochés du haut en bas de leurs colonnes de cèdre. Des femmes dormaient en dehors des cellules, étendues sur des nattes. Leurs corps, tout gras d'onguents, exhalaient une odeur d'épices et de cassolettes éteintes ; elles étaient si couvertes de tatouages, de colliers, d'anneaux, de vermillon et d'antimoine, qu'on les eût prises, sans le mouvement de leur poitrine, pour des idoles ainsi couchées par terre. Des lotus entouraient une fontaine, où nageaient des poissons pareils à ceux de Salammbô ; puis au fond, contre la muraille du temple, s'étalait une vigne dont les sarments étaient de verre et les grappes d'émeraude les rayons des pierres précieuses faisaient des jeux de lumière, entre les colonnes peintes, sur les visages endormis. Mâtho suffoquait dans la chaude atmosphère que rabattaient sur lui les cloisons de cèdre. Tous ces symboles de la fécondation, ces parfums, ces rayonnements, ces haleines l'accablaient. A travers les éblouissements mystiques, il songeait à Salammbô. Elle se confondait avec la Déesse elle-même, et son amour s'en dégageait plus fort, comme les grands lotus qui s'épanouissaient sur la profondeur des eaux. Spendius calculait quelle somme d'argent il aurait autrefois gagnée à vendre ces femmes ; et, d'un coup d'oeil rapide, il pesait en passant les colliers d'or. Le temple était, de ce côté comme de l'autre, impénétrable. Ils revinrent derrière la première chambre. Pendant que Spendius cherchait, furetait, Mâtho, prosterné devant la porte, implorait Tanit. Il la suppliait de ne point permettre ce sacrilège. Il tâchait de l'adoucir avec des mots caressants, comme on fait à une personne irritée. Spendius remarqua au- dessus de la porte une ouverture étroite. - " Lève-toi ! " dit-il à Mâtho, et il le fit s'adosser contre le mur, tout debout. Alors, posant un pied dans ses mains, puis un autre sur sa tête, il parvint jusqu'à la hauteur du soupirail, s'y engagea et disparut. Puis Mâtho sentit tomber sur son épaule une corde à noeuds, celle que Spendius avait enroulée autour de son corps avant de s'engager dans les citernes ; et s'y appuyant des deux mains, bientôt il se trouva près de lui dans une grande salle pleine d'ombre. De pareils attentats étaient une chose extraordinaire. L'insuffisance des moyens pour les prévenir témoignait assez qu'on les jugeait impossibles. La terreur, plus que les murs, défendait les sanctuaires. Mâtho, à chaque pas, s'attendait à mourir. Cependant, une lueur vacillait au fond des ténèbres ; ils s'en rapprochèrent. C'était une lampe qui brûlait dans une coquille sur le piédestal d'une statue, coiffée du bonnet des Cabires. Des disques en diamant parsemaient sa longue robe bleue, et des chaÃnes, qui s'enfonçaient sous les dalles, l'attachaient au sol par les talons. Mâtho retint un cri. Il balbutiait " Ah ! la voilà ! la voilà ! ... " Spendius prit la lampe afin de s'éclairer. - " Quel impie tu es ! " murmura Mâtho. Il le suivait pourtant. L'appartement où ils entrèrent n'avait rien qu'une peinture noire représentant une autre femme. Ses jambes montaient jusqu'au haut de la muraille. Son corps occupait le plafond tout entier. De son nombril pendait à un fil un oeuf énorme, et elle retombait sur l'autre mur, la tête en bas, jusqu'au niveau des dalles où atteignaient ses doigts pointus. Pour passer plus loin, ils écartèrent une tapisserie ; mais le vent souffla, et la lumière s'éteignit. Alors ils errèrent, perdus dans les complications de l'architecture. Tout à coup, ils sentirent sous leurs pieds quelque chose d'une douceur étrange. Des étincelles pétillaient, jaillissaient ; ils marchaient dans du feu. Spendius tâta le sol et reconnut qu'il était soigneusement tapissé avec des peaux de lynx ; puis il leur sembla qu'une grosse corde mouillée, froide et visqueuse, glissait entre leurs jambes. Des fissures, taillées dans la muraille, laissaient tomber de minces rayons blancs. Ils s'avançaient à ces lueurs incertaines. Enfin ils distinguèrent un grand serpent noir. Il s'élança vite et disparut. - " Fuyons ! " s'écria Mâtho. " C'est elle ! je la sens elle vient. " - " Eh non ! " répondit Spendius, " le temple est vide. " Alors une lumière éblouissante leur fit baisser les yeux. Puis ils aperçurent tout à l'entour une infinité de bêtes, efflanquées, haletantes, hérissant leurs griffes, et confondues les unes par-dessus les autres dans un désordre mystérieux qui épouvantait. Des serpents avaient des pieds, des taureaux avaient des ailes, des poissons à têtes d'homme dévoraient des fruits, des fleurs s'épanouissaient dans la mâchoire des crocodiles, et des éléphants, la trompe levée, passaient en plein azur, orgueilleusement, comme des aigles. Un effort terrible distendait leurs membres incomplets ou multipliés. Ils avaient l'air, en tirant la langue, de vouloir faire sortir leur âme ; et toutes les formes se trouvaient là , comme si le réceptacle des germes, crevant dans une éclosion soudaine, se fût vidé sur les murs de la salle. Douze globes de cristal bleu la bordaient circulairement, supportés par des monstres qui ressemblaient à des tigres. Leurs prunelles saillissaient comme les yeux des escargots, et courbant leurs reins trapus, ils se tournaient vers le fond, où resplendissait , sur un char d'ivoire, la Rabbet suprême, l'Omniféconde, la dernière inventée. Des écailles, des plumes, des fleurs et des oiseaux lui montaient jusqu'au ventre. Pour pendants d'oreilles elle avait des cymbales d'argent qui lui battaient sur les joues. Ses grands yeux fixes vous regardaient, et une pierre lumineuse, enchâssée à son front dans un symbole obscène, éclairait toute la salle, en se reflétant au-dessus de la porte, sur des miroirs de cuivre rouge. Mâtho fit un pas ; une dalle fléchit sous ses talons, et voilà que les sphères se mirent à tourner, les monstres à rugir ; une musique s'éleva, mélodieuse et ronflante comme l'harmonie des planètes ; l'âme tumultueuse de Tanit ruisselait épandue. Elle allait se lever, grande comme la salle, avec les bras ouverts. Tout à coup les monstres fermèrent la gueule, et les globes de cristal ne tournaient plus. Puis une modulation lugubre pendant quelque temps se traÃna dans l'air, et s'éteignit enfin. - " Et le voile ? " dit Spendius. Nulle part on ne l'apercevait. Où donc se trouvait-il ? Comment le découvrir ? Et si les prêtres l'avaient caché ? Mâtho éprouvait un déchirement au coeur et comme une déception dans sa foi. - " Par ici ! " chuchota Spendius. Une inspiration le guidait. Il entraÃna Mâtho derrière le char de Tanit, où une fente, large d'une coudée, coupait la muraille du haut en bas. Alors ils pénétrèrent dans une petite salle toute ronde, et si élevée qu'elle ressemblait à l'intérieur d'une colonne. Il y avait au milieu une grosse pierre noire à demi sphérique, comme un tambourin ; des flammes brûlaient dessus ; un cône d'ébène se dressait par-derrière, portant une tête et deux bras. Mais au-delà on aurait dit un nuage où étincelaient des étoiles des figures apparaissaient dans les profondeurs de ses plis Eschmoûn avec les Kabires, quelques-uns des monstres déjà vus, les bêtes sacrées des Babyloniens, puis d'autres qu'ils ne connaissaient pas. Cela passait comme un manteau sous le visage de l'idole, et remontant étalé sur le mur, s'accrochait par les angles, tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l'aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant, léger. C'était là le manteau de la Déesse, le zaïmph saint que l'on ne pouvait voir. Ils pâlirent l'un et l'autre. - " Prends-le ! " dit enfin Mâtho. Spendius n'hésita pas ; et, s'appuyant sur l'idole, il décrocha le voile, qui s'affaissa par terre. Mâtho posa la main dessus ; puis il entra sa tête par l'ouverture, puis il s'en enveloppa le corps, et il écartait les bras pour le mieux contempler. - " Partons ! " dit Spendius. Mâtho, en haletant, restait les yeux fixés sur les dalles. Tout à coup il s'écria - " Mais si j'allais chez elle ? Je n'ai plus peur de sa beauté. Que pourrait- elle faire contre moi ? Me voilà plus qu'un homme, maintenant. Je traverserais les flammes, je marcherais dans la mer ! Un élan m'emporte ! Salammbô ! Salammbô ! Je suis ton maÃtre ! " Sa voix tonnait. Il semblait à Spendius de taille plus haute et transfiguré. Un bruit de pas se rapprocha, une porte s'ouvrit et un homme apparut, un prêtre, avec son haut bonnet et les yeux écarquillés. Avant qu'il eût fait un geste, Spendius s'était précipité, et, l'étreignant à pleins bras, lui avait enfoncé dans les flancs ses deux poignards. La tête sonna sur les dalles. Puis, immobiles comme le cadavre, ils restèrent pendant quelque temps à écouter. On n'entendait que le murmure du vent par la porte entrouverte. Elle donnait sur un passage resserré. Spendius s'y engagea. Mâtho le suivit, et ils se trouvèrent presque immédiatement dans la troisième enceinte, entre les portiques latéraux, où étaient les habitations des prêtres. Derrière les cellules il devait y avoir pour sortir un chemin plus court. Ils se hâtèrent. Spendius, s'accroupissant au bord de la fontaine, lava ses mains sanglantes. Les femmes dormaient. La vigne d'émeraude brillait. Ils se remirent en marche. Mais quelqu'un, sous les arbres, courait derrière eux ; et Mâtho, qui portait le voile, sentit plusieurs fois qu'on le tirait par en bas, tout doucement. C'était un grand cynocéphale, un de ceux qui vivaient libres dans l'enceinte de la Déesse. Comme s'il avait eu conscience du vol, il se cramponnait au manteau. Cependant ils n'osaient le battre, dans la peur de faire redoubler ses cris ; soudain sa colère s'apaisa et il trottait près d'eux, côte à côte, en balançant son corps, avec ses longs bras qui pendaient. Puis, à la barrière, d'un bond, il s'élança dans un palmier. Quand ils furent sortis de la dernière enceinte, ils se dirigèrent vers le palais d'Hamilcar, Spendius comprenant qu'il était inutile de vouloir en détourner Mâtho. Ils prirent par la rue des Tanneurs, la place de Muthumbal, le marché aux herbes et le carrefour de Cynasyn. A l'angle d'un mur, un homme se recula, effrayé par cette chose étincelante, qui traversait les ténèbres. - " Cache le zaïmph ! " dit Spendius. D'autres gens les croisèrent ; mais ils n'en furent pas aperçus. Enfin ils reconnurent les maisons de Mégara. Le phare, bâti par-derrière, au sommet de la falaise, illuminait le ciel d'une grande clarté rouge, et l'ombre du palais, avec ses terrasses superposées, se projetait sur les jardins comme une monstrueuse pyramide. Ils entrèrent par la haie de jujubiers, en abattant les branches à coups de poignard. Tout gardait les traces du festin des Mercenaires. Les parcs étaient rompus, les rigoles taries, les portes de l'ergastule ouvertes. Personne n'apparaissait autour des cuisines ni des celliers. Ils s'étonnaient de ce silence, interrompu quelquefois par le souffle rauque des éléphants qui s'agitaient dans leurs entraves, et la crépitation du phare où flambait un bûcher d'aloès. Mâtho, cependant, répétait - " Où est-elle ? je veux la voir ! Conduis-moi ! " - " C'est une démence ! " disait Spendius. " Elle appellera, ses esclaves accourront, et, malgré ta force, tu mourras ! " Ils atteignirent ainsi l'escalier des galères. Mâtho leva la tête, et il crut apercevoir, tout en haut, une vague clarté rayonnante et douce. Spendius voulut le retenir. Il s'élança sur les marches. En se retrouvant aux places où il l'avait déjà vue, l'intervalle des jours écoulés s'effaça dans sa mémoire. Tout à l'heure elle chantait entre les tables ; elle avait disparu, et depuis lors il montait continuellement cet escalier. Le ciel, sur sa tête, était couvert de feux ; la mer emplissait l'horizon ; à chacun de ses pas une immensité plus large l'entourait, et il continuait à gravir avec l'étrange facilité que l'on éprouve dans les rêves. Le bruissement du voile frôlant contre les pierres lui rappela son pouvoir nouveau ; mais, dans l'excès de son espérance, il ne savait plus maintenant ce qu'il devait faire ; cette incertitude l'intimida. De temps à autre, il collait son visage contre les baies quadrangulaires des appartements fermés, et il crut voir dans plusieurs des personnes endormies. Le dernier étage, plus étroit, formait comme un dé sur le sommet des terrasses. Mâtho en fit le tour, lentement. Une lumière laiteuse emplissait les feuilles de talc qui bouchaient les petites ouvertures de la muraille ; et, symétriquement disposées, elles ressemblaient dans les ténèbres à des rangs de perles fines. Il reconnut la porte rouge à croix noire. Les battements de son coeur redoublèrent. Il aurait voulu s'enfuir. Il poussa la porte ; elle s'ouvrit. Une lampe en forme de galère brûlait suspendue dans le lointain de la chambre ; et trois rayons, qui s'échappaient de sa carène d'argent, tremblaient sur les hauts lambris, couverts d'une peinture rouge à bandes noires. Le plafond était un assemblage de poutrelles, portant au milieu de leur dorure des améthystes et des topazes dans les noeuds du bois. Sur les deux grands côtés de l'appartement, s'allongeait un lit très bas fait de courroies blanches ; et des cintres, pareils à des coquilles, s'ouvraient au-dessus, dans l'épaisseur de la muraille, laissant déborder quelque vêtement qui pendait jusqu'à terre. Une marche d'onyx entourait un bassin ovale ; de fines pantoufles en peau de serpent étaient restées sur le bord avec une buire d'albâtre. La trace d'un pas humide s'apercevait au-delà . Des senteurs exquises s'évaporaient. Mâtho effleurait les dalles incrustées d'or, de nacre et de verre ; et malgré la polissure du sol, il lui semblait que ses pieds enfonçaient comme s'il eût marché dans des sables. Il avait aperçu derrière la lampe d'argent un grand carré d'azur se tenant en l'air par quatre cordes qui remontaient, et il s'avançait, les reins courbés, la bouche ouverte. Des ailes de phénicoptères, emmanchées à des branches de corail noir, traÃnaient parmi les coussins de pourpre et les étrilles d'écaille, les coffrets de cèdre, les spatules d'ivoire. A des cornes d'antilope étaient enfilés des bagues, des bracelets ; et des vases d'argile rafraÃchissaient au vent, dans la fente du mur, sur un treillage de roseaux. Plusieurs fois il se heurta les pieds, car le sol avait des niveaux de hauteur inégale qui faisaient dans la chambre comme une succession d'appartements. Au fond, des balustres d'argent entouraient un tapis semé de fleurs peintes. Enfin il arriva contre le lit suspendu, près d'un escabeau d'ébène servant à y monter. Mais la lumière s'arrêtait au bord ; - et l'ombre, telle qu'un grand rideau, ne découvrait qu'un angle du matelas rouge avec le bout d'un petit pied nu posant sur la cheville. Alors Mâtho tira la lampe, tout doucement. Elle dormait la joue dans une main et l'autre bras déplié. Les anneaux de sa chevelure se répandaient autour d'elle si abondamment qu'elle paraissait couchée sur des plumes noires, et sa large tunique blanche se courbait en molles draperies, jusqu'à ses pieds, suivant les inflexions de sa taille. On apercevait un peu ses yeux, sous ses paupières entre-closes. Les courtines, perpendiculairement tendues, l'enveloppaient d'une atmosphère bleuâtre, et le mouvement de sa respiration, en se communiquant aux cordes, semblait la balancer dans l'air. Un long moustique bourdonnait. Mâtho, immobile, tenait au bout de son bras la galère d'argent, mais la moustiquaire s'enflamma d'un seul coup, disparut, et Salammbô se réveilla. Le feu s'était de soi-même éteint. Elle ne parlait pas. La lampe faisait osciller sur les lambris de grandes moires lumineuses. - " Qu'est-ce donc ? " dit-elle. Il répondit - " C'est le voile de la Déesse ! " - " Le voile, de la Déesse ! " s'écria Salammbô. Et appuyée sur les deux poings, elle se penchait en dehors toute frémissante. Il reprit - " J'ai été le chercher pour toi dans les profondeurs du sanctuaire ! Regarde ! " Le zaïmph étincelait tout couvert de rayons. - " T'en souviens-tu ? " disait Mâtho. " La nuit, tu apparaissais dans mes songes - ; mais je ne devinais pas l'ordre muet de tes yeux ! " Elle avançait un pied sur l'escabeau d'ébène. " Si j'avais compris, je serais accouru ; j'aurais abandonné l'armée ; je ne serais pas sorti de Carthage. Pour t'obéir, je descendrais par la caverne d'Hadrumète dans le royaume des Ombres... Pardonne ! c'étaient comme des montagnes qui pesaient sur mes jours ; et pourtant quelque chose m'entraÃnait ! Je tâchais de venir jusqu'à toi ! Sans les Dieux, est-ce que jamais j'aurais osé ! ... Partons ! il faut me suivre ! ou, si tu ne veux pas, je vais rester. Que m'importe... Noie mon âme ans le souffle de ton haleine ! Que mes lèvres s'écrasent à baiser tes mains ! " - " Laisse-moi voir ! " disait-elle. " Plus près ! Plus près ! " L'aube se levait, et une couleur vineuse emplissait les feuilles de talc dans les murs. Salammbô s'appuyait en défaillant contre les coussins du lit. - " Je t'aime ! " criait Mâtho. Elle balbutia - " Donne-le ! " Et ils se rapprochaient. Elle s'avançait toujours, vêtue de sa simarre blanche qui traÃnait, avec ses grands yeux attachés sur le voile. Mâtho la contemplait, ébloui par les splendeurs de sa tête, et tendant vers elle le zaïmph, il allait l'envelopper dans une étreinte. Elle écartait les bras. Tout à coup elle s'arrêta, et ils restèrent béants à se regarder. Sans comprendre ce qu'il sollicitait, une horreur la saisit. Ses sourcils minces remontèrent, ses lèvres s'ouvraient ; elle tremblait. Enfin, elle frappa dans une des patères d'airain qui pendaient aux coins du matelas rouge, en criant - " Au secours ! au secours ! Arrière, sacrilège ! infâme ! maudit ! A moi, Taanach, Kroûm, Ewa, Micipsa, Schaoûl ! " Et la figure de Spendius effarée, apparaissant dans la muraille entre les buires d'argile, jeta ces mots - " Fuis donc ! ils accourent ! " Un grand tumulte monta en ébranlant les escaliers et un flot de monde, des femmes, des valets, des esclaves, s'élancèrent dans la chambre avec des épieux, des casse-tête, des coutelas, des poignards. Ils furent comme paralysés d'indignation en apercevant un homme ; les servantes poussaient le hurlement des funérailles, et les eunuques pâlissaient sous leur peau noire. Mâtho se tenait derrière les balustres. Avec le zaïmph qui l'enveloppait, il semblait un dieu sidéral tout environné du firmament. Les esclaves s'allaient jeter sur lui. Elle les arrêta - " N'y touchez pas ! C'est le manteau de la Déesse ! " Elle s'était reculée dans un angle ; mais elle fit un pas vers lui, et, allongeant son bras nu - " Malédiction sur toi qui as dérobé Tanit ! Haine, vengeance, massacre et douleur ! Que Gurzil, dieu des batailles, te déchire ! que Matisman, dieu des morts, t'étouffe ! et que l'Autre, - celui qu'il ne faut pas nommer - te brûle ! " Mâtho poussa un cri comme à la blessure d'une épée. Elle répéta plusieurs fois - " Va-t'en ! va-t'en ! " La foule des serviteurs s'écarta, et Mâtho, baissant la tête, passa lentement au milieu d'eux ; mais à la porte il s'arrêta, car la frange du zaïmph s'était accrochée à une des étoiles d'or qui pavaient les dalles. Il le tira brusquement d'un coup d'épaule, et descendit les escaliers. Spendius, bondissant de terrasse en terrasse et sautant par-dessus les haies, les rigoles, s'était échappé des jardins. Il arriva au pied du phare. Le mur en cet endroit se trouvait abandonné, tant la falaise était inaccessible. Il s'avança jusqu'au bord, se coucha sur le dos, et, les pieds en avant, se laissa glisser tout le long jusqu'en bas ; puis il atteignit à la nage le cap des Tombeaux, fit un grand détour par la lagune salée, et, le soir, rentra au camp des Barbares. Le soleil s'était levé ; et, comme un lion qui s'éloigne, Mâtho descendait les chemins, en jetant autour de lui des yeux terribles. Une rumeur indécise arrivait à ses oreilles. Elle était partie du palais et elle recommençait au loin, du côté de l'Acropole. Les uns disaient qu'on avait pris le trésor de la République dans le temple de Moloch ; d'autres parlaient d'un prêtre assassiné. On s'imaginait ailleurs que les Barbares étaient entrés dans la ville. Mâtho, qui ne savait comment sortir des enceintes, marchait droit devant lui. On l'aperçut, alors une clameur s'éleva. Tous avaient compris ; ce fut une consternation, puis une immense colère. Du fond des Mappales, des hauteurs de l'Acropole, des catacombes, des bords du lac, la multitude accourut. Les patriciens sortaient de leur palais, les vendeurs de leurs boutiques ; les femmes abandonnaient leurs enfants ; on saisit des épées, des haches, des bâtons ; mais l'obstacle qui avait empêché Salammbô les arrêta. Comment reprendre le voile ? Sa vue seule était un crime il était de la nature des Dieux et son contact faisait mourir. Sur le péristyle des temples, les prêtres désespérés se tordaient les bras. Les gardes de la Légion galopaient au hasard on montait sur les maisons, sur les terrasses, sur l'épaule des colosses et dans la mâture des navires. Il s'avançait cependant, et à chacun de ses pas la rage augmentait, mais la terreur aussi. Les rues se vidaient à son approche, et ce torrent d'hommes qui fuyaient rejaillissait des deux côtés jusqu'au sommet des murailles. Il ne distinguait partout que des yeux grands ouverts comme pour le dévorer, des dents qui claquaient, des poings tendus, et les imprécations de Salammbô retentissaient en se multipliant. Tout à coup, une longue flèche siffla, puis une autre, et des pierres ronflaient mais les coups, mal dirigés car on avait peur d'atteindre le zaïmph, passaient au-dessus de sa tête. D'ailleurs, se faisant du voile un bouclier, il le tendait à droite, à gauche, devant lui, par-derrière ; et ils n'imaginaient aucun expédient. Il marchait de plus en plus vite, s'engageant par les rues ouvertes. Elles étaient barrées avec des cordes, des chariots, des pièges ; à chaque détour il revenait en arrière. Enfin il entra sur la place de Khamon, où les Baléares avaient péri ; Mâtho s'arrêta, pâlissant comme quelqu'un qui va mourir. Il était bien perdu cette fois ; la multitude battait des mains. Il courut jusqu'à la grande porte fermée. Elle était très haute, tout en coeur de chêne, avec des clous de fer et doublée d'airain. Mâtho se jeta contre. Le peuple trépignait de joie, voyant l'impuissance de sa fureur ; alors il prit sa sandale, cracha dessus et en souffleta les panneaux immobiles. La ville entière hurla. On oubliait le voile maintenant, et ils allaient l'écraser. Mâtho promena sur la foule de grands yeux vagues. Ses tempes battaient à l'étourdir ; il se sentait envahi par l'engourdissement des gens ivres. Tout à coup il aperçut la longue chaÃne que l'on tirait pour manoeuvrer la bascule de la porte. D'un bond il s'y cramponna, en roidissant ses bras, en s'arc-boutant des pieds ; et, à la fin, les battants énormes s'entrouvrirent. Quand il fut dehors, il retira de son cou le grand zaïmph et l'éleva sur sa tête le plus haut possible. L'étoffe, soutenue par le vent de la mer, resplendissait au soleil avec ses couleurs, ses pierreries et la figure de ses dieux. Mâtho, le portant ainsi, traversa toute la plaine jusqu'aux tentes des soldats, et le peuple, sur les murs, regardait s'en aller la fortune de Carthage. - Chapitre 6 HANNON - - " J'aurais dû l'enlever ! " disait-il le soir à Spendius. - Il fallait la saisir, l'arracher de sa maison ! Personne n'eût osé rien contre moi ! " Spendius ne l'écoutait pas. Etendu sur le dos, il se reposait avec délices, près d'une grande jarre pleine d'eau miellée, où de temps à autre il se plongeait la tête pour boire plus abondamment. Mâtho reprit - " Que faire ? ... Comment rentrer dans Carthage ? " - " Je ne sais " , lui dit Spendius. Cette impassibilité l'exaspérait ; il s'écria - " Eh ! la faute vient de toi ! Tu m'entraÃnes, puis tu m'abandonnes, lâche que tu es ! Pourquoi donc t'obéirais-je ? Te crois-tu mon maÃtre ? Ah ! prostitueur, esclave, fils d'esclave ! " " Il grinçait des dents et levait sur Spendius sa large main. Le Grec ne répondit pas. Un lampadaire d'argile brûlait doucement contre le mât de la tente, où le zaïmph rayonnait dans la panoplie suspendue. Tout à coup, Mâtho chaussa ses cothurnes, boucla sa jaquette à lames d'airain, prit son casque. - " Où vas-tu ? " demanda Spendius. - " J'y retourne ! Laisse-moi ! Je la ramènerai ! Et s'ils se présentent je les écrase comme des vipères ! Je la ferai mourir, Spendius ! " Il répéta " Oui ! Je la tuerai ! tu verras, je la tuerai ! " Mais Spendius, qui tendait l'oreille, arracha brusquement le zaïmph et le jeta dans un coin, en accumulant par-dessus des toisons. On entendit un murmure de voix, des torches brillèrent, et Narr'Havas entra, suivi d'une vingtaine d'hommes environ. Ils portaient des manteaux de laine blanche, de longs poignards, des colliers de cuir, des pendants d'oreilles en bois, des chaussures en peau d'hyène ; et, restés sur le seuil, ils s'appuyaient contre leurs lances comme des pasteurs qui se reposent. Narr'Havas était le plus beau de tous ; des courroies garnies de perles serraient ses bras minces ; le cercle d'or attachant autour de sa tête son large vêtement retenait une plume d'autruche qui lui pendait par-derrière l'épaule un continuel sourire découvrait ses dents ; ses yeux semblaient aiguisés comme des flèches, et il y avait dans toute sa personne quelque chose d'attentif et de léger. Il déclara qu'il venait se joindre aux Mercenaires, car la République menaçait depuis longtemps son royaume. Donc il avait intérêt à secourir les Barbares, et il pouvait aussi leur être utile. - " Je vous fournirai des éléphants mes forêts en sont pleines, du vin, de l'huile, de l'orge, des dattes, de la poix et du soufre pour les sièges, vingt mille, fantassins et dix mille chevaux. Si je m'adresse à toi, Mâtho, c'est que la possession du zaïmph t'a rendu le premier de l'armée. " Il ajouta " Nous sommes d'anciens amis d'ailleurs. " Mâtho, cependant, considérait Spendius, qui écoutait assis sur les peaux de mouton, tout en faisant avec la tête de petits signes d'assentiment. Narr'Havas parlait. Il attestait les Dieux, il maudissait Carthage. Dans ses imprécations, il brisa un javelot. Tous ses hommes à la fois poussèrent un grand hurlement, et Mâtho, emporté par cette colère, s'écria qu'il acceptait l'alliance. Alors on amena un taureau blanc avec une brebis noire, symbole du jour et symbole de la nuit. On les égorgea au bord d'une fosse. Quand elle fut pleine de sang ils y plongèrent leurs bras. Puis Narr'Havas étala sa main sur la poitrine de Mâtho, et Mâtho la sienne sur la poitrine de Narr'Havas. Ils répétèrent ce stigmate sur la toile de leurs tentes. Ensuite ils passèrent la nuit à manger, et on brûla le reste des viandes avec la peau, les ossements, les cornes et les ongles. Une immense acclamation avait salué Mâtho lorsqu'il était revenu portant le voile de la Déesse ; ceux mêmes qui n'étaient pas de la religion chananéenne sentirent à leur vague enthousiasme qu'un Génie survenait. Quant à chercher à s'emparer du zaïmph, aucun n'y songea ; la manière mystérieuse dont il l'avait acquis suffisait, dans l'esprit des Barbares, à en légitimer la possession. Ainsi pensaient les soldats de race africaine. Les autres, dont la haine était moins vieille, ne savaient que résoudre. S'ils avaient eu des navires, ils se seraient immédiatement en allés. Spendius, Narr'Havas et Mâtho expédièrent des hommes à toutes les tribus du territoire punique. Carthage exténuait ces peuples. Elle en tirait des impôts exorbitants ; et les fers, la hache ou la croix punissaient les retards et jusqu'aux murmures. Il fallait cultiver ce qui convenait à la République, fournir ce qu'elle demandait ; personne n'avait le droit de posséder une arme ; quand les villages se révoltaient, on vendait les habitants ; les gouverneurs étaient estimés comme des pressoirs d'après la quantité qu'ils faisaient rendre. Puis, au-delà des régions directement soumises à Carthage, s'étendaient les alliés ne payant qu'un médiocre tribut ; derrière les alliés vagabondaient les Nomades, qu'on pouvait lâcher sur eux. Par ce système les récoltes étaient toujours abondantes, les haras savamment conduits, les plantations superbes. Le vieux Caton, un maÃtre en fait de labours et d'esclaves, quatre-vingt-douze ans plus tard, en fut ébahi, et le cri de mort qu'il répétait dans Rome n'était que l'exclamation d'une jalousie cupide. Durant la dernière guerre, les exactions avaient redoublé, si bien que les villes de Libye, presque toutes, s'étaient livrées à Régulus. Pour les punir, on avait exigé d'elles mille talents, vingt mille boeufs, trois cents sacs de poudre d'or, des avances de grains considérables, et les chefs des tribus avaient été mis en croix ou jetés aux lions. Tunis surtout exécrait Carthage ! Plus vieille que la métropole, elle ne lui pardonnait point sa grandeur ; elle se tenait en face de ses murs, accroupie dans la fange, au bord de l'eau, comme une bête venimeuse qui la regardait. Les déportations, les massacres et les épidémies ne l'affaiblissaient pas. Elle avait soutenu Archagate, fils d'Agathoclès. Les Mangeurs-de-choses-immondes, tout de suite, y trouvèrent des armes. Les courriers n'étaient pas encore partis que dans les provinces une joie universelle éclata. Sans rien attendre, on étrangla dans les bains les intendants des maisons et les fonctionnaires de la République ; on retira des cavernes les vieilles armes que l'on cachait ; avec le fer des charrues on forgea des épées ; les enfants sur les portes aiguisaient des javelots, et les femmes donnèrent leurs colliers, leurs bagues, leurs pendants d'oreilles, tout ce qui pouvait servir à la destruction de Carthage. Chacun y voulait contribuer. Les paquets de lances s'amoncelaient dans les bourgs, comme des gerbes de maïs. On expédia des bestiaux et de l'argent. Mâtho paya vite aux Mercenaires l'arrérage de leur solde, et cette idée de Spendius le fit nommer général en chef, schalischim des Barbares. En même temps, les secours d'hommes affluaient. D'abord parurent les gens de race autochtone, puis les esclaves des campagnes. Des caravanes de Nègres furent saisies, on les arma, et des marchands qui venaient à Carthage, dans l'espoir d'un profit plus certain, se mêlèrent aux Barbares. Il arrivait incessamment des bandes nombreuses. Des hauteurs de l'Acropole on voyait l'armée qui grossissait. Sur la plate-forme de l'aqueduc, les gardes de la Légion étaient postés en sentinelles ; et près d'eux, de distance en distance, s'élevaient des cuves en airain où bouillonnaient des flots d'asphalte. En bas, dans la plaine, la grande foule s'agitait tumultueusement. Ils étaient incertains, éprouvant cet embarras que la rencontre des murailles inspire toujours aux Barbares. Utique et Hippo-Zaryte refusèrent leur alliance. Colonies phéniciennes comme Carthage, elles se gouvernaient elles-mêmes, et, dans les traités que concluait la République, faisaient chaque fois admettre des clauses pour les en distinguer. Cependant elles respectaient cette soeur plus forte qui les protégeait, et elles ne croyaient point qu'un amas de Barbares fût capable de la vaincre ; ils seraient au contraire exterminés. Elles désiraient rester neutres et vivre tranquilles. Mais leur position les rendait indispensables. Utique, au fond d'un golfe, était commode pour amener dans Carthage les secours du dehors. Si Utique seule était prise, Hippo-Zaryte, à six heures plus loin sur la côte, la remplacerait, et la métropole, ainsi ravitaillée, se trouverait inexpugnable. Spendius voulait qu'on entreprÃt le siège immédiatement, Narr'Havas s'y opposa ; il fallait d'abord se porter sur la frontière. C'était l'opinion des vétérans, celle de Mâtho lui-même, et il fut décidé que Spendius irait attaquer Utique, Mâtho Hippo-Zaryte ; le troisième corps d'armée, s'appuyant à Tunis, occuperait la plaine de Carthage ; Autharite s'en chargea. Quant à Narr'Havas, il devait retourner dans son royaume pour y prendre des éléphants, et avec sa cavalerie battre les routes. Les femmes crièrent bien fort à cette décision ; elles convoitaient les bijoux des dames puniques. Les Libyens aussi réclamèrent. On les avait appelés contre Carthage, et voilà qu'on s'en allait ! Les soldats presque seuls partirent. Mâtho commandait ses compagnons avec les Ibériens, les Lusitaniens, les hommes de l'Occident et des Ãles, et tous ceux qui parlaient grec avaient demandé Spendius, à cause de son esprit. La stupéfaction fut grande quand on vit l'armée se mouvoir tout à coup ; puis elle s'allongea sous la montagne de l'Ariane, par le chemin d'Utique, du côté de la mer. Un tronçon demeura devant Tunis, le reste disparut, et il reparut sur l'autre bord du golfe, à la lisière des bois, où il s'enfonça. Ils étaient quatre-vingt mille hommes, peut-être. Les deux cités tyriennes ne résisteraient pas ; ils reviendraient sur Carthage. Déjà une armée considérable l'entamait, en occupant l'isthme par la base, et bientôt elle périrait affamée, car on ne pouvait vivre sans l'auxiliaire des provinces, les citoyens ne payant pas, comme à Rome, de contributions. Le génie politique manquait à Carthage. Son éternel souci du pain l'empêchait d'avoir cette prudence que donnent les ambitions plus hautes. Galère ancrée sur le sable Libyque, elle s'y maintenait à force de travail. Les nations, comme des flots, mugissaient autour d'elle, et la moindre tempête ébranlait cette formidable machine. Le trésor se trouvait épuisé par la guerre romaine et par tout ce qu'on avait gaspillé, perdu, tandis qu'on marchandait les Barbares. Cependant il fallait des soldats et pas un gouvernement ne se fiait à la République. Ptolémée naguère lui avait refusé deux mille talents. D'ailleurs le rapt du voile les décourageait. Spendius l'avait bien prévu. Mais ce peuple, qui se sentait haï, étreignait sur son coeur, son argent et ses dieux ; et son patriotisme était entretenu par la constitution même de son gouvernement. D'abord, le pouvoir dépendait de tous sans qu'aucun fût assez fort pour l'accaparer. Les dettes particulières étaient considérées comme dettes publiques, les hommes de race chananéenne avaient le monopole du commerce ; en multipliant les bénéfices de la piraterie par ceux de l'usure, en exploitant rudement les terres, les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait à la richesse. Elle ouvrait seule toutes les magistratures, et bien que la puissance et l'argent se perpétuassent dans les mêmes familles, on tolérait l'oligarchie, parce qu'on avait l'espoir d'y atteindre. Les sociétés de commerçants, où l'on élaborait les lois, choisissaient les inspecteurs des finances, qui, au sortir de leur charge, nommaient les cent membres du Conseil des Anciens, dépendant eux-mêmes de la Grande Assemblée, réunion générale de tous les riches. Quant aux deux suffètes, à ces restes de rois, moindres que des consuls, ils étaient pris le même jour dans deux familles distinctes. On les divisait par toutes sortes de haines, pour qu'ils s'affaiblissent réciproquement. Ils ne pouvaient délibérer sur la guerre ; et, quand ils étaient vaincus, le Grand-Conseil les crucifiait. Donc la force de Carthage émanait des Syssites, c'est-à -dire d'une grande cour au centre de Malqua, à l'endroit, disait-on, où avait abordé la première barque de matelots phéniciens, la mer depuis lors s'étant beaucoup retirée. C'était un assemblage de petites chambres d'une architecture archaïque en troncs de palmier, avec des encoignures de pierre, et séparées les unes des autres pour recevoir isolément les différentes compagnies. Les Riches se tassaient là tout le jour pour débattre leurs intérêts et ceux du gouvernement, depuis la recherche du poivre jusqu'à l'extermination de Rome. Trois fois par lune ils faisaient monter leurs lits sur la haute terrasse bordant le mur de la cour ; et d'en bas on les apercevait attablés dans les airs, sans cothurnes et sans manteaux, avec les diamants de leurs doigts qui se promenaient sur les viandes et leurs grandes boucles d'oreilles qui se penchaient entre les buires, - tous forts et gras, à moitié nus, heureux, riant et mangeant en plein azur, comme de gros requins qui s'ébattent dans la mer. Mais à présent ils ne pouvaient dissimuler leurs inquiétudes, ils étaient trop pâles ; la foule qui les attendait aux portes, les escortait jusqu'à leurs palais pour en tirer quelque nouvelle. Comme par les temps de peste, toutes les maisons étaient fermées ; les rues s'emplissaient, se vidaient soudain ; on montait à l'Acropole on courait vers le port ; chaque nuit le Grand-Conseil délibérait. Enfin le peuple fut convoqué sur la place de Kamon, et l'on décida de s'en remettre à Hannon, le vainqueur d'Hécatompyle. C'était un homme dévot, rusé, impitoyable aux gens d'Afrique, un vrai Carthaginois. Ses revenus égalaient ceux des Barca. Personne n'avait une telle expérience dans les choses de l'administration. Il décréta l'enrôlement de tous les citoyens valides, il plaça des catapultes sur les tours, il exigea des provisions d'armes exorbitantes, il ordonna même la construction de quatorze galères dont on n'avait pas besoin ; et il voulut que tout fût enregistré, soigneusement écrit. Il se faisait transporter à l'arsenal, au phare, dans le trésor des temples ; on apercevait toujours sa grande litière qui, en se balançant de gradin en gradin, montait les escaliers de l'Acropole. Dans son palais, la nuit, comme il ne pouvait dormir, pour se préparer à la bataille, il hurlait, d'une voix terrible, des manoeuvres de guerre. Tout le monde, par excès de terreur, devenait brave. Les Riches, dès le chant des coqs, s'alignaient le long des Mappales ; et, retroussant leurs robes, ils s'exerçaient à manier la pique. Mais, faute d'instructeur, on se disputait. Ils s'asseyaient essoufflés sur les tombes, puis recommençaient. Plusieurs même s'imposèrent un régime. Les uns, s'imaginant qu'il fallait beaucoup manger pour acquérir des forces, se gorgeaient, et d'autres, incommodés par leur corpulence, s'exténuaient de jeûnes pour se faire maigrir. Utique avait déjà réclamé plusieurs fois les secours de Carthage. Mais Hannon ne voulait point partir tant que le dernier écrou manquait aux machines de guerre. Il perdit encore trois lunes à équiper les cent douze éléphants qui logeaient dans les remparts ; c'étaient les vainqueurs de Régulus ; le peuple les chérissait ; on ne pouvait trop bien agir envers ces vieux amis. Hannon fit refondre les plaques d'airain dont on garnissait leur poitrail, dorer leurs défenses, élargir leurs tours, et tailler dans la pourpre la plus belle des caparaçons bordés de franges très lourdes. Enfin, comme on appelait leurs conducteurs des Indiens d'après les premiers, sans doute, venus des Indes, il ordonna que tous fussent costumés à la mode indienne, c'est-à -dire avec un bourrelet blanc autour des tempes et un petit caleçon de byssus qui formait, par ses plis transversaux, comme les deux valves d'une coquille appliquée sur les hanches. L'armée d'Autharite restait toujours devant Tunis. Elle se cachait derrière un mur fait avec la boue du lac et défendu au sommet par des broussailles épineuses. Des Nègres y avaient planté çà et là , sur de grands bâtons, d'effroyables figures, masques humains composés avec des plumes d'oiseaux, têtes de chacal ou de serpents, qui bâillaient vers l'ennemi pour l'épouvanter ; - et, par ce moyen, s'estimant invincibles, les Barbares dansaient, luttaient, jonglaient, convaincus que Carthage ne tarderait pas à périr. Un autre qu'Hannon eût écrasé facilement cette multitude qu'embarrassaient des troupeaux et des femmes. D'ailleurs, ils ne comprenaient aucune manoeuvre, et Autharite découragé n'en exigeait plus rien. Ils s'écartaient, quand il passait en roulant ses gros yeux bleus. Puis, arrivé au bord du lac, il retirait son sayon en poil de phoque, dénouait la corde qui attachait ses longs cheveux rouges et les trempait dans l'eau. Il regrettait de n'avoir pas déserté chez les Romains avec les deux mille Gaulois du temple d'Eryx. Souvent, au milieu du jour, le soleil perdait ses rayons tout à coup. Alors, le golfe et la pleine mer semblaient immobiles comme du plomb fondu. Un nuage de poussière brune, perpendiculairement étalé, accourait en tourbillonnant ; les palmiers se courbaient, le ciel disparaissait, on entendait rebondir des pierres sur la croupe des animaux ; et le Gaulois, les lèvres collées contre les trous de sa tente, râlait d'épuisement et de mélancolie. Il songeait à la senteur des pâturages par les matins d'automne, à des flocons de neige, aux beuglements des aurochs perdus dans le brouillard, et, fermant ses paupières, il croyait apercevoir les feux des longues cabanes, couvertes de paille, trembler sur les marais, au fond des bois. D'autres que lui regrettaient la patrie, bien qu'elle ne fût pas aussi lointaine. En effet, les Carthaginois captifs pouvaient distinguer au-delà du golfe, sur les pentes de Byrsa, les velarium de leurs maisons, étendus dans les cours. Mais des sentinelles marchaient autour d'eux, perpétuellement. On les avait tous attachés à une chaÃne commune. Chacun portait un carcan de fer, et la foule ne se fatiguait pas de venir les regarder. Les femmes montraient aux petits enfants leurs belles robes en lambeaux qui pendaient sur leurs membres amaigris. Toutes les fois qu'Autharite considérait Giscon, une fureur le prenait au souvenir de son injure ; il l'eût tué sans le serment qu'il avait fait à Narr'Havas. Alors il rentrait dans sa tente, buvait un mélange d'orge et de cumin jusqu'à s'évanouir d'ivresse, - puis se réveillait au grand soleil, dévoré par une soif horrible. Mâtho cependant assiégeait Hippo-Zaryte. Mais la ville était protégée par un lac communiquant avec la mer. Elle avait trois enceintes, et sur les hauteurs qui la dominaient se développait un mur fortifié de tours. Jamais il n'avait commandé de pareilles entreprises. Puis la pensée de Salammbô l'obsédait, et il rêvait dans les plaisirs de sa beauté, comme les délices d'une vengeance qui le transportait d'orgueil. C'était un besoin de la revoir, âcre, furieux, permanent. Il songea même à s'offrir comme parlementaire, espérant qu'une fois dans Carthage il parviendrait jusqu'à elle. Souvent il faisait sonner l'assaut, et, sans rien attendre, s'élançait sur le môle qu'on tâchait d'établir dans la mer. Il arrachait les pierres avec ses mains, bouleversait, frappait, enfonçait partout son épée. Les Barbares se précipitaient pêle- mêle ; les échelles rompaient avec un grand fracas, et des masses d'hommes s'écroulaient dans l'eau qui rejaillissait en flots rouges contre les murs. Enfin, le tumulte s'affaiblissait, et les soldats s'éloignaient pour recommencer. Mâtho allait s'asseoir en dehors des tentes ; il essuyait avec son bras sa figure éclaboussée de sang, et, tourné vers Carthage, il regardait l'horizon. En face de lui, dans les oliviers, les palmiers, les myrtes et les platanes, s'étalaient deux larges étangs qui rejoignaient un autre lac dont on n'apercevait pas les contours. Derrière une montagne surgissaient d'autres montagnes, et au milieu du lac immense, se dressait une Ãle toute noire et de forme pyramidale. Sur la gauche, à l'extrémité du golfe, des tas de sable semblaient de grandes vagues blondes arrêtées, tandis que la mer, plate comme un dallage de lapis-lazuli, montait insensiblement jusqu'au bord du ciel. La verdure de la campagne disparaissait par endroits sous de longues plaques jaunes ; des caroubes brillaient comme des boutons de corail ; des pampres retombaient du sommet des sycomores ; on entendait le murmure de l'eau ; des alouettes huppées sautaient, et les derniers feux du soleil doraient la carapace des tortues, sortant des joncs pour aspirer la brise. Mâtho poussait de grands soupirs. Il se couchait à plat ventre ; il enfonçait ses ongles dans la terre et il pleurait ; il se sentait misérable, chétif, abandonné. Jamais il ne la posséderait, et il ne pouvait même s'emparer d'une ville. La nuit, seul, dans sa tente, il contemplait le zaïmph. A quoi cette chose des Dieux lui servait-elle ? et des doutes survenaient dans la pensée du Barbare. Puis il lui semblait au contraire que le vêtement de la Déesse dépendait de Salammbô, et qu'une partie de son âme y flottait plus subtile qu'une haleine ; et il le palpait, le humait, s'y plongeait le visage, il le baisait en sanglotant. Il s'en recouvrait les épaules pour se faire illusion et se croire auprès d'elle. Quelquefois il s'échappait tout à coup ; à la clarté des étoiles, il enjambait les soldats qui dormaient, roulés dans leurs manteaux ; puis, aux portes du camp, il s'élançait sur un cheval, et, deux heures après, il se trouvait à Utique dans la tente de Spendius. D'abord, il parlait du siège ; mais il n'était venu que pour soulager sa douleur en causant de Salammbô Spendius l'exhortait à la sagesse. - " Repousse de ton âme ces misères qui la dégradent ! Tu obéissais autrefois, à présent tu commandes une armée, et si Carthage n'est pas conquise, du moins on nous accordera des provinces, nous deviendrons des rois ! " Mais, comment la possession du zaïmph ne leur donnait-elle pas la victoire ? D'après Spendius, il fallait attendre. Mâtho s'imagina que le voile concernait exclusivement les hommes de race chananéenne, et, dans sa subtilité de Barbare, il se disait - " Donc le zaïmph ne fera rien pour moi ; mais, puisqu'ils l'ont perdu, il ne fera rien pour eux. " Ensuite, un scrupule le troubla, il avait peur, en adorant Aptouknos, le dieu des Libyens, d'offenser Moloch ; et il demanda timidement à Spendius auquel des deux il serait bon de sacrifier un homme. - " Sacrifie toujours ! " dit Spendius, en riant. Mâtho, qui ne comprenait point cette indifférence, soupçonna le Grec d'avoir un génie dont il ne voulait pas parler. Tous les cultes, comme toutes les races, se rencontraient dans ces armées de Barbares, et l'on considérait les dieux des autres, car ils effrayaient aussi. Plusieurs mêlaient à leur religion natale des pratiques étrangères. On avait beau ne pas adorer les étoiles, telle constellation étant funeste ou secourable, on lui faisait des sacrifices ; une amulette inconnue, trouvée par hasard dans un péril, devenait une divinité ; ou bien c'était un nom, rien qu'un nom, et que l'on répétait sans même chercher à comprendre ce qu'il pouvait dire. Mais, à force d'avoir pillé des temples, vu quantité de nations et d'égorgements, beaucoup finissaient par ne plus croire qu'au destin et à la mort ; et chaque soir ils s'endormaient dans la placidité des bêtes féroces. Spendius aurait craché sur les images de Jupiter Olympien ; cependant il redoutait de parler haut dans les ténèbres, et il ne manquait pas, tous les jours, de se chausser d'abord du pied droit. Il élevait, en face d'Utique, une longue terrasse quadrangulaire. Mais, à mesure qu'elle montait, le rempart grandissait aussi ; ce qui était abattu par les uns, presque immédiatement se trouvait relevé par les autres. Spendius ménageait ses hommes, rêvait des plans ; il tâchait de se rappeler les stratagèmes qu'il avait entendu raconter dans ses voyages. Pourquoi Narr'Havas ne revenait-il pas ? On était plein d'inquiétudes. Hannon avait terminé ses apprêts. Par une nuit sans lune, il fit, sur des radeaux, traverser à ses éléphants et à ses soldats le golfe de Carthage. Puis ils tournèrent la montagne des Eaux-Chaudes pour éviter Autharite, - et continuèrent avec tant de lenteur qu'au lieu de surprendre les Barbares un matin, comme avait calculé le Suffète, on n'arriva qu'en plein soleil, dans la troisième journée. Utique avait, du côté de l'orient, une plaine qui s'étendait jusqu'à la grande lagune de Carthage ; derrière elle, débouchait à angle droit une vallée comprise entre deux basses montagnes s'interrompant tout à coup ; les Barbares s'étaient campés plus loin sur la gauche, de manière à bloquer le port ; et ils dormaient dans leurs tentes car ce jour-là les deux partis, trop las pour combattre, se reposaient, lorsque, au tournant des collines, l'armée carthaginoise parut. Des goujats munis de frondes étaient espacés sur les ailes. Les gardes de la Légion, sous leurs armures en écailles d'or, formaient la première ligne, avec leurs gros chevaux sans crinière, sans poil, sans oreilles et qui avaient au milieu du front une corne d'argent pour les faire ressembler à des rhinocéros. Entre leurs escadrons, des jeunes gens, coiffés d'un petit casque, balançaient dans chaque main un javelot de frêne ; les longues piques de la lourde infanterie s'avançaient par-derrière. Tous ces marchands avaient accumulé sur leurs corps le plus d'armes possible on en voyait qui portaient à la fois une lance, une hache, une massue, deux glaives ; d'autres, comme des porcs-épics, étaient hérissés de dards, et leurs bras s'écartaient de leurs cuirasses en lames de corne ou en plaques de fer. Enfin apparurent les échafaudages des hautes machines carrobalistes, onagres, catapultes et scorpions, oscillant sur des chariots tirés par des mulets et des quadriges de boeufs - et à mesure que l'armée se développait, les capitaines, en haletant, couraient de droite et de gauche pour communiquer des ordres, faire joindre les files et maintenir les intervalles. Ceux des Anciens qui commandaient étaient venus avec des casques de pourpre dont les franges magnifiques s'embarrassaient dans les courroies de leurs cothurnes. Leurs visages, tout barbouillés de vermillon, reluisaient sous des casques énormes surmontés de dieux et, comme ils avaient des boucliers à bordure d'ivoire couverte de pierreries, on aurait dit des soleils qui passaient sur des murs d'airain. Les Carthaginois manoeuvraient si lourdement que les soldats, par dérision, les engagèrent à s'asseoir. Ils criaient qu'ils allaient tout à l'heure vider leurs gros ventres, épousseter la dorure de leur peau et leur faire boire du fer. Au haut du mât planté devant la tente de Spendius, un lambeau de toile verte apparut ; c'était le signal. L'armée carthaginoise y répondit par un grand tapage de trompettes, de cymbales, de flûtes en os d'âne et de tympanons. Déjà les Barbares avaient sauté en dehors des palissades. On était à portée de javelot, face à face. Un frondeur baléare s'avança d'un pas, posa dans sa lanière une de ses balles d'argile, tourna son bras un bouclier d'ivoire éclata, et les deux armées se mêlèrent. Avec la pointe des lances, les Grecs, en piquant les chevaux aux naseaux, les firent se renverser sur leurs maÃtres. Les esclaves qui devaient lancer des pierres les avaient prises trop grosses ; elles retombaient près d'eux. Les fantassins puniques, en frappant de taille avec leurs longues épées, se découvraient le flanc droit. Les Barbares enfoncèrent leurs lignes ; ils les égorgeaient à plein glaive ; ils trébuchaient sur les moribonds et les cadavres, tout aveuglés par le sang qui leur jaillissait au visage. Ce tas de piques, de casques, de cuirasses, d'épées et de membres confondus tournait sur soi-même, s'élargissant et se serrant avec des contractions élastiques. Les cohortes carthaginoises se trouèrent de plus en plus, leurs machines ne pouvaient sortir des sables ; enfin la litière du Suffète sa grande litière à pendeloques de cristal, que l'on apercevait depuis le commencement, balancée dans les soldats comme une barque sur les flots, tout à coup sombra. Il était mort sans doute ? Les Barbares se trouvèrent seuls. La poussière autour d'eux tombait et ils commençaient à chanter, lorsque Hannon lui-même parut au haut d'un éléphant. Il était nu-tête, sous un parasol de byssus, que portait un nègre derrière lui. Son collier, à plaques bleues battait sur les fleurs de sa tunique noire ; des cercles de diamants comprimaient ses bras énormes, et, la bouche ouverte, il brandissait une pique démesurée, épanouie par le bout comme un lotus et plus brillante qu'un miroir. Aussitôt la terre s'ébranla, - et les Barbares virent accourir, sur une seule ligne, tous les éléphants de Carthage avec leurs défenses dorées, les oreilles peintes en bleu, revêtus de bronze, et secouant par-dessus leurs caparaçons d'écarlate des tours de cuir, où dans chacune trois archers tenaient un grand arc ouvert. A peine si les soldats avaient leurs armes ; ils s'étaient rangés au hasard. Une terreur les glaça ; ils restèrent indécis. Déjà du haut des tours on leur jetait des javelots, des flèches, des phalariques, des masses de plomb ; quelques-uns, pour y monter, se cramponnaient aux franges des caparaçons. Avec des coutelas on leur abattait les mains, et ils tombaient à la renverse sur des glaives tendus. Les piques trop faibles se rompaient, les éléphants passaient dans les phalanges comme des sangliers dans des touffes d'herbes ; ils arrachèrent les pieux du camp avec leurs trompes, le traversèrent d'un bout à l'autre en renversant les tentes sous leurs poitrails ; tous les Barbares avaient fui. Ils se cachaient dans les collines qui bordent la vallée par où les Carthaginois étaient venus. Hannon vainqueur se présenta devant les portes d'Utique. Il fit sonner de la trompette. Les trois Juges de la ville parurent, au sommet d'une tour, dans la baie des créneaux. Les gens d'Utique ne voulaient point recevoir chez eux des hôtes aussi bien armés. Hannon s'emporta. Enfin ils consentirent à l'admettre avec une faible escorte. Les rues se trouvèrent trop étroites pour les éléphants. Il fallut les laisser dehors. Dès que le Suffète fut dans la ville, les principaux le vinrent saluer. Il se fit conduire aux étuves, et appela ses cuisiniers. Trois heures après, il était encore enfoncé dans l'huile de cinnamome dont on avait rempli la vasque ; et, tout en se baignant, il mangeait, sur une peau de boeuf étendue, des langues de phénicoptères avec des graines de pavot assaisonnées au miel. Près de lui, son médecin qui, immobile dans une longue robe jaune, faisait de temps à autre réchauffer l'étuve, et deux jeunes garçons penchés sur les marches du bassin, lui frottaient les jambes. Mais les soins de son corps n'arrêtaient pas son amour de la chose publique, et il dictait une lettre pour le Grand-Conseil, et, comme on venait de faire des prisonniers, il se demandait quel châtiment terrible inventer. - " Arrête ! " dit-il à un esclave qui écrivait, debout, dans le creux de sa main. " Qu'on m'en amène ! Je veux les voir. " Et du fond de la salle emplie d'une vapeur blanchâtre où les torches jetaient des taches rouges, on poussa trois Barbares un Samnite, un Spartiate et un Cappadocien. - " Continue ! " dit Hannon. - " Réjouissez-vous, lumière des Baals ! votre suffète a exterminé les chiens voraces ! Bénédictions sur la République ! Ordonnez des prières ! " Il aperçut les captifs, et alors éclatant de rire - " Ah ! ah ! mes braves de Sicca ! Vous ne criez plus si fort aujourd'hui ! C'est moi ! Me reconnaissez-vous ? Où sont donc vos épées ? Quels hommes terribles, vraiment ! " Et il feignait de se vouloir cacher, comme s'il en avait peur. - " Vous demandiez des chevaux, des femmes, des terres, des magistratures, sans doute, et des sacerdoces ! Pourquoi pas ? Eh bien, je vous en fournirai, des terres, et dont jamais vous ne sortirez ! On vous mariera à des potences toutes neuves ! Votre solde ? on vous la fondra dans la bouche en lingots de plomb ! et je vous mettrai à de bonnes places, très hautes, au milieu des nuages, pour être rapprochés des aigles ! " Les trois Barbares, chevelus et couverts de guenilles, le regardaient sans comprendre ce qu'il disait. Blessés aux genoux, on les avait saisis en leur jetant des cordes, et les grosses chaÃnes de leurs mains traÃnaient par le bout, sur les dalles. Hannon s'indigna de leur impassibilité. - " A genoux ! à genoux ! chacals ! poussière ! vermine ! excréments ! Et ils ne répondent pas ! Assez ! taisez-vous ! Qu'on les écorche vifs ! Non ! Tout à l'heure ! " Il soufflait comme un hippopotame, en roulant ses yeux. L'huile parfumée débordait sous la masse de son corps, et, se collant contre les écailles de sa peau, à la lueur des torches, la faisait paraÃtre rose. Il reprit - " Nous avons, pendant quatre jours, grandement souffert du soleil. Au passage du Macar, des mulets se sont perdus. Malgré leur position, le courage extraordinaire... Ah ! Demonades ! comme je souffre ! Qu'on réchauffe les briques, et qu'elles soient rouges ! " On entendit un bruit de râteaux et de fourneaux. L'encens fuma plus fort dans les larges cassolettes, et les masseurs tout nus, qui suaient comme des éponges, lui écrasèrent sur les articulations une pâte composée avec du froment, du soufre, du vin noir, du lait de chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax. Une soif incessante le dévorait ; l'homme vêtu de jaune ne céda pas à cette envie, et, lui tendant une coupe d'or où fumait un bouillon de vipère - " Bois ! " dit-il, " pour que la force des serpents, nés du soleil, pénètre dans la moelle de tes os, et prends courage, ô reflet des Dieux ! Tu sais d'ailleurs qu'un prêtre d'Eschmoûn observe autour du Chien les étoiles cruelles d'où dérive ta maladie. Elles pâlissent comme les macules de ta peau, et tu n'en dois pas mourir. " - " Oh ! oui, n'est-ce pas ? " répéta le Suffète, " je n'en dois pas mourir ! " Et de ses lèvres violacées s'échappait une haleine plus nauséabonde que l'exhalaison d'un cadavre. Deux charbons semblaient brûler à la place de ses yeux, qui n'avaient plus de sourcils ; un amas de peau rugueuse lui pendait sur le front ; ses deux oreilles, en s'écartant de sa tête, commençaient à grandir, et les rides profondes qui formaient des demi-cercles autour de ses narines lui donnaient un aspect étrange et effrayant, l'air d'une bête farouche. Sa voix dénaturée ressemblait à un rugissement ; il dit - " Tu as peut-être raison, Demonades ? En effet, voilà bien des ulcères qui se sont fermés. Je me sens robuste. Tiens ! regarde comme je mange ! " Et moins par gourmandise que par ostentation, et pour se prouver à lui- même qu'il se portait bien, il entamait les farces de fromage et d'origan, les poissons désossés, les courges, les huÃtres, avec des oeufs, des raiforts, des truffes et des brochettes de petits oiseaux. Tout en regardant les prisonniers, il se délectait dans l'imagination de leur supplice. Cependant il se rappelait Sicca, et la rage de toutes ses douleurs s'exhalait en injures contre ces trois hommes. - " Ah ! traÃtres ! ah ! misérables ! infâmes ! maudits ! Et vous m'outragiez, moi ! moi ! le Suffète ! Leurs services, le prix de leur sang, comme ils disent ! Ah ! oui ! leur sang ! leur sang ! " Puis, se parlant à lui-même - " Tous périront ! on n'en vendra pas un seul ! Il vaudrait mieux les conduire à Carthage ! on me verrait... mais je n'ai pas, sans doute, emporté assez de chaÃnes ? Ecris envoyez-moi ... Combien sont- ils ? qu'on aille le demander à Muthumbal ! Va ! pas de pitié ! et qu'on m'apporte dans des corbeilles toutes leurs mains coupées ! " Mais des cris bizarres, à la fois rauques et aigus, arrivaient dans la salle, par-dessus la voix d'Hannon et le retentissement des plats que l'on posait autour de lui. Ils redoublèrent, et tout à coup le barrissement furieux des éléphants éclata, comme si la bataille recommençait. Un grand tumulte entourait la ville. Les Carthaginois n'avaient point cherché à poursuivre les Barbares. Ils s'étaient établis au pied des murs, avec leurs bagages, leurs valets, tout leur train de satrapes, et ils se réjouissaient sous leurs belles tentes à bordures de perles, tandis que le camp des Mercenaires ne faisait plus dans la plaine qu'un amas de ruines. Spendius avait repris son courage. Il expédia Zarxas vers Mâtho, parcourut les bois, rallia ses hommes les pertes n'étaient pas considérables, - et enragés d'avoir été vaincus sans combattre, ils reformaient leurs lignes, quand on découvrit une cuve de pétrole, abandonnée sans doute par les Carthaginois. Alors Spendius fit enlever des porcs dans les métairies, les barbouilla de bitume, y mit le feu et les poussa vers Utique. Les éléphants, effrayés par ces flammes, s'enfuirent. Le terrain montait, on leur jetait des javelots, ils revinrent en arrière ; - et à grands coups d'ivoire et sous leurs pieds, ils éventraient les Carthaginois, les étouffaient, les aplatissaient. Derrière eux, les Barbares descendaient la colline ; le camp punique, sans retranchements, dès la première charge fut saccagé, et les Carthaginois se trouvèrent écrasés contre les portes, car on ne voulut pas les ouvrir dans la peur des Mercenaires. Le jour se levait ; on vit, du côté de l'Occident, arriver les fantassins de Mâtho. En même temps des cavaliers parurent ; c'était Narr'Havas avec ses Numides. Sautant par-dessus les ravins et les buissons, ils forçaient les fuyards comme des lévriers qui chassent des lièvres. Ce changement de fortune interrompit le Suffète. Il cria pour qu'on vÃnt l'aider à sortir de l'étuve. Les trois captifs étaient toujours devant lui. Alors un nègre le même qui, dans la bataille, portait son parasol se pencha vers son oreille. - " Eh bien ! . . ? ... " répondit le Suffète lentement. - " Ah ! tue-les ! " ajouta-t-il d'un ton brusque. L'Ethiopien tira de sa ceinture un long poignard et les trois têtes tombèrent. Une d'elles, en rebondissant parmi les épluchures du festin, alla sauter dans la vasque, et elle y flotta quelque temps, la bouche ouverte et les yeux fixes. Les lueurs du matin entraient par les fentes du mur ; les trois corps, couchés sur leur poitrine, ruisselaient à gros bouillons comme trois fontaines, et une nappe de sang coulait sur les mosaïques, sablées de poudre bleue. Le Suffète trempa sa main dans cette fange toute chaude, et il s'en frotta les genoux c'était un remède. Le soir venu, il s'échappa de la ville avec son escorte, puis s'engagea dans la montagne, pour rejoindre son armée. Il parvint à en retrouver les débris. Quatre jours après, il était à Gorza, sur le haut d'un défilé, quand les troupes de Spendius se présentèrent en bas. Vingt bonnes lances, en attaquant le front de leur colonne, les eussent facilement arrêtées ; les Carthaginois les regardèrent passer tout stupéfaits. Hannon reconnut à l'arrière-garde le roi des Numides ; Narr'Havas s'inclina pour le saluer, en faisant un signe qu'il ne comprit pas. On s'en revint à Carthage avec toutes sortes de terreurs. On marchait la nuit seulement ; le jour on se cachait dans les bois d'oliviers. A chaque étape quelques-uns mouraient ; ils se crurent perdus plusieurs fois. Enfin ils atteignirent le cap Hermaeum, où des vaisseaux vinrent les prendre. Hannon était si fatigué, si désespéré, - la perte des éléphants surtout l'accablait, - qu'il demanda, pour en finir, du poison à Demonades. D'ailleurs, il se sentait déjà tout étendu sur sa croix. Carthage n'eut pas la force de s'indigner contre lui. On avait perdu quatre cent mille neuf cent soixante-douze sicles d'argent, quinze mille six cent vingt-trois shekels d'or, dix-huit éléphants, quatorze membres du Grand- Conseil, trois cents Riches, huit mille citoyens, du blé pour trois lunes, un bagage considérable et toutes les machines de guerre ! La défection de Narr'Havas était certaine, les deux sièges recommençaient. L'armée d'Autharite s'étendait maintenant de Tunis à Rhadès. Du haut de l'Acropole, on apercevait dans la campagne de longues fumées montant jusqu'au ciel ; c'étaient les châteaux des Riches qui brûlaient. Un homme, seul, aurait pu sauver la République. On se repentit de l'avoir méconnu, et le parti de la paix, lui-même, vota les holocaustes pour le retour d'Hamilcar. La vue du zaïmph avait bouleversé Salammbô. Elle croyait la nuit entendre les pas de la Déesse, et elle se réveillait épouvantée en jetant des cris. Elle envoyait tous les jours porter de la nourriture dans les temples. Taanach se fatiguait à exécuter ses ordres, et Schahabarim ne la quittait plus. - Chapitre 7 HAMILCAR BARCA - L'Annonciateur-des-Lunes qui veillait toutes les nuits au haut du temple d'Eschmoûn, pour signaler avec sa trompette les agitations de l'astre, aperçut un matin, du côté de l'Occident, quelque chose de semblable à un oiseau frôlant de ses longues ailes la surface de la mer. C'était un navire à trois rangs de rames ; il y avait à la proue un cheval sculpté. Le soleil se levait ; l'Annonciateur-des-Lunes mit sa main devant les yeux ; puis saisissant à plein bras son clairon, il poussa sur Carthage un grand cri d'airain. De toutes les maisons des gens sortirent ; on ne voulait pas en croire les paroles, on se disputait, le môle était couvert de peuple. Enfin on reconnut la trirème d'Hamilcar. Elle s'avançait d'une façon orgueilleuse et farouche, l'antenne toute droite, la voile bombée dans la longueur du mât, en fendant l'écume autour d'elle ; ses gigantesques avirons battaient l'eau en cadence ; de temps à autre l'extrémité de sa quille, faite comme un soc de charrue, apparaissait, et sous l'éperon qui terminait sa proue, le cheval à tête d'ivoire, en dressant ses deux pieds, semblait courir sur les plaines de la mer. Autour du promontoire, comme le vent avait cessé, la voile tomba, et l'on aperçut auprès du pilote un homme debout, tête nue ; c'était lui, le suffète Hamilcar ! Il portait autour des flancs des lames de fer qui reluisaient ; un manteau rouge s'attachant à ses épaules laissait voir ses bras ; deux perles très longues pendaient à ses oreilles, et il baissait sur sa poitrine sa barbe noire, touffue. Cependant la galère ballottée au milieu des rochers côtoyait le môle, et la foule la suivait sur les dalles en criant - " Salut ! bénédiction ! Oeil de Khamon ! ah ! délivre-nous ! C'est la faute des Riches ! ils veulent te faire mourir ! Prends garde à toi, Barca ! " Il ne répondait pas, comme si la clameur des océans et des batailles l'eût complètement assourdi. Mais quand il fut sous l'escalier qui descendait de l'Acropole, Hamilcar releva la tête et, les bras croisés, il regarda le temple d'Eschmoûn. Sa vue monta plus haut encore, dans le grand ciel pur ; d'une voix âpre, il cria un ordre à ses matelots ; la trirème bondit ; elle érafla l'idole établie à l'angle du môle pour arrêter les tempêtes ; et dans le port marchand plein d'immondices, d'éclats de bois et d'écorces de fruits, elle refoulait, éventrait les autres navires amarrés à des pieux et finissant par des mâchoires de crocodile. Le peuple accourait, quelques- uns se jetèrent à la nage. Déjà elle se trouvait au fond, devant la porte hérissée de clous. La porte se leva, et la trirème disparut sous la voûte profonde. Le Port-Militaire était complètement séparé de la ville ; quand des ambassadeurs arrivaient, il leur fallait passer entre deux murailles, dans un couloir qui débouchait à gauche, devant le temple de Khamoûn. Cette grande place d'eau, ronde comme une coupe, avait une bordure de quais où étaient bâties des loges abritant les navires. En avant de chacune d'elles montaient deux colonnes, portant à leur chapiteau des cornes d'Ammon, ce qui formait une continuité des portiques tout autour du bassin. Au milieu, dans une Ãle, s'élevait une maison pour le Suffète-de-la-mer. L'eau était si limpide que l'on apercevait le fond pavé de cailloux blancs. Le bruit des rues n'arrivait pas jusque-là , et Hamilcar, en passant, reconnaissait les trirèmes qu'il avait autrefois commandées. Il n'en restait plus qu'une vingtaine peut-être, à l'abri, par terre, penchées sur le flanc ou droites sur la quille, avec des poupes très hautes et des proues bombées, couvertes de dorures et de symboles mystiques. Les chimères avaient perdu leurs ailes, les Dieux-Patæques leurs bras, les taureaux leurs cornes d'argent ; - et toutes à moitié dépeintes, inertes, pourries, mais pleines d'histoires et exhalant encore la senteur des voyages, comme des soldats mutilés qui revoient leur maÃtre, elles semblaient lui dire - " C'est nous ! c'est nous ! et toi aussi tu es vaincu ! " Nul, hormis le Suffète-de-la-mer , ne pouvait entrer dans la maison- amiral. Tant qu'on n'avait pas la preuve de sa mort, on le considérait comme existant toujours. Les Anciens évitaient par là un maÃtre de plus, et ils n'avaient pas manqué pour Hamilcar d'obéir à la coutume. Le Suffète s'avança dans les appartements déserts. A chaque pas il retrouvait des armures, des meubles, des objets connus qui l'étonnaient cependant, et même sous le vestibule il y avait encore, dans une cassolette, la cendre des parfums allumés au départ pour conjurer Melkarth. Ce n'était pas ainsi qu'il espérait revenir. ! Tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait vu se déroula dans sa mémoire les assauts, les incendies, les légions, les tempêtes Drépanum, Syracuse, Lilybée, le mont Etna, le plateau d'Eryx, cinq ans de batailles, - jusqu'au jour funeste où, déposant les armes, avait il perdu la Sicile. Puis il revoyait des bois de citronniers, des pasteurs avec des chèvres sur des montagnes grises ; et son coeur bondissait à l'imagination d'une autre Carthage établie là -bas. Ses projets, ses souvenirs bourdonnaient dans sa tête, encore étourdie par le tangage du vaisseau ; une angoisse l'accablait, et devenu faible, tout à coup, il sentit le besoin de se rapprocher des Dieux. Alors il monta au dernier étage de sa maison ; puis ayant retiré d'une coquille d'or suspendue à son bras une spatule garnie de clous, il ouvrit une petite chambre ovale. De minces rondelles noires, encastrées dans la muraille et transparentes comme du verre, l'éclairaient doucement. Entre les rangs de ces disques égaux, des trous étaient creusés, pareils à ceux des urnes dans les columbarium. Ils contenaient chacun une pierre ronde, obscure, et qui paraissait très lourde. Les gens d'un esprit supérieur, seuls, honoraient ces abaddirs tombés de la lune. Par leur chute, ils signifiaient les astres, le ciel, le feu ; par leur couleur, la nuit ténébreuse, et par leur densité, la cohésion des choses terrestres. Une atmosphère étouffante emplissait ce lieu mystique. Du sable marin, que le vent avait poussé sans doute à travers la porte, blanchissait un peu les pierres rondes posées dans les niches. Hamilcar, du bout de son doigt, les compta les unes après les autres ; puis il se cacha le visage sous un voile de couleur safran, et, tombant à genoux, il s'étendit par terre, les deux bras allongés. Le jour extérieur frappait contre les feuilles de laitier noir. Des arborescences, des monticules, des tourbillons, de vagues animaux se dessinaient dans leur épaisseur diaphane ; et la lumière arrivait, effrayante et pacifique cependant, comme elle doit être par-derrière le soleil, dans les mornes espaces des créations futures. Il s'efforçait à bannir de sa pensée toutes les formes, tous les symboles et les appellations des Dieux, afin de mieux saisir l'esprit immuable que les apparences dérobaient. Quelque chose des vitalités planétaires le pénétrait, tandis qu'il sentait pour la mort et pour tous les hasards un dédain plus savant et plus intime. Quand il se releva, il était plein d'une intrépidité sereine, invulnérable à la miséricorde, à la crainte, et comme sa poitrine étouffait, il alla sur le sommet de la tour qui dominait Carthage. La ville descendait en se creusant par une courbe longue, avec ses coupoles, ses temples, ses toits d'or, ses maisons, ses touffes de palmiers, çà et là , ses boules de verre d'où jaillissaient des feux, et les remparts faisaient comme la gigantesque bordure de cette corne d'abondance qui s'épanchait vers lui. Il apercevait en bas les ports, les places, l'intérieur des cours, le dessin des rues, les hommes tout petits presque à ras des dalles. Ah ! Si Hannon n'était pas arrivé trop tard le matin des Ãles Aegates ? Ses yeux plongèrent dans l'extrême horizon, et il tendit du côté de Rome ses deux bras frémissants. La multitude occupait les degrés de l'Acropole. Sur la place de Khamon on se poussait pour voir le Suffète sortir, les terrasses peu à peu se chargeaient de monde ; quelques-uns le reconnurent, on le saluait, il se retira, afin d'irriter mieux l'impatience du peuple. Hamilcar trouva en bas, dans la salle, les hommes les plus importants de son parti Istatten, Subeldia, Hictamon, Yeoubas et d'autres. Ils lui racontèrent tout ce qui s'était passé depuis la conclusion de la paix l'avarice des Anciens, le départ des soldats, leur retour, leurs exigences, la capture de Giscon, le vol du zaïmph, Utique secourue, puis abandonnée ; mais aucun n'osa lui dire les événements qui le concernaient. Enfin on se sépara, pour se revoir pendant la nuit à l'assemblée des Anciens, dans le temple de Moloch. Ils venaient de sortir quand un tumulte s'éleva en dehors, à la porte. Malgré les serviteurs, quelqu'un voulait entrer ; et comme le tapage redoublait, Hamilcar commanda d'introduire l'inconnu. On vit paraÃtre une vieille négresse, cassée, ridée, tremblante, l'air stupide, et enveloppée jusqu'aux talons dans de larges voiles bleus. Elle s'avança en face du Suffète, ils se regardèrent l'un l'autre quelque temps ; tout à coup Hamilcar tressaillit ; sur un geste de sa main, les esclaves s'en allèrent. Alors, lui faisant signe de marcher avec précaution, il l'entraÃna par le bras dans une chambre lointaine. La négresse se jeta par terre, à ses pieds pour les baiser ; il la releva brutalement. - " Où l'as-tu laissé, Iddibal ? " - " Là -bas, MaÃtre " ; et en se débarrassant de ses voiles, avec sa manche elle se frotta la figure ; la couleur noire, le tremblement sénile, la taille courbée, tout disparut. C'était un robuste vieillard, dont la peau semblait tannée par le sable, le vent et la mer. Une houppe de cheveux blancs se levait sur son crâne, comme l'aigrette d'un oiseau ; et, d'un coup d'oeil ironique, il montrait par terre le déguisement tombé. - " Tu as bien fait, Iddibal ! C'est bien ! - " Puis, comme le perçant de son regard aigu " Aucun encore ne se doute ? " Le vieillard lui jura par les Kabyres que le mystère était gardé. Ils ne quittaient pas leur cabane à trois jours d'Hadrumète, rivage peuplé de tortues avec des palmiers sur la dune. - " Et selon ton ordre, ô MaÃtre ! je lui apprends à lancer des javelots et à conduire des attelages ! " - " Il est fort, n'est-ce pas ? " - " Oui, MaÃtre, et intrépide aussi ! Il n'a peur ni des serpents, ni du tonnerre, ni des fantômes. Il court pieds nus, comme un pâtre, sur le bord des précipices. " - " Parle ! Parle ! " - " Il invente des pièges pour les bêtes farouches. L'autre lune, croirais- tu, il a surpris un aigle ; il le traÃnait, et le sang de l'oiseau et le sang de l'enfant s'éparpillaient dans l'air en larges gouttes, telles que des roses emportées. La bête, furieuse, l'enveloppait du battement de ses ailes ; il l'étreignait contre sa poitrine, et à mesure qu'elle agonisait ses rires redoublaient, éclatants et superbes comme des chocs d'épées. " Hamilcar baissait la tête, ébloui par ces présages de grandeur. - " Mais, depuis quelque temps, une inquiétude l'agite. Il regarde au loin les voiles qui passent sur la mer ; il est triste, il repousse le pain, il s'informe des Dieux et il veut connaÃtre Carthage ! " - " Non ! non ! pas encore ! " s'écria le Suffète. Le vieil esclave parut savoir le péril qui effrayait Hamilcar, et il reprit - " Comment le retenir ? Il me faut déjà lui faire des promesses, et je ne suis venu à Carthage que pour lui acheter un poignard à manche d'argent avec des perles tout autour. " Puis il conta qu'ayant aperçu le Suffète sur la terrasse, il s'était donné aux gardiens du port pour une des femmes de Salammbô, afin de pénétrer jusqu'à lui. Hamilcar resta longtemps comme perdu dans ses délibérations ; enfin il dit - " Demain tu te présenteras à Mégara, au coucher du soleil, derrière les fabriques de pourpre, en imitant par trois fois le cri d'un chacal. Si tu ne me vois pas, le premier jour de chaque lune tu reviendras à Carthage. N'oublie rien ! Aime-le ! Maintenant, tu peux lui parler d'Hamilcar. " L'esclave reprit son costume, et ils sortirent ensemble de la maison et du port. Hamilcar continua seul à pied, sans escorte, car les réunions des Anciens étaient, dans les circonstances extraordinaires, toujours secrètes, et l'on s'y rendait mystérieusement. D'abord il longea la face orientale de l'Acropole, passa ensuite par le Marché-aux-herbes, les galeries de Kinsido, le Faubourg-des- parfumeurs. Les rares lumières s'éteignaient, les rues plus larges se faisaient silencieuses, puis des ombres glissèrent dans les ténèbres. Elles le suivaient, d'autres survinrent, et toutes se dirigeaient comme lui du côté des Mappales. Le temple de Moloch était bâti au pied d'une gorge escarpée, dans un endroit sinistre. On n'apercevait d'en bas que de hautes murailles montant indéfiniment, telles que les parois d'un monstrueux tombeau. La nuit était sombre, un brouillard grisâtre semblait peser sur la mer. Elle battait contre la falaise avec un bruit de râles et de sanglots ; et des ombres peu à peu s'évanouissaient comme si elles eussent passé à travers les murs. Mais, sitôt qu'on avait franchi la porte, on se trouvait dans une vaste cour quadrangulaire, que bordaient des arcades. Au milieu, se levait une masse d'architecture à huit pans égaux. Des coupoles la surmontaient en se tassant autour d'un second étage qui supportait une manière de rotonde, d'où s'élançait un cône à courbe rentrante, terminé par une boule au sommet. Des feux brûlaient dans des cylindres en filigrane emmanchés à des perches que portaient des hommes. Ces lueurs vacillaient sous les bourrasques du vent et rougissaient les peignes d'or fixant à la nuque leurs cheveux tressés. Ils couraient, s'appelaient pour recevoir les Anciens. Sur les dalles, de place en place, étaient accroupis comme des sphinx des lions énormes, symboles vivants du Soleil dévorateur. Ils sommeillaient, les paupières entre-closes. Mais réveillés par les pas et par les voix, ils se levaient lentement, venaient vers les Anciens, qu'ils reconnaissaient à leur costume, se frottaient contre leurs cuisses en bombant le dos avec des bâillements sonores ; la vapeur de leur haleine passait sur la lumière des torches. L'agitation redoubla, des portes se fermèrent, tous les prêtres s'enfuirent, et les Anciens disparurent sous les colonnes qui faisaient autour du temple un vestibule profond. Elles étaient disposées de façon à reproduire par leurs rangs circulaires, compris les uns dans les autres, la période saturnienne contenant les années, les années les mois, les mois les jours, et se touchaient à la fin contre la muraille du sanctuaire. C'était là que les Anciens déposaient leurs bâtons en corne de narval, - car une loi toujours observée punissait de mort celui qui entrait à la séance avec une arme quelconque. Plusieurs portaient au bas de leur vêtement une déchirure arrêtée par un galon de pourpre, pour bien montrer qu'en pleurant la mort de leurs proches ils n'avaient point ménagé leurs habits, et ce témoignage d'affliction empêchait la fente de s'agrandir. D'autres gardaient leur barbe enfermée dans un petit sac de peau violette, que deux cordons attachaient aux oreilles. Tous s'abordèrent en s'embrassant poitrine contre poitrine. Ils entouraient Hamilcar, ils le félicitaient ; on aurait dit des frères qui revoient leur frère. Ces hommes étaient généralement trapus, avec des nez recourbés comme ceux des colosses assyriens. Quelques-uns cependant, par leurs pommettes plus saillantes, leur taille plus haute et leurs pieds plus étroits, trahissaient une origine africaine, des ancêtres nomades. Ceux qui vivaient continuellement au fond de leurs comptoirs avaient le visage pâle ; d'autres gardaient sur eux comme la sévérité du désert, et d'étranges joyaux scintillaient à tous les doigts de leurs mains, hâlés par les soleils inconnus. On distinguait des navigateurs au balancement de leur démarche, tandis que les hommes d'agriculture sentaient le pressoir, les herbes sèches et la sueur de mulet. Ces vieux pirates faisaient labourer des campagnes, ces ramasseurs d'argent équipaient des navires, ces propriétaires de culture nourrissaient des esclaves exerçant des métiers. Tous étaient savants dans les disciplines religieuses, experts en stratagèmes, impitoyables et riches. Ils avaient l'air fatigués par de longs soucis. Leurs yeux pleins de flammes regardaient avec défiance, et l'habitude des voyages et du mensonge, du trafic et du commandement, donnait à toute leur personne un aspect de ruse et de violence, une sorte de brutalité discrète et convulsive. D'ailleurs, l'influence du Dieu les assombrissait. Ils passèrent d'abord par une salle voûtée, qui avait la forme d'un oeuf. Sept portes, correspondant aux sept planètes, étalaient contre sa muraille sept carrés de couleur différente. Après une longue chambre, ils entrèrent dans une autre salle pareille. Un candélabre tout couvert de fleurs ciselées brûlait au fond, et chacune de ses huit branches en or portait dans un calice de diamants une mèche de byssus. Il était posé sur la dernière des longues marches qui allaient vers un grand autel, terminé aux angles par des cornes d'airain. Deux escaliers latéraux conduisaient à son sommet aplati ; on n'en voyait pas les pierres ; c'était comme une montagne de cendres accumulées, et quelque chose d'indistinct fumait dessus, lentement. Puis au-delà , plus haut que le candélabre, et bien plus haut que l'autel, se dressait le Moloch, tout en fer, avec sa poitrine d'homme où bâillaient des ouvertures. Ses ailes ouvertes s'étendaient sur le mur, ses mains allongées descendaient jusqu'à terre ; trois pierres noires, que bordait un cercle jaune, figuraient trois prunelles à son front, et, comme pour beugler, il levait dans un effort terrible sa tête de taureau. Autour de l'appartement étaient rangés des escabeaux d'ébène. Derrière chacun d'eux, une tige en bronze posant sur trois griffes supportait un flambeau. Toutes ces lumières se reflétaient dans les losanges de nacre qui pavaient la salle. Elle était si haute que la couleur rouge des murailles, en montant vers la voûte, se faisait noire, et les trois yeux de l'idole apparaissaient tout en haut, comme des étoiles à demi perdues dans la nuit. Les Anciens s'assirent sur les escabeaux d'ébène, ayant mis par-dessus leur tête la queue de leur robe. Ils restaient immobiles, les mains croisées dans leurs larges manches, et le dallage de nacre semblait un fleuve lumineux qui, ruisselant de l'autel vers la porte, coulait sous leurs pieds nus. Les quatre pontifes se tenaient au milieu, dos à dos, sur quatre sièges d'ivoire formant la croix, le grand-prêtre d'Eschmoûn en robe d'hyacinthe, le grand-prêtre de Tanit en robe de lin blanc, le grand-prêtre de Khamon en robe de laine fauve, et le grand-prêtre de Moloch en robe de pourpre. Hamilcar s'avança vers le candélabre. Il tourna tout autour, en considérant les mèches qui brûlaient, puis jeta sur elles une poudre parfumée ; des flammes violettes parurent à l'extrémité des branches. Alors une voix aiguà s'éleva, une autre y répondit ; et les cent Anciens, les quatre pontifes, et Hamilcar debout, tous à la fois, entonnèrent un hymne, et répétant toujours les mêmes syllabes et renforçant les sons, leurs voix montaient, éclatèrent, devinrent terribles, puis, d'un seul coup, se turent. On attendit quelque temps. Enfin Hamilcar tira de sa poitrine une petite statuette à trois têtes, bleue comme du saphir, et il la posa devant lui. C'était l'image de la vérité, le génie même de sa parole. Puis il la replaça dans son sein, et tous, comme saisis d'une colère soudaine, crièrent - " Ce sont tes bons amis les Barbares ! TraÃtre ! infâme ! Tu reviens pour nous voir périr, n'est-ce pas ? Laissez-le parler ! - " - " Non ! non ! " Ils se vengeaient de la contrainte où le cérémonial politique les avait tout à l'heure obligés ; et bien qu'ils eussent souhaité le retour d'Hamilcar, ils s'indignaient maintenant de ce qu'il n'avait point prévenu leurs désastres ou plutôt ne les avait pas subis comme eux. Quand le tumulte fut calmé, le pontife de Moloch se leva. - " Nous te demandons pourquoi tu n'es pas revenu à Carthage ? " - " Que vous importe ! " répondit dédaigneusement le Suffète. Leurs cris redoublèrent. - " De quoi m'accusez-vous ! J'ai mal conduit la guerre, peut-être ? Vous avez vu l'ordonnance de mes batailles, vous autres qui laissez commodément à des Barbares... " - " Assez, assez ! " Il reprit, d'une voix basse, pour se faire mieux écouter - " Oh ! cela est vrai ! Je me trouve, lumières des Baals ; il en est parmi vous d'intrépides ! Giscon, lève-toi ! " " Et parcourant la marche de l'autel, les paupières à demi fermées, comme pour chercher quelqu'un, il répéta " Lève-toi, Giscon ! tu peux m'accuser, ils te défendront ! Mais où est-il ? " Puis, comme se ravisant " Ah ! dans sa maison, sans doute ? entouré de ses fils, commandant à ses esclaves, heureux, et comptant sur le mur les colliers d'honneur que la patrie lui a donnés ? " Ils s'agitaient avec des haussements d'épaules, comme flagellés par les lanières. - " Vous ne savez même pas s'il est vivant ou s'il est mort ! " Et sans se soucier de leurs clameurs, il disait qu'en abandonnant le Suffète, c'était la République qu'on avait abandonnée. De même la paix romaine, si avantageuse qu'elle leur parût, était plus funeste que vingt batailles. Quelques-uns applaudirent, les moins riches du Conseil, suspects d'incliner toujours vers le peuple ou vers la tyrannie. Leurs adversaires, chefs des Syssites et administrateurs, en triomphaient par le nombre ; les plus considérables s'étaient rangés près d'Hannon, qui siégeait à l'autre bout de la salle, devant la haute porte, fermée par une tapisserie d'hyacinthe. Il avait peint avec du fard les ulcères de sa figure. Mais la poudre d'or de ses cheveux lui était tombée sur les épaules, où elle faisait deux plaques brillantes, et ils paraissaient blanchâtres, fins et crépus comme de la laine. Des linges imbibés d'un parfum gras qui dégouttelait sur les dalles, enveloppaient ses mains, et sa maladie sans doute avait considérablement augmenté, car ses yeux disparaissaient sous les plis de ses paupières. Pour voir, il lui fallait se renverser la tête. Ses partisans l'engageaient à parler. Enfin, d'une voix rauque et hideuse - " Moins d'arrogance, Barca ! Nous avons tous été vaincus ! Chacun supporte son malheur ! résigne-toi ! " - " Apprends-nous plutôt " , dit en souriant Hamilcar, " comment tu as conduit tes galères dans la flotte romaine ? " - " J'étais chassé par le vent " , répondit Hannon. - " Tu fais comme le rhinocéros qui piétine dans sa fiente tu étales ta sottise ! tais-toi ! " Et ils commencèrent à s'incriminer sur la bataille des Iles Aegates. Hannon l'accusait de n'être pas venu à sa rencontre. - " Mais c'eût été dégarnir Eryx. Il fallait prendre le large ; qui t'empêchait ? Ah ! j'oubliais ! tous les éléphants ont peur de la mer ! " Les gens d'Hamilcar trouvèrent la plaisanterie si bonne qu'ils poussèrent de grands rires. La voûte en retentissait, comme si l'on eût frappé des tympanons. Hannon dénonça l'indignité d'un tel outrage ; cette maladie lui étant survenue par un refroidissement au siège d'Hécatompyle, et des pleurs coulaient sur sa face comme une pluie d'hiver sur une muraille en ruine. Hamilcar reprit - " Si vous m'aviez aimé autant que celui-là , il y aurait maintenant une grande joie dans Carthage ! Combien de fois n'ai-je pas crié vers vous ! et toujours vous me refusiez de l'argent ! " - " Nous en avions besoin " , dirent les chefs des Syssites. - " Et quand mes affaires étaient désespérées, nous avons bu l'urine des mulets et mangé les courroies de nos sandales, - quand j'aurais voulu que les brins d'herbe fussent des soldats, et faire des bataillons avec la pourriture de nos morts, vous rappeliez chez vous ce qui me restait de vaisseaux ! " - " Nous ne pouvions pas tout risquer " , répondit Baat-Baal, possesseur de mines d'or dans la Gétulie-Darytienne. - " Que faisiez-vous cependant, ici, à Carthage, dans vos maisons, derrière vos murs ? Il y a des Gaulois sur l'Eridan qu'il fallait pousser, des Chananéens à Cyrène qui seraient venus, et tandis que les Romains envoient à Ptolémée des ambassadeurs... " - " Il nous vante les Romains, à présent ! " Quelqu'un lui cria " Combien t'ont-ils payé pour les défendre ? " - " Demande-le aux plaines du Brutium, aux ruines de Locres, de Métaponte et d'Héraclée ! J'ai brûlé tous leurs arbres, j'ai pillé tous leurs temples, et jusqu'à la mort des petits-fils de leurs petits-fils... " - " Eh ! tu déclames comme un rhéteur ! " fit Kapouras, un marchand très illustre. " Que veux-tu donc ? " - " Je dis qu'il faut être plus ingénieux ou plus terrible ! Si l'Afrique entière rejette votre joug, c'est que vous ne savez pas, maÃtres débiles, l'attacher à ses épaules ! Agathoclès, Régulus, Coepio, tous les hommes hardis n'ont qu'à débarquer pour la prendre ; et quand les Libyens qui sont à l'Orient s'entendront avec les Numides qui sont à l'Occident, et que les Nomades viendront du sud et les Romains du nord ... " Un cri d'horreur s'éleva. " Oh ! vous frapperez vos poitrines, vous vous roulerez dans la poussière et vous déchirerez vos manteaux ! N'importe ! il faudra s'en aller tourner la meule dans Suburre et faire la vendange sur les collines du Latium. " Ils se battaient la cuisse droite pour marquer leur scandale, et les manches de leur robe se levaient comme de grandes ailes d'oiseaux effarouchés. Hamilcar, emporté par un esprit, continuait, debout sur la plus haute marche de l'autel, frémissant, terrible ; il levait les bras, et les rayons du candélabre qui brûlait derrière lui passaient entre ses doigts comme des javelots d'or. - " Vous perdrez vos navires, vos campagnes, vos chariots, vos lits suspendus, et vos esclaves qui vous frottent les pieds ! Les chacals se coucheront dans vos palais, la charrue retournera vos tombeaux. Il n'y aura plus que le cri des aigles et l'amoncellement des ruines. Tu tomberas, Carthage ! " Les quatre pontifes étendirent leurs mains pour écarter l'anathème. Tous s'étaient levés. Mais le Suffète-de-la-mer, magistrat sacerdotal sous la protection du Soleil, était inviolable tant que l'assemblée des Riches ne l'avait pas jugé. Une épouvante s'attachait à l'autel. Ils reculèrent. Hamilcar ne parlait plus. L'oeil fixe et la face aussi pâle que les perles de sa tiare, il haletait, presque effrayé par lui-même et l'esprit perdu dans des visions funèbres. De la hauteur où il était, tous les flambeaux sur les tiges de bronze lui semblaient une vaste couronne de feux, posée à ras des dalles ; des fumées noires, s'en échappant, montaient dans les ténèbres de la voûte ; et le silence pendant quelques minutes fut tellement profond qu'on entendait au loin le bruit de la mer. Puis les Anciens se mirent à s'interroger. Leurs intérêts, leur existence se trouvait attaquée par les Barbares. Mais on ne pouvait les vaincre sans le secours du Suffète et cette considération, malgré leur orgueil, leur fit oublier toutes les autres. On prit à part ses amis. Il y eut des réconciliations intéressées, des sous-entendus et des promesses. Hamilcar ne voulait plus se mêler d'aucun gouvernement. Tous le conjurèrent. Ils le suppliaient et comme le mot de trahison revenait dans leurs discours, il s'emporta. Le seul traÃtre, c'était le Grand- Conseil, car l'engagement des soldats expirant avec la guerre, ils devenaient libres dès que la guerre était finie ; il exalta même leur bravoure et tous les avantages qu'on en pourrait tirer en les intéressant à la République par des donations, des privilèges. Alors Magdassan un ancien Gouverneur de provinces, dit en roulant ses yeux jaunes - " Vraiment, Barca, à force de voyager, tu es devenu un Grec ou un Latin, je ne sais quoi ! Que parles-tu de récompenses pour ces hommes ? Périssent dix mille Barbares plutôt qu'un seul d'entre nous ! " Les Anciens approuvaient de la tête en murmurant - " Oui, faut-il tant se gêner ? On en trouve toujours ! " - " Et l'on s'en débarrasse commodément, n'est-ce pas ? On les abandonne, ainsi que vous avez fait en Sardaigne. On avertit l'ennemi du chemin qu'ils doivent prendre, comme pour ces Gaulois dans la Sicile, ou bien on les débarque au milieu de la mer. En revenant, j'ai vu le rocher tout blanc de leurs os ! " - " Quel malheur ! " fit impudemment Kapouras. - " Est-ce qu'ils n'ont pas cent fois tourné à l'ennemi ! " exclamaient les autres. Hamilcar s'écria - " Pourquoi donc, malgré vos lois, les avez-vous rappelés à Carthage ? Et quand ils sont dans votre ville, pauvres et nombreux au milieu de toutes vos richesses, l'idée ne vous vient pas de les affaiblir par la moindre division ! Ensuite vous les congédiez avec leurs femmes et avec leurs enfants, tous, sans garder un seul otage ! Comptiez-vous qu'ils s'assassineraient pour vous épargner la douleur de tenir vos serments ? Vous les haïssez, parce qu'ils sont forts ! Vous me haïssez encore plus, moi, leur maÃtre ! Oh ! je l'ai senti, tout à l'heure, quand vous me baisiez les mains, et que vous vous reteniez tous pour ne pas les mordre ! " Si les lions qui dormaient dans la cour fussent entrés en hurlant, la clameur n'eût pas été plus épouvantable. Mais le pontife d'Eschmoûn se leva, et, les deux genoux l'un contre l'autre, les coudes au corps, tout droit et les mains à demi ouvertes, il dit - " Barca, Carthage a besoin que tu prennes contre les Mercenaires le commandement général des forces puniques ! " - " Je refuse " , répondit Hamilcar. - " Nous te donnerons pleine autorité ! - " crièrent les chefs des Syssites. - " Non ! " - " Sans aucun contrôle, sans partage, tout l'argent que tu voudras, tous les captifs, tout le butin, cinquante zerets de terre par cadavre d'ennemi. " - " Non ! non ! parce qu'il est impossible de vaincre avec vous ! " - " Il en a peur. " - " Parce que vous êtes lâches, avares, ingrats, pusillanimes et fous ! " - Il les ménage ! - " Pour se mettre à leur tête " , dit quelqu'un. - " Et revenir sur nous " , dit un autre ; et du fond de la salle, Hannon hurla - " Il veut se faire roi ! " Alors ils bondirent, en renversant les sièges et les flambeaux leur foule s'élança vers l'autel ; ils brandissaient des poignards. Mais, fouillant sous ses manches, Hamilcar tira deux larges coutelas ; et à demi courbé, le pied gauche en avant, les yeux flamboyants, les dents serrées, il les défiait, immobile sous le candélabre d'or. Ainsi, par précaution, ils avaient apporté des armes ; c'était un crime ; ils se regardèrent les uns les autres, effrayés. Comme tous étaient coupables, chacun bien vite se rassura, et peu à peu, tournant le dos au Suffète, ils redescendirent, enragés d'humiliation. Pour la seconde fois, ils reculaient devant lui. Pendant quelque temps, ils restèrent debout. Plusieurs qui s'étaient blessé les doigts les portaient à leur bouche ou les roulaient doucement dans le bas de leur manteau, et ils allaient s'en aller quand Hamilcar entendit ces paroles - " Eh ! c'est une délicatesse pour ne pas affliger sa fille ! " Une voix plus haute s'éleva - " Sans doute, puisqu'elle prend ses amants parmi les Mercenaires ! " D'abord il chancela, puis ses yeux cherchèrent rapidement Schahabarim. Mais, seul, le prêtre de Tanit était resté à sa place ; et Hamilcar n'aperçut de loin que son haut bonnet. Tous lui ricanaient à la face. A mesure qu'augmentait son angoisse, leur joie redoublait, et, au milieu des huées, ceux qui étaient par-derrière criaient - " On l'a vu sortir de sa chambre ! " - " Un matin du mois de Tammouz ! " - " C'est le voleur du zaïmph ! " - " Un homme très beau ! " - " Plus grand que toi ! " Il arracha sa tiare, insigne de sa dignité, - sa tiare à huit rangs mystiques dont le milieu portait une coquille d'émeraude - et à deux mains, de toutes ses forces, il la lança par terre ; les cercles d'or en se brisant rebondirent, et les perles sonnèrent sur les dalles. Ils virent alors sur la blancheur de son front une longue cicatrice ; elle s'agitait comme un serpent entre ses sourcils ; tous ses membres tremblaient. Il monta un des escaliers latéraux qui conduisaient sur l'autel et il marchait dessus ! C'était se vouer au Dieu, s'offrir en holocauste. Le mouvement de son manteau agitait les lueurs du candélabre plus bas que ses sandales, et la poudre fine, soulevée par ses pas, l'entourait comme un nuage jusqu'au ventre. Il s'arrêta entre les jambes du colosse d'airain. Il prit dans ses mains deux poignées de cette poussière dont la vue seule faisait frissonner d'horreur tous les Carthaginois, et il dit - " Par les cent flambeaux de vos Intelligences ! par les huit feux des Kabyres ! par les étoiles, les météores et les volcans ! par tout ce qui brûle ! par la soif du Désert et la salure de l'Océan ! par la caverne d'Hadrumète et l'empire des Ames ! par l'extermination ! par la cendre de vos fils, et la cendre des frères de vos aïeux, avec qui maintenant je confonds la mienne ! vous, les Cent du Conseil de Carthage, vous avez menti en accusant ma fille ! Et moi, Hamilcar Barca, Suffète-de-la-mer, Chef des Riches et Dominateur du peuple, devant Moloch-à -tête-de- taureau, je jure... " On s'attendait à quelque chose d'épouvantable, mais il reprit d'une voix plus haute et plus calme " Que même je ne lui en parlerai pas ! " Les serviteurs sacrés, portant des peignes d'or, entrèrent, - les uns avec des éponges de pourpre et les autres avec des branches de palmier. Ils relevèrent le rideau d'hyacinthe étendu devant la porte et par l'ouverture de cet angle, on aperçut au fond des autres salles le grand ciel rose qui semblait continuer la voûte, en s'appuyant à l'horizon sur la mer toute bleue. Le soleil, sortant des flots, montait. Il frappa tout à coup contre la poitrine du colosse d'airain, divisé en sept compartiments que fermaient des grilles. Sa gueule aux dents rouges s'ouvrait dans un horrible bâillement ; ses naseaux énormes se dilataient, le grand jour l'animait, lui donnait un air terrible et impatient, comme s'il avait voulu bondir au- dehors pour se mêler avec l'astre, le Dieu, et parcourir ensemble les immensités. Cependant les flambeaux répandus par terre brûlaient encore, en allongeant çà et là sur les pavés de nacre comme des taches de sang. Les Anciens chancelaient, épuisés ; ils aspiraient à pleins poumons la fraÃcheur de l'air ; la sueur coulait sur leurs faces livides ; à force d'avoir crié, ils ne s'entendaient plus. Mais leur colère contre le Suffète n'était point calmée ; en manière d'adieux ils lui jetaient des menaces, et Hamilcar leur répondait - " A la nuit prochaine, Barca, dans le temple d'Eschmoûn ! " - " J'y serai ! " - " Nous te ferons condamner par les Riches ! " - " Et moi par le peuple ! " - " Prends garde de finir sur la croix ! " - " Et vous, déchirés dans les rues ! " Dès qu'ils furent sur le seuil de la cour, ils reprirent un calme maintien. Leurs coureurs et leurs cochers les attendaient à la porte. La plupart s'en allèrent sur des mules blanches. Le Suffète sauta dans son char, prit les rênes ; les deux bêtes, courbant leur encolure et frappant en cadence les cailloux qui rebondissaient, montèrent au grand galop toute la voie des Mappales, et le vautour d'argent, à la pointe du timon, semblait voler tant le char passait vite. La route traversait un champ, planté de longues dalles, aiguÃs par le sommet, telles que des pyramides, et qui portaient, entaillée à leur milieu, une main ouverte comme si le mort couché dessous l'eût tendue vers le ciel pour réclamer quelque chose. Ensuite, étaient disséminées des cabanes en terre, en branchages, en claies de joncs, toutes de forme conique. De petits murs en cailloux, des rigoles d'eau vive, des cordes de sparterie, des haies de nopals séparaient irrégulièrement ces habitations, qui se tassaient de plus en plus, en s'élevant vers les jardins du Suffète. Mais Hamilcar tendait ses yeux sur une grande tour dont les trois étages faisaient trois monstrueux cylindres, le premier bâti en pierres, le second en briques, et le troisième, tout en cèdre, - supportant une coupole de cuivre sur vingt-quatre colonnes de genévrier, d'où retombaient, en manière de guirlandes, des chaÃnettes d'airain entrelacées. Ce haut édifice dominait les bâtiments qui s'étendaient à droite, les entrepôts, la maison-de-commerce, tandis que le palais des femmes se dressait au fond des cyprès, - alignés comme deux murailles de bronze. Quand le char retentissant fut entré par la porte étroite, il s'arrêta sous un large hangar, où des chevaux, retenus à des entraves, mangeaient des tas d'herbes coupées. Tous les serviteurs accoururent. Ils faisaient une multitude, ceux qui travaillaient dans les campagnes, par terreur des soldats, ayant été ramenés à Carthage. Les laboureurs, vêtus de peaux de bêtes, traÃnaient des chaÃnes rivées à leurs chevilles ; les ouvriers des manufactures de pourpre avaient les bras rouges comme des bourreaux ; les marins, des bonnets verts ; les pêcheurs, des colliers de corail ; les chasseurs, un filet sur l'épaule ; et les gens de Mégara, des tuniques blanches ou noires, des caleçons de cuir, des calottes de paille, de feutre ou de toile, selon leur service ou leurs industries différentes. Par-derrière se pressait une populace en haillons. Ils vivaient, ceux-là , sans aucun emploi, loin des appartements, dormaient la nuit dans les jardins, dévoraient les restes des cuisines, - moisissure humaine qui végétait à l'ombre du palais. Hamilcar les tolérait, par prévoyance encore plus que par dédain. Tous, en témoignage de joie, s'étaient mis une fleur à l'oreille, et beaucoup d'entre eux ne l'avaient jamais vu. Mais des hommes, coiffés comme des sphinx et munis de grands bâtons, s'élancèrent dans la foule, en frappant de droite et de gauche. C'était pour repousser les esclaves curieux de voir le maÃtre, afin qu'il ne fût pas assailli sous leur nombre et incommodé par leur odeur. Alors, tous se jetèrent à plat ventre en criant - " Oeil de Baal, que ta maison fleurisse ! " " Et entre ces hommes, ainsi couchés par terre dans l'avenue des cyprès, l'Intendant-des-intendants, Abdalonim, coiffé d'une mitre blanche, s'avança vers Hamilcar, un encensoir à la main. Salammbô descendait alors l'escalier des galères. Toutes ses femmes venaient derrière elle ; et, à chacun de ses pas, elles descendaient aussi. Les têtes des Négresses marquaient de gros points noirs la ligne des bandeaux à plaque d'or qui serraient le front des Romaines. D'autres avaient dans les cheveux des flèches d'argent, des papillons d'émeraude, ou de longues aiguilles étalées en soleil. Sur la confusion de ces vêtements blancs, jaunes et bleus, les anneaux, les agrafes, les colliers, les franges, les bracelets resplendissaient ; un murmure d'étoffes légères s'élevait ; on entendait le claquement des sandales avec le bruit sourd des pieds nus posant sur le bois - et, çà et là , un grand eunuque, qui les dépassait des épaules, souriait la face en l'air. Quand l'acclamation des hommes se fut apaisée, en se cachant le visage avec leurs manches, elles poussèrent ensemble un cri bizarre, pareil au hurlement d'une louve, et il était si furieux et si strident qu'il semblait faire, du haut en bas, vibrer comme une lyre le grand escalier d'ébène tout couvert de femmes. Le vent soulevait leurs voiles, et les minces tiges des papyrus se balançaient doucement. On était au mois de Schebaz, en plein hiver. Les grenadiers en fleur se bombaient sur l'azur du ciel, et, à travers les branches, la mer apparaissait avec une Ãle au loin, à demi perdue dans la brume. Hamilcar s'arrêta, en apercevant Salammbô. Elle lui était survenue après la mort de plusieurs enfants mâles. D'ailleurs, la naissance des filles passait pour une calamité dans les religions du Soleil. Les Dieux, plus tard, lui avaient envoyé un fils ; mais il gardait quelque chose de son espoir trahi et comme l'ébranlement de la malédiction qu'il avait prononcée contre elle. Salammbô, cependant, continuait à marcher. Des perles de couleurs variées descendaient en longues grappes de ses oreilles sur ses épaules et jusqu'aux coudes. Sa chevelure était crêpée, de façon à simuler un nuage. Elle portait, autour du cou, de petites plaques d'or quadrangulaires représentant une femme entre deux lions cabrés ; et son costume reproduisait en entier l'accoutrement de la Déesse. Sa robe d'hyacinthe, à manches larges, lui serrait la taille en s'évasant par le bas. Le vermillon de ses lèvres faisait paraÃtre ses dents plus blanches, et l'antimoine de ses paupières ses yeux plus longs. Ses sandales, coupées dans un plumage d'oiseau, avaient des talons très hauts et elle était pâle extraordinairement, à cause du froid sans doute. Enfin elle arriva près d'Hamilcar, et, sans le regarder, sans lever la tête, elle lui dit - " Salut, Oeil de Baalim, gloire éternelle ! triomphe ! loisir ! satisfaction ! richesse ! Voilà longtemps que mon coeur était triste, et la maison languissait. Mais le maÃtre qui revient est comme Tainmmouz ressuscité ; et sous ton regard, ô père, une joie, une existence nouvelle va partout s'épanouir ! " Et prenant des mains de Taanach un petit vase oblong où fumait un mélange de farine, de beurre, de cardamome et de vin - " Bois à pleine gorge " dit-elle, " la boisson du retour préparée par ta servante. " Il répliqua - " Bénédiction sur toi ! " et il saisit machinalement le vase d'or qu'elle lui tendait. Cependant, il l'examinait avec une attention si âpre que Salammbô troublée balbutia - " On t'a dit, ô maÃtre ! ... " - " Oui ! je sais ! " fit Hamilcar à voix basse. Etait-ce un aveu ? ou parlait-elle des Barbares ? Et il ajouta quelques mots vagues sur les embarras publics qu'il espérait à lui seul dissiper. - " O père ! " exclama Salammbô, " tu n'effaceras pas ce qui est irréparable ! " Alors il se recula, et Salammbô s'étonnait de son ébahissement ; car elle ne songeait point à Carthage mais au sacrilège dont elle se trouvait complice. Cet homme, qui faisait trembler les légions et qu'elle connaissait à peine, l'effrayait comme un dieu ; il avait deviné, il savait tout, quelque chose de terrible allait venir. Elle s'écria " Grâce ! " Hamilcar baissa la tête, lentement. Bien qu'elle voulût s'accuser, elle n'osait ouvrir les lèvres ; et cependant elle étouffait du besoin de se plaindre et d'être consolée. Hamilcar combattait l'envie de rompre son serment. Il le tenait par orgueil, ou par crainte d'en finir avec son incertitude et il la regardait en face, de toutes ses forces, pour saisir ce qu'elle cachait au fond de son coeur. Peu à peu, en haletant, Salammbô s'enfonçait la tête dans les épaules, écrasée par ce regard trop lourd. Il était sûr maintenant qu'elle avait failli dans l'étreinte d'un Barbare ; il frémissait, il leva ses deux poings. Elle poussa un cri et tomba entre ses femmes, qui s'empressèrent autour d'elle. Hamilcar tourna les talons. Tous les intendants le suivirent. On ouvrit la porte des entrepôts, et il entra dans une vaste salle ronde où aboutissaient, comme les rayons d'une roue à son moyeu, de longs couloirs qui conduisaient vers d'autres salles. Un disque de pierre s'élevait au centre avec des balustres pour soutenir des coussins accumulés sur des tapis. Le Suffète se promena d'abord à grands pas rapides ; il respirait bruyamment, il frappait la terre du talon, il se passait la main sur le front comme un homme harcelé par les mouches. Mais il secoua la tête, et, en apercevant l'accumulation des richesses, il se calma ; sa pensée, qu'attiraient les perspectives des couloirs, se répandait dans les autres salles pleines de trésors plus rares. Des plaques de bronze, des lingots d'argent et des barres de fer alternaient avec les saumons d'étain apportés des Cassitérides par la mer Ténébreuse les gommes du pays des Noirs débordaient de leurs sacs en écorce de palmier ; poudre d'or, tassée dans des outres, fuyait insensiblement par les coutures trop vieilles. De minces filaments, tirés des plantes marines, pendaient entre les lins d'Egypte, de Grèce, de Taprobane et de Judée des madrépores, tels que de larges buissons, se hérissaient au pied des murs et une odeur indéfinissable flottait, exhalaison des parfums, des cuirs, des épices et des plumes d'autruche liées en gros bouquets tout au haut de la voûte. Devant chaque couloir, des dents d'éléphant posées debout, en se réunissant par les pointes, formaient un arc au-dessus de la porte. Enfin, il monta sur le disque de pierre. Tous les intendants se tenaient les bras croisés, la tête basse, tandis qu'Abdalonim levait d'un air orgueilleux sa mitre pointue. Hamilcar interrogea le Chef-des-navires. C'était un vieux pilote aux paupières éraillées par le vent, et des flocons blancs descendaient jusqu'à ses hanches, comme si l'écume des tempêtes lui était restée sur la barbe. Il répondit qu'il avait envoyé une flotte par Gadès et Thymiamata, pour tâcher d'atteindre Eziongaber, en doublant la Corne-du-Sud et le promontoire des Aromates. D'autres avaient continué dans l'Ouest, durant quatre lunes, sans rencontrer de rivages ; mais la proue des navires s'embarrassait dans les herbes, l'horizon retentissait continuellement du bruit des cataractes, des brouillards couleur de sang obscurcissaient le soleil, une brise toute chargée de parfums endormait les équipages ; et à présent ils ne pouvaient rien dire, tant leur mémoire était troublée. Cependant on avait remonté les fleuves des Scythes, pénétré en Colchide, chez les Ingriens, chez les Estiens, ravi dans l'archipel quinze cents vierges et coulé bas tous les vaisseaux étrangers naviguant au-delà du cap Oestrymon, pour que le secret des routes ne fût pas connu. Le roi Ptolémée retenait l'encens de Schesbar, Syracuse, Elathia, la Corse et les Ãles n'avaient rien fourni, et le vieux pilote baissa la voix pour annoncer qu'une trirème était prise à Rusicada par les Numides, - " car ils sont avec eux, MaÃtre " . Hamilcar fronça les sourcils ; puis il fit signe de parler au Chef-des- voyages, enveloppé d'une robe brune sans ceinture, et la tête prise dans une longue écharpe d'étoffe blanche qui, passant au bord de sa bouche, lui retombait par-derrière sur l'épaule. Les caravanes étaient parties régulièrement à l'équinoxe d'hiver. Mais, de quinze cents hommes se dirigeant sur l'extrême Ethiopie avec d'excellents chameaux, des outres neuves et des provisions de toiles peintes, un seul avait reparu à Carthage, - les autres étant morts de fatigue ou devenus fous par la terreur du désert ; - et il disait avoir vu, bien au-delà du Harousch-Noir, après les Atarantes et le pays des grands singes, d'immenses royaumes où les moindres ustensiles sont tous en or, un fleuve couleur de lait, large comme une mer ; des forêts d'arbres bleus, des collines d'aromates, des monstres à figure humaine végétant sur les rochers et dont les prunelles, pour vous regarder, s'épanouissent comme des fleurs ; puis, derrière des lacs tout couverts de dragons, des montagnes de cristal qui supportent le soleil. D'autres étaient revenus de l'Inde avec des paons, du poivre et des tissus nouveaux. Quant à ceux qui vont acheter des calcédoines par le chemin des Syrtes et le temple d'Ammon, sans doute ils avaient péri dans les sables. Les caravanes de la Gétulie et de Phazzana avaient fourni leurs provenances habituelles ; mais il n'osait à présent, lui, le Chef-des-voyages, en équiper aucune. Hamilcar comprit ; les Mercenaires occupaient la campagne. Avec un sourd gémissement, il s'appuya sur l'autre coude ; et le Chef-des- métairies avait si peur de parler, qu'il tremblait horriblement malgré ses épaules trapues et ses grosses prunelles rouges. Sa face, camarde comme celle d'un dogue, était surmontée d'un réseau en fils d'écorces ; il portait un ceinturon en peau de léopard avec tous les poils et où reluisaient deux formidables coutelas. Dès qu'Hamilcar se détourna, il se mit, en criant, à invoquer tous les Baals. Ce n'était pas sa faute ! il n'y pouvait rien ! Il avait observé les températures, les terrains, les étoiles, fait les plantations au solstice d'hiver, les élagages au décours de la lune, inspecté les esclaves, ménagé leurs habits. Mais Hamilcar s'irritait de cette loquacité. Il claqua de la langue et l'homme au coutelas d'une voix rapide - " Ah ! MaÃtre ! ils ont tout pillé ! tout saccagé ! tout détruit ! Trois mille pieds d'arbres sont coupés à Maschala, et à Ubada les greniers défoncés, les citernes comblées ! A Tedès, ils ont emporté quinze cents gomors de farine ; à Marazzana, tué les pasteurs, mangé les troupeaux, brûlé ta maison, ta belle maison à poutres de cèdre, où tu venais l'été ! Les esclaves de Tuburbo, qui sciaient de l'orge, se sont enfuis vers les montagnes ; et les ânes, les bardeaux, les mulets, les boeufs de Taormine, et les chevaux orynges, plus un seul ! tous emmenés ! C'est une malédiction ! je n'y survivrai pas ! " Il reprenait en pleurant " Ah ! Si tu savais comme les celliers étaient pleins et les charrues reluisantes ! Ah ! les beaux béliers ! ah ! les beaux taureaux ! " La colère d'Hamilcar l'étouffait. Elle éclata - " Tais-toi ! Suis-je donc un pauvre ? Pas de mensonges ! dites vrai ! Je veux savoir tout ce que j'ai perdu, jusqu'au dernier sicle, jusqu'au dernier cab ! Abdalonim, apporte-moi les comptes des vaisseaux, ceux des caravanes ; ceux des métairies, ceux de la maison ! Et si votre conscience est trouble, malheur sur vos têtes ! Sortez ! " Tous les intendants, marchant à reculons et les poings jusqu'à terre, sortirent. Abdalonim alla prendre au milieu d'un casier, dans la muraille, des cordes à noeuds, des bandes de toile ou de papyrus, des omoplates de mouton chargées d'écritures fines. Il les déposa aux pieds d'Hamilcar, lui mit entre les mains un cadre de bois garni de trois fils intérieurs où étaient passées des boules d'or, d'argent et de corne, et il commença - " Cent quatre-vingt-douze maisons dans les Mappales, louées aux Carthaginois-nouveaux à raison d'un béka par lune. " - " Non ! c'est trop ! ménage les pauvres ! et tu écriras les noms de ceux qui te paraÃtront les plus hardis, en tâchant de savoir s'ils sont attachés à la République ! Après ? " Abdalonim hésitait, surpris de cette générosité. Hamilcar lui arracha des mains les bandes de toile. - " Qu'est-ce donc ? trois palais autour de Khamon à douze késitah par mois ! Mets-en vingt ! Je ne veux pas que les Riches me dévorent. " L'Intendant-des-intendants, après un long salut, reprit - " Prêté à Tigillas, jusqu'à la fin de la saison, deux kikar au denier trois, intérêt maritime à Bar-Malkarth, quinze cents sicles sur le gage de trente esclaves. Mais douze sont morts dans les marais salins. " - " C'est qu'ils n'étaient pas robustes " , dit en riant le Suffète. " N'importe ! S'il a besoin d'argent, satisfais-le ! Il faut toujours prêter, et à des intérêts divers, selon la richesse des personnes. " Alors le serviteur s'empressa de lire tout ce qu'avaient rapporté les mines de fer d'Annaba, les pêcheries de corail, les fabriques de pourpre, la ferme de l'impôt sur les Grecs domiciliés, l'exportation de l'argent en Arabie où il valait dix fois l'or, les prises des vaisseaux, déduction faite du dixième pour le temple de la Déesse. - " Chaque fois j'ai déclaré un quart de moins, MaÃtre ! " " Hamilcar comptait avec les billes ; elles sonnaient sous ses doigts. - " Assez ! Qu'as-tu payé ? " - " A Stratoniclès de Corinthe et à trois marchands d'Alexandrie, sur les lettres que voilà elles sont rentrées, dix mille drachmes athéniennes et douze talents d'or syriens. La nourriture des équipages s'élevant à vingt mines par mois pour une trirème... " - " Je le sais ! combien de perdues ? " - " En voici le compte sur ces lames de plomb. " , dit l'intendant. " Quant aux navires nolisés en commun, comme il a fallu souvent jeter les cargaisons à la mer, on a réparti les pertes inégales par têtes d'associés. Pour des cordages empruntés aux arsenaux et qu'il a été impossible de leur rendre, les Syssites ont exigé huit cents késitah, avant l'expédition d'Utique. " - " Encore eux " fit Hamilcar en baissant la tête ; et il resta quelque temps comme écrasé par le poids de toutes les haines qu'il sentait sur lui. - " Mais je ne vois pas les dépenses de Mégara ? " Abdalonim, en pâlissant, alla prendre, dans un autre casier, des planchettes de sycomore enfilées par paquets à des cordes de cuir. Hamilcar l'écoutait, curieux des détails domestiques, et s'apaisant à la monotonie de cette voix qui énumérait des chiffres ; Abdalonim se ralentissait. Tout à coup il laissa tomber par terre les feuilles de bois et il se jeta lui-même à plat ventre, les bras étendus, dans la position des condamnés. Hamilcar, sans s'émouvoir, ramassa les tablettes ; et ses lèvres s'écartèrent et ses yeux s'agrandirent, lorsqu'il aperçut, à la dépense d'un seul jour, une exorbitante consommation de viandes, de poissons, d'oiseaux, de vins et d'aromates, avec des vases brisés, des esclaves morts, des tapis perdus. Abdalonim, toujours prosterné, lui apprit le festin des Barbares. Il n'avait pu se soustraire à l'ordre des Anciens, - Salammbô, d'ailleurs, voulant que l'on prodiguât l'argent pour mieux recevoir les soldats. Au nom de sa fille, Hamilcar se leva d'un bond. Puis, en serrant les lèvres, il s'accroupit sur les coussins ; il en déchirait les franges avec ses ongles, haletant, les prunelles fixes. - " Lève-toi ! , " dit-il ; et il descendit. Abdalonim le suivait ; ses genoux tremblaient. Mais, saisissant une barre de fer, il se mit comme un furieux à desceller les dalles. Un disque de bois sauta, et bientôt parurent sur la longueur du couloir plusieurs de ces larges couvercles qui bouchaient des fosses où l'on conservait le grain. - " Tu le vois, Oeil de Baal, " dit le serviteur en tremblant, " ils n'ont pas encore tout pris ! et elles sont profondes, chacune, de cinquante coudées et combles jusqu'au bord ! Pendant ton voyage, j'en ai fait creuser dans les arsenaux, dans les jardins, partout ! ta maison est pleine de blé, comme ton coeur de sagesse. " Un sourire passa sur le visage d'Hamilcar - " C'est bien, Abdalonim ! " Puis, se penchant à son oreille " Tu en feras venir de l'Etrurie, du Brutium, d'où il te plaira, et n'importe à quel prix ! Entasse et garde ! Il faut que je possède, à moi seul, tout le blé de Carthage. " Puis, quand ils furent à l'extrémité du couloir, Abdalonim, avec une des clefs qui pendaient à sa ceinture, ouvrit une grande chambre quadrangulaire, divisée au milieu par des piliers de cèdre. Des monnaies d'or, d'argent et d'airain, disposées sur des tables ou enfoncées dans des niches, montaient le long des quatre murs jusqu'aux lambourdes du toit. D'énormes couffes en peau d'hippopotame supportaient, dans les coins, des rangs entiers de sacs plus petits ; des tas de billion faisaient des monticules sur les dalles ; et, çà et là , quelque pile trop haute s'étant écroulée avait l'air d'une colonne en ruine. Les grandes pièces de Carthage, représentant Tanit avec un cheval sous un palmier, se mêlaient à celles des colonies, marquées d'un taureau, d'une étoile, d'un globe ou d'un croissant. Puis l'on voyait disposées, par sommes inégales, des pièces de toutes les valeurs, de toutes les dimensions, de tous les âges, - depuis les vieilles d'Assyrie, minces comme l'ongle, jusqu'aux vieilles du Latium, plus épaisses que la main, avec les boutons d'Egine, les tablettes de la Bactriane, les courtes tringles de l'ancienne Lacédémone ; plusieurs étaient couvertes de rouille, encrassées, verdies par l'eau ou noircies par le feu, ayant été prises dans des filets ou après les sièges parmi les décombres des villes. Le Suffète eut bien vite supputé si les sommes présentes correspondaient aux gains et aux dommages qu'on venait de lui lire ; et il s'en allait lorsqu'il aperçut trois jarres d'airain complètement vides. Abdalonim détourna la tête en signe d'horreur, et Hamilcar résigné ne parla point. Ils traversèrent d'autres couloirs, d'autres salles et arrivèrent enfin devant une porte où, pour la garder mieux, un homme était attaché par le ventre à une longue chaÃne scellée contre le mur, coutume des Romains nouvellement introduite à Carthage. Sa barbe et ses ongles avaient démesurément poussé, et il se balançait de droite et de gauche avec l'oscillation continuelle des bêtes captives. Sitôt qu'il reconnut Hamilcar, il s'élança vers lui en criant - " Grâce, Oeil de Baal ! pitié ! tue-moi ! Voilà dix ans que je n'ai vu le soleil ! Au nom de ton père, grâce ! " Hamilcar, sans lui répondre, frappa dans ses mains, trois hommes parurent ; et, tous les quatre à la fois, en raidissant leurs bras, ils retirèrent de ses anneaux la barre énorme qui fermait la porte. Hamilcar prit un flambeau, et disparut dans les ténèbres. C'était, croyait-on, l'endroit des sépultures de la famille ; mais on n'eût trouvé qu'un large puits. Il était creusé seulement pour dérouter les voleurs, et ne cachait rien. Hamilcar passa auprès ; puis, en se baissant, il fit tourner sur ses rouleaux une meule très lourde, et, par cette ouverture, il entra dans un appartement bâti en forme de cône. Des écailles d'airain couvraient les murs ; au milieu, sur un piédestal de granit, s'élevait la statue d'un Kabyre avec le nom d'Alètes, inventeur des mines dans la Celtibérie. Contre sa base, par terre, étaient disposés en croix de larges boucliers d'or et des vases d'argent monstrueux, à goulot fermé, d'une forme extravagante et qui ne pouvaient servir ; car on avait coutume de fondre ainsi des quantités de métal pour que les dilapidations et même les déplacements fussent presque impossibles. Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur fixée au bonnet de l'idole ; des feux verts, jaunes, bleus, violets, couleur de vin, couleur de sang, tout à coup, illuminèrent la salle. Elle était pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d'or accrochées comme des lampadaires aux lames d'airain, ou dans leurs blocs natifs rangés au bas du mur. C'étaient des callaïs arrachées des montagnes à coups de fronde, des escarboucles formées par l'urine des lynx, des glossopètres tombés de la lune, des tyanos, des diamants, des sandastrum, des béryls, avec les trois espèces de rubis, les quatre espèces de saphir et les douze espèces d'émeraudes. Elles fulguraient, pareilles à des éclaboussures de lait, à des glaçons bleus, à de la poussière d'argent, et jetaient leurs lumières en nappes, en rayons, en étoiles. Les céraunies engendrées par le tonnerre étincelaient près des calcédoines qui guérissent les poisons. Il y avait des topazes du mont Zabarca pour prévenir les terreurs, des opales de la Bactriane qui empêchent les avortements, et des cornes d'Ammon que l'on place sous les lits afin d'avoir des songes. Les feux des pierres et les flammes de la lampe se miraient dans les grands boucliers d'or. Hamilcar, debout, souriait, les bras croisés ; - et il se délectait moins dans le spectacle que dans la conscience de ses richesses. Elles étaient inaccessibles, inépuisables, infinies. Ses aïeux, dormant sous ses pas, envoyaient à son coeur quelque chose de leur éternité. Il se sentait tout près des génies souterrains. C'était comme la joie d'un Kabyre ; et les grands rayons lumineux frappant son visage lui semblaient l'extrémité d'un invisible réseau, qui, à travers des abÃmes, l'attachaient au centre du monde. Une idée le fit tressaillir, et, s'étant placé derrière l'idole, il marcha droit vers le mur. Puis il examina parmi les tatouages de son bras une ligne horizontale avec deux autres perpendiculaires, ce qui exprimait, en chiffres chananéens, le nombre treize. Alors il compta jusqu'à la treizième des plaques d'airain, releva encore une fois sa large manche ; et, la main droite étendue, il lisait à une autre place de son bras d'autres lignes plus compliquées, tandis qu'il promenait ses doigts délicatement, à la façon d'un joueur de lyre. Enfin, avec son pouce, il frappa sept coups ; et, d'un seul bloc, toute une partie de la muraille tourna. Elle dissimulait une sorte de caveau, où étaient enfermées des choses mystérieuses, qui n'avaient pas de nom, et d'une incalculable valeur. Hamilcar descendit les trois marches ; il prit dans une cuve d'argent une peau de lama flottant sur un liquide noir, puis il remonta. Abdalonim se remit alors à marcher devant lui. Il frappait les pavés avec sa haute canne garnie de sonnettes au pommeau, et, devant chaque appartement, criait le nom d'Hamilcar, entouré de louanges et de bénédictions. Dans la galerie circulaire où aboutissaient tous les couloirs, on avait accumulé le long des murs des poutrelles d'algummin, des sacs de lausonia, des gâteaux en terre de Lemnos, et des carapaces de tortue toutes pleines de perles. Le Suffète, en passant, les effleurait avec sa robe, sans même regarder de gigantesques morceaux d'ambre, matière presque divine formée par les rayons du soleil. Un nuage de vapeur odorante s'échappa. - " Pousse la porte ! " Ils entrèrent. Des hommes nus pétrissaient des pâtes, broyaient des herbes, agitaient des charbons, versaient de l'huile dans des jarres, ouvraient et fermaient les petites cellules ovoïdes creusées tout autour de la muraille et si nombreuses que l'appartement ressemblait à l'intérieur d'une ruche. Du myrobalon, du bdellium, du safran et des violettes en débordaient. Partout étaient éparpillées des gommes, des poudres, des racines, des fioles de verre, des branches de filipendule, des pétales de roses ; et l'on étouffait dans les senteurs, malgré les tourbillons de styrax qui grésillait au milieu sur un trépied d'airain. Le Chef-des-odeurs-suaves, pâle et long comme un flambeau de cire, s'avança vers Hamilcar pour écraser dans ses mains un rouleau de métopion, tandis que deux autres lui frottaient les talons avec des feuilles de baccaris. Il les repoussa ; c'étaient des Cyrénéens de moeurs infâmes, mais que l'on considérait à cause de leurs secrets. Afin de montrer sa vigilance, le Chef-des-odeurs offrit au Suffète, sur une cuiller d'électrum, un peu de malobathre à goûter ; puis, avec une alène, il perça trois besoars indiens. Le maÃtre, qui savait les artifices, prit une corne pleine de baume, et, l'ayant approchée des charbons, il la pencha sur sa robe ; une tache brune y parut, c'était une fraude. Alors, il considéra le Chef-des-odeurs fixement, et, sans rien dire, lui jeta la corne de gazelle en plein visage. Si indigné qu'il fût des falsifications commises à son préjudice, en apercevant des paquets de nard qu'on emballait pour les pays d'outre- mer, il ordonna d'y mêler de l'antimoine, afin de le rendre plus lourd. Puis il demanda où se trouvaient trois boÃtes de psagas, destinées à son usage. Le Chef-des-odeurs avoua qu'il n'en savait rien, des soldats étaient venus avec des couteaux, en hurlant ; il leur avait ouvert les cases. - " Tu les crains donc plus que moi ! " , s'écria le Suffète ; et, à travers la fumée, ses prunelles, comme des torches, étincelaient sur le grand homme pâle qui commençait à comprendre. " Abdalonim ! avant le coucher du soleil, tu le feras passer par les verges. Déchire-le ! " Ce dommage, moindre que les autres, l'avait exaspéré ; car, malgré ses efforts pour les bannir de sa pensée, il retrouvait continuellement les Barbares. Leurs débordements se confondaient avec la honte de sa fille, et il en voulait à toute la maison de la connaÃtre et de ne pas la lui dire. Mais quelque chose le poussait à s'enfoncer dans son malheur ; et, pris d'une rage d'inquisition, il visita sous les hangars, derrière la maison-de- commerce, les provisions de bitume, de bois, d'ancres et de cordages, de miel et de cire, le magasin des étoffes, les réserves de nourritures, le chantier des marbres, le grenier du silphium. Il alla de l'autre côté des jardins inspecter, dans leurs cabanes, les artisans domestiques dont on vendait les produits. Des tailleurs brodaient des manteaux, d'autres tressaient des filets, d'autres peignaient des coussins, découpaient des sandales, des ouvriers d'Egypte avec un coquillage polissaient des papyrus, la navette des tisserands claquait, les enclumes des armuriers retentissaient. Hamilcar leur dit - " Battez des glaives ! battez toujours ! il m'en faudra. " Et il tira de sa poitrine la peau d'antilope macérée dans les poisons pour qu'on lui taillât une cuirasse plus solide que celles d'airain, et qui serait inattaquable au fer et à la flamme. Dès qu'il abordait les ouvriers, Abdalonim, afin de détourner sa colère, tâchait de l'irriter contre eux en dénigrant leurs ouvrages par des murmures. - " Quelle besogne ! c'est une honte ! Vraiment le MaÃtre est trop bon. " Hamilcar, sans l'écouter, s'éloignait. Il se ralentit, car de grands arbres calcinés d'un bout à l'autre, comme on en trouve dans les bois où les pasteurs ont campé, barraient les chemins ; et les palissades étaient rompues, l'eau des rigoles se perdait, des éclats de verres, des ossements de singes apparaissaient au milieu des flaques bourbeuses. Quelque bribe d'étoffe çà et là pendait aux buissons ; sous les citronniers, les fleurs pourries faisaient un fumier jaune. En effet, les serviteurs avaient tout abandonné, croyant que le maÃtre ne reviendrait plus. A chaque pas, il découvrait quelque désastre nouveau, une preuve encore de cette chose qu'il s'était interdit d'apprendre. Voilà maintenant qu'il souillait ses brodequins de pourpre en écrasant des immondices ; et il ne tenait pas ces hommes, tous devant lui au bout d'une catapulte, pour les faire voler en éclats ! Il se sentait humilié de les avoir défendus ; c'était une duperie, une trahison ; et, comme il ne pouvait se venger ni des soldats, ni des Anciens, ni de Salammbô, ni de personne, et que sa colère cherchait quelqu'un, il condamna aux mines, d'un seul coup, tous les esclaves des jardins. Abdalonim frissonnait chaque fois qu'il le voyait se rapprocher des parcs. Mais Hamilcar prit le sentier du moulin, d'où l'on entendait sortir une mélopée lugubre. Au milieu de la poussière, les lourdes meules tournaient, c'est-à -dire deux cônes de porphyre superposés, et dont le plus haut, portant un entonnoir, virait sur le second à l'aide de fortes barres. Avec leur poitrine et leurs bras des hommes poussaient, tandis que d'autres, attelés, tiraient. Le frottement de la bricole avait formé autour de leurs aisselles des croûtes purulentes comme on en voit au garrot des ânes, et le haillon noir et flasque qui couvrait à peine leurs reins et pendait par le bout, battait sur leurs jarrets comme une longue queue. Leurs yeux étaient rouges, les fers de leurs pieds sonnaient, toutes leurs poitrines haletaient d'accord. Ils avaient sur la bouche, fixée par deux chaÃnettes, de bronze, une muselière, pour qu'il leur fût impossible de manger la farine, et des gantelets sans doigts enfermaient leurs mains pour les empêcher d'en prendre. A l'entrée du maÃtre, les barres de bois craquèrent plus fort. Le grain, en se broyant, grinçait. Plusieurs tombèrent sur les genoux ; les autres, continuant, passaient par-dessus. Il demanda Giddenem, le gouverneur des esclaves ; et ce personnage parut, étalant sa dignité dans la richesse de son costume ; car sa tunique, fendue sur les côtés, était de pourpre fine, de lourds anneaux tiraient ses oreilles, et, pour joindre les bandes d'étoffes qui enveloppaient ses jambes, un lacet d'or, comme un serpent autour d'un arbre, montait de ses chevilles à ses hanches. Il tenait dans ses doigts, tout chargés de bagues, un collier en grains de gagates pour reconnaÃtre les hommes sujets au mal sacré. Hamilcar lui fit signe de détacher les muselières. Alors tous, avec des cris de bêtes affamées, se ruèrent sur la farine, qu'ils dévoraient en s'enfonçant le visage dans les tas. - " Tu les exténues ! " dit le Suffète. Giddenem répondit qu'il fallait cela pour les dompter. - " Ce n'était guère la peine de t'envoyer à Syracuse dans l'école des esclaves. Fais venir les autres ! " Et les cuisiniers, les sommeliers, les palefreniers, les coureurs, les porteurs de litière, les hommes des étuves et les femmes avec leurs enfants, tous se rangèrent dans le jardin sur une seule ligne, depuis la maison-de-commerce jusqu'au parc des bêtes fauves. Ils retenaient leur haleine. Un silence énorme emplissait Mégara. Le soleil s'allongeait sur la lagune, au bas des catacombes. Les paons piaulaient. Hamilcar, pas à pas, marchait. - " Qu'ai-je à faire de ces vieux ? " dit-il ; " vends-les ! C'est trop de Gaulois, ils sont ivrognes ! et trop de Crétois, ils sont menteurs ! Achète- moi des Cappadociens, des Asiatiques et des Nègres. " Il s'étonna du petit nombre des enfants. - " Chaque année, Giddenem, la maison doit avoir des naissances ! Tu laisseras toutes les nuits les cases ouvertes pour qu'ils se mêlent en liberté. " Il se fit montrer ensuite les voleurs, les paresseux, les mutins. Il distribuait des châtiments avec des reproches à Giddenem ; et Giddenem, comme un taureau, baissait son front bas, où s'entrecroisaient deux larges sourcils. - " Tiens, Oeil de Baal " , dit-il, en désignant un Libyen robuste, " en voilà un que l'on a surpris la corde au cou. " - " Ah ! tu veux mourir ? " fit dédaigneusement le Suffète. Et l'esclave, d'un ton intrépide - " Oui ! " Alors, sans se soucier de l'exemple ni du dommage pécuniaire, Hamilcar dit aux valets - " Emportez-le ! " Peut-être y avait-il dans sa pensée l'intention d'un sacrifice. C'était un malheur qu'il s'infligeait afin d'en prévenir de plus terribles. Giddenem avait caché les mutilés derrière les autres. Hamilcar les aperçut - " Qui t'a coupé le bras, à toi ? " - " Les soldats, Oeil de Baal. " Puis, à un Samnite qui chancelait comme un héron blessé - " Et toi, qui t'a fait cela ? " C'était le gouverneur, en lui cassant la jambe avec une barre de fer. Cette atrocité imbécile indigna le Suffète ; et, arrachant des mains de Giddenem son collier de gagates - " Malédiction au chien qui blesse le troupeau. Estropier des esclaves, bonté de Tanit ! Ah ! tu ruines ton maÃtre ! Qu'on l'étouffe dans le fumier. Et ceux qui manquent ? Où sont-ils ? Les as-tu assassinés avec les soldats ? " Sa figure était si terrible que toutes les femmes s'enfuirent. Les esclaves, se reculant, faisaient un grand cercle autour d'eux ; Giddenem baisait frénétiquement ses sandales ; Hamilcar, debout, restait les bras levés sur lui. Mais, l'intelligence lucide comme au plus fort des batailles, il se rappelait mille choses odieuses, des ignominies dont il s'était détourné ; et, à la lueur de sa colère, comme aux fulgurations d'un orage, il revoyait d'un seul coup tous ses désastres à la fois. Les gouverneurs des campagnes avaient fui par terreur des soldats, par connivence peut-être, tous le trompaient, depuis trop longtemps il se contenait. - " Qu'on les amène ! " cria-t-il, " et marquez-les au front avec des fers rouges, comme des lâches ! " Alors, on apporta et l'on répandit au milieu du jardin des entraves, des carcans, des couteaux, des chaÃnes pour les condamnés aux mines, des cippes qui serraient les jambes, des numella qui enfermaient les épaules, et des scorpions, fouets à triples lanières terminées par des griffes en airain. Tous furent placés la face vers le soleil, du côté de Moloch-dévorateur, étendus par terre sur le ventre ou sur le dos, et les condamnés à la flagellation, debout contre les arbres, avec deux hommes auprès d'eux, un qui comptait les coups et un autre qui frappait. Il frappait à deux bras ; les lanières en sifflant faisaient voler l'écorce des platanes. Le sang s'éparpillait en pluie dans les feuillages, et des masses rouges se tordaient au pied des arbres en hurlant. Ceux que l'on ferrait s'arrachaient le visage avec les ongles. On entendait les vis de bois craquer ; des heurts sourds retentissaient ; parfois un cri aigu, tout à coup, traversait l'air. Du côté des cuisines, entre des vêtements en lambeaux et des chevelures abattues, des hommes, avec des éventails, avivaient des charbons, et une odeur de chair qui brûle passait. Les flagellés défaillant, mais retenus par les liens de leurs bras, roulaient leur tête sur leurs épaules en fermant les yeux. Les autres, qui regardaient, se mirent à crier d'épouvante, et les lions, se rappelant peut-être le festin, s'allongeaient en bâillant contre le bord des fosses. On vit alors Salammbô sur la plate-forme de sa terrasse. Elle la parcourait rapidement de droite et de gauche, tout effarée. Hamilcar l'aperçut. Il lui sembla qu'elle levait les bras de son côté pour demander grâce ; avec un geste d'horreur, il s'enfonça dans le parc des éléphants. Ces animaux faisaient l'orgueil des grandes maisons puniques. Ils avaient porté les aïeux, triomphé dans les guerres, et on les vénérait comme favoris du Soleil. Ceux de Mégara étaient les plus forts de Carthage. Hamilcar, avant de partir, avait exigé d'Abdalonim le serment qu'il les surveillerait. Mais ils étaient morts de leurs mutilations ; et trois seulement restaient, couchés au milieu de la cour, sur la poussière, devant les débris de leur mangeoire. Ils le reconnurent et vinrent à lui. L'un avait les oreilles horriblement fendues, l'autre au genou une large plaie, et le troisième la trompe coupée. Cependant, ils le regardaient d'un air triste, comme des personnes raisonnables ; et celui qui n'avait plus de trompe, en baissant sa tête énorme et pliant les jarrets, tâchait de le flatter doucement avec l'extrémité hideuse de son moignon. A cette caresse de l'animal, deux larmes lui jaillirent des yeux. Il bondit sur Abdalonim. - " Ah ! misérable ! la croix ! la croix ! " Abdalonim, s'évanouissant, tomba par terre à la renverse. Derrière les fabriques de pourpre, dont les lentes fumées bleues montaient dans le ciel, un aboiement de chacal retentit ; Hamilcar s'arrêta. La pensée de son fils, comme l'attouchement d'un dieu, l'avait tout à coup calmé. C'était un prolongement de sa force, une continuation indéfinie de sa personne qu'il entrevoyait, et les esclaves ne comprenaient pas d'où lui était venu cet apaisement. En se dirigeant vers les fabriques de pourpre, il passa devant l'ergastule, longue maison de pierre noire bâtie dans une fosse carrée avec un petit chemin tout autour et quatre escaliers aux angles. Pour achever son signal, Iddibal sans doute attendait la nuit. Rien ne presse encore, songeait Hamilcar ; et il descendit dans la prison. Quelques-uns lui crièrent - " Retourne " ; les plus hardis le suivirent. La porte ouverte battait au vent. Le crépuscule entrait par les meurtrières étroites, et l'on distinguait dans l'intérieur des chaÃnes brisées pendant aux murs. Voilà tout ce qui restait des captifs de guerre. Alors Hamilcar pâlit extraordinairement, et ceux qui étaient penchés en dehors sur la fosse le virent qui s'appuyait d'une main contre le mur pour ne pas tomber. Mais le chacal, trois fois de suite, cria. Hamilcar releva la tête ; il ne proféra pas une parole, il ne fit pas un geste. Puis, quand le soleil fut complètement couché, il disparut derrière la haie de nopals, et le soir, à l'assemblée des Riches, dans le temple d'Eschmoûn, il dit en entrant - " Lumières des Baalim, j'accepte le commandement des forces puniques contre l'armée des Barbares ! " - Chapitre 8 LA BATAILLE DU MACAR - Dès le lendemain, il tira des Syssites deux cent vingt-trois mille kikar d'or, il décréta un impôt de quatorze shekel sur les Riches. Les femmes mêmes contribuèrent ; on payait pour les enfants, et, chose monstrueuse dans les habitudes carthaginoises, il força les collèges des prêtres à fournir de l'argent. Il réclama tous les chevaux, tous les mulets, toutes les armes. Quelques- uns voulurent dissimuler leurs richesses, on vendit leurs biens ; et, pour intimider l'avarice des autres, il donna soixante armures et quinze cents gommor de farine, autant à lui seul que la Compagnie-de-l'ivoire. Il envoya dans la Ligurie acheter des soldats, trois mille montagnards habitués à combattre des ours ; d'avance on leur paya six lunes, à quinze mines par jour. Cependant, il fallait une armée. Mais il n'accepta pas, comme Hannon, tous les citoyens. Il repoussa d'abord les gens d'occupations sédentaires, puis ceux qui avaient le ventre trop gros ou l'aspect pusillanime ; et il admit des hommes déshonorés, la crapule de Malqua, des fils de Barbares, des affranchis. Pour récompense, il promit à des Carthaginois-nouveaux le droit de cité complet. Son premier soin fut de réformer la Légion. Ces beaux jeunes hommes qui se considéraient comme la majesté militaire de la République, se gouvernaient eux-mêmes. Il cassa leurs officiers ; il les traitait rudement, les faisait courir, sauter, monter tout d'une haleine la pente de Byrsa, lancer des javelots, lutter corps à corps, coucher la nuit sur les places. Leurs familles venaient les voir et les plaignaient. Il commanda des glaives plus courts, des brodequins plus forts. Il fixa le nombre des valets et réduisit les bagages ; et comme on gardait dans le temple de Moloch trois cents pilums romains, malgré les réclamations du pontife, il les prit. Avec ceux qui étaient revenus d'Utique et d'autres que les particuliers possédaient, il organisa une phalange de soixante-douze éléphants et les rendit formidables. Il arma leurs conducteurs d'un maillet et d'un ciseau, afin de pouvoir dans la mêlée leur fendre le crâne s'ils s'emportaient. Il ne permit point que ses généraux fussent nommés par le Grand- Conseil. Les Anciens tâchaient de lui objecter les lois, il passait au travers ; on n'osait plus murmurer, tout pliait sous la violence de son génie. A lui seul il se chargeait de la guerre, du gouvernement et des finances ; et, afin de prévenir les accusations, il demanda comme examinateur de ses comptes le suffète Hannon. Il faisait travailler aux remparts, et, pour avoir des pierres, démolir les vieilles murailles intérieures, à présent inutiles. Mais la différence des fortunes, remplaçant la hiérarchie des races, continuait à maintenir séparés les fils des vaincus et ceux des conquérants ; aussi les patriciens virent d'un oeil irrité la destruction de ces ruines, tandis que la plèbe, sans trop savoir pourquoi, s'en réjouissait. Les troupes en armes, du matin au soir, défilaient dans les rues ; à chaque moment on entendait sonner les trompettes ; sur des chariots passaient des boucliers, des tentes, des piques les cours étaient pleines de femmes qui déchiraient de la toile ; l'ardeur de l'un à l'autre se communiquait l'âme d'Hamilcar emplissait la République. Il avait divisé ses soldats par nombres pairs, en ayant soin de placer dans la longueur des files, alternativement, un homme fort et un homme faible, pour que le moins vigoureux ou le plus lâche fût conduit à la fois et poussé par deux autres. Mais avec ses trois mille Ligures et les meilleurs de Carthage, il ne put former qu'une phalange simple de quatre mille quatre-vingt-seize hoplites, défendus par des casques de bronze, et qui maniaient des sarisses de frêne, longues de quatorze coudées. Deux mille jeunes hommes portaient des frondes, un poignard et des sandales. Il les renforça de huit cents autres armés d'un bouclier rond et d'un glaive à la romaine. La grosse cavalerie se composait des dix-neuf cents gardes qui restaient de la Légion, couverts par des lames de bronze vermeil, comme les Clinabares assyriens. Il avait de plus quatre cents archers à cheval, de ceux qu'on appelait des Tarentins, avec des bonnets en peau de belette, une hache à double tranchant et une tunique de cuir. Enfin douze cents Nègres du quartier des caravanes, mêlés aux Clinabares, devaient courir auprès des étalons, en s'appuyant d'une main sur la crinière. Tout était prêt, et cependant Hamilcar ne partait pas. Souvent la nuit il sortait de Carthage, seul, et il s'enfonçait plus loin que la lagune, vers les embouchures du Macar. Voulait-il se joindre aux Mercenaires ? Les Ligures campant sur les Mappales entouraient sa maison. Les appréhensions des Riches parurent justifiées quand on vit, un jour, trois cents Barbares s'approcher des murs. Le Suffète leur ouvrit les portes ; c'étaient des transfuges ; ils accouraient vers leur maÃtre, entraÃnés par la crainte ou par la fidélité. Le retour d'Hamilcar n'avait point surpris les Mercenaires ; cet homme, dans leurs idées, ne pouvait pas mourir. Il revenait pour accomplir ses promesses espérance qui n'avait rien d'absurde tant l'abÃme était profond entre la Patrie et l'Armée. D'ailleurs, ils ne se croyaient point coupables ; on avait oublié le festin. Les espions qu'ils surprirent les détrompèrent. Ce fut un triomphe pour les acharnés ; les tièdes même devinrent furieux. Puis les deux sièges les accablaient d'ennui ; rien n'avançait ; mieux valait une bataille ! Aussi beaucoup d'hommes se débandaient, couraient la campagne. A la nouvelle des armements ils revinrent ; Mâtho en bondit de joie. " Enfin ! enfin ! " s'écria-t-il. Alors le ressentiment qu'il gardait à Salammbô se tourna contre Hamilcar. Sa haine, maintenant, apercevait une proie déterminée ; et comme la vengeance devenait plus facile à concevoir, il croyait presque la tenir et déjà s'y délectait. En même temps il était pris d'une tendresse plus haute, dévoré par un désir plus âcre. Tour à tour il se voyait au milieu des soldats, brandissant sur une pique la tête du Suffète, puis dans la chambre au lit de pourpre, serrant la vierge entre ses bras, couvrant sa figure de baisers, passant ses mains sur ses grands cheveux noirs ; et cette imagination qu'il savait irréalisable le suppliciait. Il se jura, puisque ses compagnons l'avaient nommé schalischim, de conduire la guerre ; la certitude qu'il n'en reviendrait pas le poussait à la rendre impitoyable. Il arriva chez Spendius, et lui dit - " Tu vas prendre tes hommes ! J'amènerai les miens. Avertis Autharite ! Nous sommes perdus si Hamilcar nous attaque ! M'entends-tu ? Lève- toi ! " Spendius demeura stupéfait devant cet air d'autorité. Mâtho, d'habitude, se laissait conduire, et les emportements qu'il avait eus étaient vite retombés. Mais à présent il semblait tout à la fois plus calme et plus terrible ; une volonté superbe fulgurait dans ses yeux, pareille à la flamme d'un sacrifice. Le Grec n'écouta pas ses raisons. Il habitait une des tentes carthaginoises à bordures de perles, buvait des boissons fraÃches dans des coupes d'argent, jouait au cottabe, laissait croÃtre sa chevelure et conduisait le siège avec lenteur. Du reste, il avait pratiqué des intelligences dans la ville et ne voulait point partir, sûr qu'avant peu de jours elle s'ouvrirait. Narr'Havas, qui vagabondait entre les trois armées, se trouvait alors près de lui. Il appuya son opinion, et même il blâma le Libyen de vouloir, par un excès de courage, abandonner leur entreprise. - " Va-t'en, si tu as peur ! " s'écria Mâtho ; " tu nous avais promis de la poix, du soufre, des éléphants, des fantassins, des chevaux ! où sont-ils ? " Narr'Havas lui rappela qu'il avait exterminé les dernières cohortes d'Hannon ; - quant aux éléphants, on les chassait dans les bois, il armait les fantassins, les chevaux étaient en marche ; et le Numide, en caressant la plume d'autruche qui lui retombait sur l'épaule, roulait ses yeux comme une femme et souriait d'une manière irritante. Mâtho, devant lui, ne trouvait rien à répondre. Mais un homme que l'on ne connaissait pas entra, mouillé de sueur, effaré, les pieds saignants, la ceinture dénouée ; sa respiration secouait ses flancs maigres à les faire éclater, et tout en parlant un dialecte inintelligible, il ouvrait de grands yeux, comme s'il eût raconté quelque bataille. Le roi bondit dehors et appela ses cavaliers. Ils se rangèrent dans la plaine, en formant un cercle devant lui. Narr'Havas, à cheval, baissait la tête et se mordait les lèvres. Enfin il sépara ses hommes en deux moitiés, dit à la première de l'attendre ; puis d'un geste impérieux, enlevant les autres au galop, il disparut dans l'horizon, du côté des montagnes. - " MaÃtre ! " murmura Spendius, " je n'aime pas ces hasards extraordinaires, le Suffète qui revient, Narr'Havas qui s'en va... " - " Eh ! qu'importe ? " , fit dédaigneusement Mâtho. C'était une raison de plus pour prévenir Hamilcar en rejoignant Autharite. Mais si l'on abandonnait le siège des villes, leurs habitants sortiraient, les attaqueraient par-derrière, et l'on aurait en face des Carthaginois. Après beaucoup de paroles, les mesures suivantes furent résolues et immédiatement exécutées. Spendius, avec quinze mille hommes, se porta jusqu'au pont bâti sur le Macar, à trois milles d'Utique ; on en fortifia les angles par quatre tours énormes garnies de catapultes. Avec des troncs d'arbres, des pans de roches, des entrelacs d'épines et des murs de pierres, on boucha, dans les montagnes, tous les sentiers, toutes les gorges ; sur leurs sommets on entassa des herbes qu'on allumerait pour servir de signaux, et des pasteurs habiles à voir de loin, de place en place, y furent postés. Sans doute Hamilcar ne prendrait pas comme Hannon par la montagne des Eaux-Chaudes. Il devait penser qu'Autharite, maÃtre de l'intérieur, lui fermerait la route. Puis un échec au début de la campagne le perdrait, tandis que la victoire serait à recommencer bientôt, les Mercenaires étant plus loin. Il pouvait encore débarquer au cap des Raisins, et de là marcher sur une des villes. Mais il se trouvait alors entre les deux armées, imprudence dont il n'était pas capable avec des forces peu nombreuses. Donc il devait longer la base de l'Ariana, puis tourner à gauche pour éviter les embouchures du Macar et venir droit au pont. C'est là que Mâtho l'attendait. La nuit, à la lueur des torches, il surveillait les pionniers. Il courait à Hippo-Zaryte, aux ouvrages des montagnes, revenait, ne se reposait pas. Spendius enviait sa force ; mais pour la conduite des espions, le choix des sentinelles, l'art des machines et tous les moyens défensifs, Mâtho écoutait docilement son compagnon ; et ils ne parlaient plus de Salammbô, - l'un n'y songeant pas, et l'autre empêché par une pudeur. Souvent il s'en allait du côté de Carthage pour tâcher d'apercevoir les troupes d'Hamilcar. Il dardait ses yeux sur l'horizon ; il se couchait à plat ventre, et dans le bourdonnement de ses artères croyait entendre une armée. Il dit à Spendius que si, avant trois jours, Hamilcar n'arrivait pas, il irait avec tous ses hommes à sa rencontre lui offrir la bataille. Deux jours encore se passèrent. Spendius le retenait ; le matin du sixième, il partit. Les Carthaginois n'étaient pas moins que les Barbares impatients de la guerre. Dans les tentes et dans les maisons, c'était le même désir, la même angoisse ; tous se demandaient ce qui retardait Hamilcar. De temps à autre, il montait sur la coupole du temple d'Eschmoûn, près de l'Annonciateur-des-Lunes, et il regardait le vent. Un jour, c'était le troisième du mois de Tibby, on le vit descendre de l'Acropole, à pas précipités. Dans les Mappales une grande clameur s'éleva. Bientôt les rues s'agitèrent, et partout les soldats commençaient à s'armer au milieu des femmes en pleurs qui se jetaient contre leur poitrine, puis ils couraient vite sur la place de Khamon prendre leurs rangs. On ne pouvait les suivre ni même leur parler, ni s'approcher des remparts ; pendant quelques minutes, la ville entière fut silencieuse comme un grand tombeau. Les soldats songeaient, appuyés sur leurs lances, et les autres, dans les maisons, soupiraient. Au coucher du soleil, l'armée sortit par la porte occidentale ; mais au lieu de prendre le chemin de Tunis ou de gagner les montagnes dans la direction d'Utique, on continua par le bord de la mer ; et bientôt ils atteignirent la Lagune, où des places rondes, toutes blanches de se
Labataille d'Alésia ou siège d'Alésia ont eu lieu en Septembre, 52 autour de la BC Gaulois oppidum de Alesia, un important centre de la ville et fort de colline de la Mandubiens tribu. Il a été battu par une armée de la République romaine commandée par Jules César, aidé par les commandants de cavalerie Mark Antony, Titus Labienus et Gaius Trebonius, contre une Guerre 14-18 Le cas Alfred WINDRESTEIN, par Yannick ROME LE FRANC Ferdinand, marin mort pour la France Soldats de Séné, décédés, inhumés, honorés. LE FRANC Célestin, mutilé, prisonnier. Les "Oubliés" du Monument aux Morts Soldats de Séné particularités Liens familiaux veuves et orphelins Quelques données démographiques Blessés, évacués et décédés LE GREGAM, GARJEAN "accident de service" Ils ont combattu, ils sont morts de tuberculose 1/3 Ils ont combattu, ils sont morts de tuberculose 2/3 Ils ont combattu, ils sont morts de tuberculose 3/3 TIFFON et MARTIN faits prisonniers en Argonne Ily eut la bataille de Gergovie (les Romains assiégeaient la ville) que les Gaulois remportèrent grâce à des renforts venus du Nord, puis celle d' Alésia (même technique que pour celle de Gergovie) que César remporta grâce à Vercingétorix qui se rendit. En se rendant, Vercingétorix jeta ses armes tellement fort sur les pieds de César que ce dernier s'en alla en sautillant sur Paul Verlaine Å’uvres poétiques Poèmes saturniens Les Sages d'autrefois... Les Sages d'autrefois, qui valaient bien ceux-ci, Crurent, et c'est un point encor mal éclairci, Lire au ciel les bonheurs ainsi que les désastres, Et que chaque âme était liée à l'un des astres. On a beaucoup raillé, sans penser que souvent Le rire est ridicule autant que décevant, Cette explication du mystère nocturne. Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE, Fauve planète, chère aux nécromanciens, Ont entre tous, d'après les grimoires anciens, Bonne part de malheur et bonne part de bile. L'Imagination, inquiète et débile, Vient rendre nul en eux l'effort de la Raison. Dans leurs veines le sang, subtil comme un poison, Brûlant comme une lave, et rare, coule et roule En grésillant leur triste Idéal qui s'écroule. Tels les Saturniens doivent souffrir et tels Mourir, - en admettant que nous soyons mortels, Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne Par la logique d'une Influence maligne. P. V. Prologue Dans ces temps fabuleux, les limbes de l'histoire, Où les fils de Raghû, beaux de fard et de gloire, Vers la Ganga régnaient leur règne étincelant, Et, par l'intensité de leur vertu troublant Les Dieux et les Démons et Bhagavat lui-même, Augustes, s'élevaient jusqu'au Néant suprême, Ah! la terre et la mer et le ciel, purs encor Et jeunes, qu'arrosait une lumière d'or Frémissante, entendaient, apaisant leurs murmures De tonnerres, de flots heurtés, de moissons mûres, Et retenant le vol obstiné de essaims, Les Poètes sacrés chanter les Guerriers saints, Cependant que le ciel et la mer et la terre Voyaient, - rouges et las de leur travail austère, S'incliner, pénitents fauves et timorés, Les Guerriers saints devant les Poètes sacrés! Une connexité grandiosement alme Liait le Kçhatrya serein au Chanteur calme, Valmiki l'excellent à l'excellent Rama Telles sur un étang deux touffes de padma. - Et sous tes cieux dorés et clairs, Hellas antique, De Spartè la sévère à la rieuse Attique, Les Aèdes, Orpheus, Alkaïos, étaient Encore des héros altiers, et combattaient. Homéros, s'il n'a pas, lui, manié le glaive, Fait retenir, clameur immense qui s'élève, Vos échos jamais las, vastes postérités, D'Hektôr, et d'Odysseus, et d'Akhilleus chantés. Les héros à leur tour, après les luttes vastes, Pieux, sacrifiaient aux neuf Déesses chastes, Et non moins que de l'art d'Arès furent épris De l'Art dont une Palme immortelle est le prix, Akhilleus entre tous! Et le LaÃrtiade Dompta, parole d'or qui charme et persuade, Les esprits et les coeurs et les âmes toujours, Ainsi qu'Orpheus domptait les tigres et les ours. - Plus tard, vers des climats plus rudes, en des ères Barbares, chez les Francs tumultueux, nos pères, Est-ce que le Trouvère héroïque n'eut pas Comme le Preux sa part auguste des combats? Est-ce que, Théroldus ayant dit Charlemagne, Et son neveu Roland resté dans la montagne Et le bon Olivier et Turpin au grand coeur, En beaux couplets et sur un rhythme âpre et vainqueur, Est-ce que, cinquante ans après, dans les batailles, Les durs Leudes, perdant leur sang par vingt entailles, Ne chantaient pas le chant de geste sans rivaux De Roland et de ceux qui virent Roncevaux Et furent de l'énorme et suprême tuerie, Du temps de l'Empereur à la barbe fleurie?... - Aujourd'hui, l'Action et le Rêve ont brisé Le pacte primitif par les siècles usé, Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce De l'Harmonie immense et bleue et de la Force. La Force, qu'autrefois le Poète tenait En bride, blanc cheval ailé qui rayonnait, La Force, maintenant, la Force, c'est la Bête Féroce bondissante et folle et toujours prête A tout carnage, à tout dévastement, à tout Egorgement, d'un bout du monde à l'autre bout! L'Action qu'autrefois réglait le chant des lyres, Trouble, enivrée, en proie aux cent mille délires Fuligineux d'un siècle en ébullition, L'Action à présent, - ô pitié! - l'Action, C'est l'ouragan, c'est la tempête, c'est la houle Marine dans la nuit sans étoiles, qui roule Et déroule parmi des bruits sourds l'effroi vert Et rouge des éclairs sur le ciel entr'ouvert! - Cependant, orgueilleux et doux, loin des vacarmes De la vie et du choc désordonné des armes Mercenaires, voyez, gravissant les hauteurs Ineffables, voici le groupe des Chanteurs Vêtus de blanc, et des lueurs d'apothéoses Empourprent la fierté sereine de leurs poses Tous beaux, tous purs, avec des rayons dans les yeux, Et sous leur front le rêve inachevé des Dieux! Le monde, que troublait leur parole profonde, Les exile. A leur tour ils exilent le monde! C'est qu'ils ont à la fin compris qu'il ne faut plus Mêler leur note pure aux cris irrésolus Que va poussant la foule obscène et violente, Et que l'isolement sied à leur marche lente. Le Poète, l'amour du Beau, voilà sa foi, L'Azur, son étendard, et l'Idéal, sa loi! Ne lui demandez rien de plus, car ses prunelles, Où le rayonnement des choses éternelles A mis des visions qu'il suit avidement, Ne sauraient s'abaisser une heure seulement Sur le honteux conflit des besognes vulgaires Et sur vos vanités plates; et si naguères On le vit au milieu des hommes, épousant Leurs querelles, pleurant avec eux, les poussant Aux guerres, célébrant l'orgueil des Républiques Et l'éclat militaire et les splendeurs auliques Sur la kithare, sur la harpe et sur le luth, S'il honorait parfois le présent d'un salut Et daignait consentir à ce rôle de prêtre D'aimer et de bénir, et s'il voulait bien être La voix qui rit ou pleure alors qu'on pleure ou rit, S'il inclinait vers l'âme humaine son esprit, C'est qu'il se méprenait alors sur l'âme humaine. - Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène! Melancholia A Ernest Boutier. I Résignation Tout enfant, j'allais rêvant Ko-Hinnor, Somptuosité persane et papale, Héliogabale et Sardanapale! Mon désir créait sous des toits en or, Parmi les parfums, au son des musiques, Des harems sans fin, paradis physiques! Aujourd'hui, plus calme et non moins ardent, Mais sachant la vie et qu'il faut qu'on plie, J'ai dû refréner ma belle folie, Sans me résigner par trop cependant. Soit! le grandiose échappe à ma dent, Mais, fi de l'aimable et fi de la lie! Et je hais toujours la femme jolie, La rime assonante et l'ami prudent. II Nevermore Souvenir, souvenir, que me veux-tu? L'automne Faisait voler la grive à travers l'air atone, Et le soleil dardait un rayon monotone Sur le bois jaunissant où la bise détonne. Nous étions seul à seule et marchions en rêvant, Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent. Soudain, tournant vers moi son regard émouvant "Quel fut ton plus beau jour?" fit sa voix d'or vivant, Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique. Un sourire discret lui donna la réplique, Et je baisai sa main blanche, dévotement. - Ah! les premières fleurs, qu'elles sont parfumées! Et qu'il bruit avec un murmure charmant Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées! III Après trois ans Ayant poussé la porte étroite qui chancelle, Je me suis promené dans le petit jardin Qu'éclairait doucement le soleil du matin, Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle. Rien n'a changé. J'ai tout revu l'humble tonnelle De vigne folle avec les chaises de rotin... Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle. Les roses comme avant palpitent; comme avant, Les grands lys orgueilleux se balancent au vent. Chaque alouette qui va et vient m'est connue. Même j'ai retrouvé debout la Velléda Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue, - Grêle, parmi l'odeur fade du réséda. IV Voeu Ah! les oaristys! les premières maÃtresses! L'or des cheveux, l'azur des yeux, la fleur des chairs, Et puis, parmi l'odeur des corps jeunes et chers, La spontanéité craintive des caresses! Sont-elles assez loin toutes ces allégresses Et toutes ces candeurs! Hélas! toutes devers Le printemps des regrets ont fui les noirs hivers De mes ennuis, de mes dégoûts, de mes détresses! Si que me voilà seul à présent, morne et seul, Morne et désespéré, plus glacé qu'un aïeul, Et tel qu'un orphelin pauvre sans soeur aÃnée. O la femme à l'amour câlin et réchauffant, Douce, pensive et brune, et jamais étonnée, Et qui parfois vous baise au front, comme un enfant! V Lassitude A batallas de amor campo de pluma. Gongora. De la douceur, de la douceur, de la douceur! Calme un peu ces transports fébriles, ma charmante. Même au fort du déduit parfois, vois-tu, l'amante Doit avoir l'abandon paisible de la soeur. Sois langoureuse, fais ta caresse endormante, Bien égaux tes soupirs et ton regard berceur. Va, l'étreinte jalouse et le spasme obsesseur Ne valent pas un long baiser, même qui mente! Mais dans ton cher coeur d'or, me dis-tu, mon enfant, La fauve passion va sonnant l'olifant!... Laisse-la trompeter à son aise, la gueuse! Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main, Et fais-moi des serments que tu rompras demain, Et pleurons jusqu'au jour, ô petite fougueuse! VI Mon rêve familier Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime, Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend. Car elle me comprend, et mon coeur, transparent Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême, Elle seule les sait rafraÃchir, en pleurant. Est-elle brune, blonde ou rousse? - Je l'ignore. Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore Comme ceux des aimés que la Vie exila. Son regard est pareil au regard des statues, Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a L'inflexion des voix chères qui se sont tues. VII A une femme A vous ces vers de par la grâce consolante De vos grands yeux où rit et pleure un rêve doux, De par votre âme pure et toute bonne, à vous Ces vers du fond de ma détresse violente. C'est qu'hélas! le hideux cauchemar qui me hante N'a pas de trêve et va furieux, fou, jaloux, Se multipliant comme un cortège de loups Et se pendant après mon sort qu'il ensanglante! Oh! je souffre, je souffre affreusement, si bien Que le gémissement premier du premier homme Chassé d'Eden n'est qu'une églogue au prix du mien! Et les soucis que vous pouvez avoir sont comme Des hirondelles sur un ciel d'après-midi; - Chère, - par un beau jour de septembre attiédi. VIII L'angoisse Nature, rien de toi ne m'émeut, ni les champs Nourriciers, ni l'écho vermeil des pastorales Siciliennes, ni les pompes aurorales, Ni la solennité dolente des couchants. Je ris de l'Art, je ris de l'Homme aussi, des chants, Des vers, des temples grecs et des tours en spirales Qu'étirent dans le ciel vide les cathédrales, Et je vois du même oeil les bons et les méchants. Je ne crois pas en Dieu, j'abjure et je renie Toute pensée, et quant à la vieille ironie, L'Amour, je voudrais bien qu'on ne m'en parlât plus. Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille Au brick perdu jouet du flux et du reflux, Mon âme pour d'affreux naufrages appareille. Eaux-Fortes A François Coppée. I Croquis Parisien La lune plaquait ses teintes de zinc Par angles obtus. Des bouts de fumée en forme de cinq Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus. Le ciel était gris. La bise pleurait Ainsi qu'un basson. Au loin, un matou frileux et discret Miaulait d'étrange et grêle façon. Moi, j'allais, rêvant du divin Platon Et de Phidias, Et de Salamine et de Marathon, Sous l'oeil clignotant des bleus becs de gaz. II Cauchemar J'ai vu passer dans mon rêve - Tel l'ouragan sur la grève, - D'une main tenant un glaive Et de l'autre un sablier, Ce cavalier Des ballades d'Allemagne Qu'à travers ville et campagne, Et du fleuve à la montagne, Et des forêts au vallon, Un étalon Rouge-flamme et noir d'ébène, Sans bride, ni mors, ni rêne, Ni hop! ni cravache, entraÃne Parmi des râlements sourds Toujours! toujours! Un grand feutre à longue plume Ombrait son oeil qui s'allume Et s'éteint. Tel, dans la brume, Eclate et meurt l'éclair bleu D'une arme à feu. Comme l'aile d'une orfraie Qu'un subit orage effraie, Par l'air que la neige raie, Son manteau se soulevant Claquait au vent, Et montrait d'un air de gloire Un torse d'ombre et d'ivoire, Tandis que dans la nuit noire Luisaient en des cris stridents Trente-deux dents. III Marine L'Océan sonore Palpite sous l'oeil De la lune en deuil Et palpite encore, Tandis qu'un éclair Brutal et sinistre Fend le ciel de bistre D'un long zigzag clair, Et que chaque lame En bonds convulsifs Le long des récifs Va, vient, luit et clame, Et qu'au firmament, Où l'ouragan erre, Rugit le tonnerre IV Effet de nuit La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette De flèches et de tours à jour la silhouette D'une ville gothique éteinte au lointain gris. La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris Secoués par le bec avide des corneilles Et dansant dans l'air noir des gigues nonpareilles, Tandis que leurs pieds sont la pâture des loups. Quelques buissons d'épine épars, et quelque houx Dressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche, Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche. Et puis, autour de trois livides prisonniers Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse, Luisent à contre-sens des lances de l'averse. V Grotesques Leurs jambes pour toutes montures, Pour tous biens l'or de leurs regards, Par le chemin des aventures Ils vont haillonneux et hagards. Le sage, indigné, les harangue; Le sot plaint ces fous hasardeux; Les enfants leur tirent la langue Et les filles se moquent d'eux. C'est qu'odieux et ridicules, Et maléfiques en effet, Ils ont l'air, sur les crépuscules, D'un mauvais rêve que l'on fait; C'est que, sur leurs aigres guitares Crispant la main des libertés, Ils nasillent des chants bizarres, Nostalgiques et révoltés; C'est enfin que dans leurs prunelles Rit et pleure - fastidieux - L'amour des choses éternelles, Des vieux morts et des anciens dieux! - Donc, allez, vagabonds sans trêves, Errez, funestes et maudits, Le long des gouffres et des grèves, Sous l'oeil fermé des paradis! La nature à l'homme s'allie Pour châtier comme il le faut L'orgueilleuse mélancolie Qui vous fait marcher le front haut, Et, vengeant sur vous le blasphème Des vastes espoirs véhéments, Meurtrit votre front anathème Au choc rude des éléments. Les juins brûlent et les décembres Gèlent votre chair jusqu'aux os, Et la fièvre envahit vos membres Qui se déchirent aux roseaux. Tout vous repousse et tout vous navre, Et quand la mort viendra pour vous, Maigre et froide, votre cadavre Sera dédaigné par les loups! Paysages tristes A Catulle Mendès. I Soleils couchants Une aube affaiblie Verse par les champs La mélancolie Des soleils couchants. La mélancolie Berce de doux chants Mon coeur qui s'oublie Aux soleils couchants. Et d'étranges rêves, Comme des soleils Couchants sur les grèves, Fantômes vermeils, Défilent sans trêves, Défilent, pareils A des grands soleils Couchants sur les grèves. II Crépuscule du soir mystique Le Souvenir avec le Crépuscule Rougeoie et tremble à l'ardent horizon De l'Espérance en flamme qui recule Et s'agrandit ainsi qu'une cloison Mystérieuse où mainte floraison - Dahlia, lys, tulipe et renoncule - S'élance autour d'un treillis, et circule Parmi la maladive exhalaison De parfums lourds et chauds, dont le poison - Dahlia, lys, tulipe et renoncule - Noyant mes sens, mon âme et ma raison, Mêle dans une immense pâmoison Le Souvenir avec le Crépuscule. III Promenade sentimentale Le couchant dardait ses rayons suprêmes Et le vent berçait les nénuphars blêmes; Les grands nénuphars entre les roseaux Tristement luisaient sur les calmes eaux. Moi j'errais tout seul, promenant ma plaie Au long de l'étang, parmi la saulaie Où la brume vague évoquait un grand Fantôme laiteux se désespérant Et pleurant avec la voix des sarcelles Qui se rappelaient en battant des ailes Parmi la saulaie où j'errais tout seul Promenant ma plaie; et l'épais linceul Des ténèbres vint noyer les suprêmes Rayons du couchant dans ses ondes blêmes Et des nénuphars, parmi les roseaux, Des grands nénuphars sur les calmes eaux. IV Nuit du Walpurgis classique C'est plutôt le sabbat du second Faust que l'autre. Un rhythmique sabbat, rhythmique, extrêmement Rhythmique. - Imaginez un jardin de Lenôtre, Correct, ridicule et charmant. Des ronds-points; au milieu, des jets d'eau; des allées Toutes droites; sylvains de marbre; dieux marins De bronze; çà et là , des Vénus étalées; Des quinconces, des boulingrins; Des châtaigniers; des plants de fleurs formant la dune; Ici, des rosiers nains qu'un goût docte effila; Plus loin, des ifs taillés en triangle. La lune D'un soir d'été sur tout cela. Minuit sonne, et réveille au fond du parc aulique Un air mélancolique, un sourd, lent et doux air De chasse tel, doux, lent, sourd et mélancolique, L'air de chasse de Tannhauser. Des chants voilés de cors lointains où la tendresse Des sens étreint l'effroi de l'âme en des accords Harmonieusement dissonants dans l'ivresse; Et voici qu'à l'appel des cors S'entrelacent soudain des formes toutes blanches, Diaphanes, et que le clair de lune fait Opalines parmi l'ombre verte des branches, - Un Watteau rêvé par Raffet! - S'entrelacent parmi l'ombre verte des arbres D'un geste alangui, plein d'un désespoir profond, Puis, autour des massifs, des bronzes et des marbres Très lentement dansent en rond. - Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée Du poète ivre, ou son regret, ou son remords, Ces spectres agités en tourbe cadencée, Ou bien tout simplement des morts? Sont-ce donc ton remords, ô rêvasseur qu'invite L'horreur, ou ton regret, ou ta pensée, - hein? - tous Ces spectres qu'un vertige irrésistible agite, Ou bien des morts qui seraient fous? - N'importe! ils vont toujours, les fébriles fantômes, Menant leur ronde vaste et morne et tressautant Comme dans un rayon de soleil des atomes, Et s'évaporent à l'instant Humide et blême où l'aube éteint l'un après l'autre Les cors, en sorte qu'il ne reste absolument Plus rien - absolument - qu'un jardin de Lenôtre, Correct, ridicule et charmant. V Chanson d'automne Les sanglots longs Des violons De l'automne Blessent mon coeur D'une langueur Tout suffocant Et blême, quand Sonne l'heure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure; Et je m'en vais Au vent mauvais Qui m'emporte Deçà , delà , Pareil à la Feuille morte. VI L'heure du berger La lune est rouge au brumeux horizon; Dans un brouillard qui danse la prairie S'endort fumeuse, et la grenouille crie Par les joncs verts où circule un frisson; Les fleurs des eaux referment leurs corolles; Des peupliers profilent aux lointains, Droits et serrés, leurs spectres incertains; Vers les buissons errent les lucioles; Les chats-huants s'éveillent, et sans bruit Rament l'air noir avec leurs ailes lourdes, Et le zénith s'emplit de lueurs sourdes. Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit. VII Le Rossignol Comme un vol criard d'oiseaux en émoi, Tous mes souvenirs s'abattent sur moi, S'abattent parmi le feuillage jaune De mon coeur mirant son tronc plié d'aune Au tain violet de l'eau des Regrets Qui mélancoliquement coule auprès, S'abattent, et puis la rumeur mauvaise Qu'une brise moite en montant apaise, S'éteint par degrés dans l'arbre, si bien Qu'au bout d'un instant on n'entend plus rien, Plus rien que la voix célébrant l'Absente, Plus rien que la voix - ô si languissante! - De l'oiseau que fut mon Premier Amour, Et qui chante encor comme au premier jour; Et dans la splendeur triste d'une lune Se levant blafarde et solennelle, une Nuit mélancolique et lourde d'été, Pleine de silence et d'obscurité; Berce sur l'azur qu'un vent doux effleure L'arbre qui frissonne et l'oiseau qui pleure. Caprices A Henry Winter. I Femme et chatte Elle jouait avec sa chatte, Et c'était merveille de voir La main blanche et la blanche patte S'ébattre dans l'ombre du soir. Elle cachait - la scélérate! - Sous ses mitaines de fil noir Ses meurtriers ongles d'agate, Coupants et clairs comme un rasoir. L'autre aussi faisait la sucrée Et rentrait sa griffe acérée, Mais le diable n'y perdait rien... Et dans le boudoir où, sonore, Tintait son rire aérien Brillaient quatre points de phosphore. II Jésuitisme Le Chagrin qui me tue est ironique, et joint Le sarcasme au supplice, et ne torture point Franchement, mais picote avec un faux sourire Et transforme en spectacle amusant mon martyre, Et sur la bière où gÃt mon Rêve mi-pourri Beugle un De Profundis sur l'air du Traderi. C'est un Tartuffe qui, tout en mettant des roses Pompons sur les autels des Madones moroses, Tout en faisant chanter à des enfants de choeur Ces cantiques d'eau tiède où se baigne le coeur, Tout en amidonnant ces guimpes amoureuses Qui serpentent au corps sacré des Bienheureuses, Tout en disant à voix basse son chapelet, Tout en passant la main sur son petit collet, Tout en parlant avec componction de l'âme, N'en médite pas moins ma ruine, - l'infâme! III La chanson des Ingénues Nous sommes les Ingénues Aux bandeaux plats, à l'oeil bleu, Qui vivons, presque inconnues, Dans les romans qu'on lit peu. Nous allons entrelacées, Et le jour n'est pas plus pur Que le fond de nos pensées, Et nos rêves sont d'azur; Et nous courons par les prées, Et rions et babillons Des aubes jusqu'aux vesprées, Et chassons aux papillons; Et des chapeaux de bergères Défendent notre fraÃcheur, Et nos robes - si légères - Sont d'une extrême blancheur; Les Richelieux, les Caussades Et les chevaliers Faublas Nous prodiguent les oeillades, Les saluts et les "hélas!", Mais en vain, et leurs mimiques Se viennent casser le nez Devant les plis ironiques De nos jupons détournés; Et notre candeur se raille Des imaginations De ces raseurs de muraille, Bien que parfois nous sentions Battre nos coeurs sous nos mantes A des pensers clandestins, En nous sachant les amantes Futures des libertins. IV Une grande dame Belle "à damner les saints", à troubler sous l'aumusse Un vieux juge! Elle marche impérialement. Elle parle - et ses dents font un miroitement - Italien, avec un léger accent russe. Ses yeux froids où l'émail sertit le bleu de Prusse Ont l'éclat insolent et dur du diamant. Pour la splendeur du sein, pour le rayonnement De la peau, nulle reine ou courtisane, fût-ce Cléopâtre la lynce ou la chatte Ninon, N'égale sa beauté patricienne, non! Vois, ô bon Buridan "C'est une grande dame!" Il faut - pas de milieu! - l'adorer à genoux, Plat, n'ayant d'astre aux cieux que ses lourds cheveux roux Ou bien lui cravacher la face, à cette femme! V Monsieur Prudhomme Il est grave il est maire et père de famille. Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux Dans un rêve sans fin flottent insoucieux, Et le printemps en fleurs sur ses pantoufles brille. Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille Où l'oiseau chante à l'ombre, et que lui font les cieux, Et les prés verts et les gazons silencieux? Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu. Il est juste-milieu, botaniste et pansu. Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles, Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a Plus en horreur que son éternel coryza, Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles. Initium Les violons mêlaient leur rire au chant des flûtes Et le bal tournoyait quand je la vis passer Avec ses cheveux blonds jouant sur les volutes De son oreille où mon Désir comme un baiser S'élançait et voulait lui parler, sans oser. Cependant elle allait, et la mazurque lente La portait dans son rhythme indolent comme un vers, - Rime mélodieuse, image étincelante, - Et son âme d'enfant rayonnait à travers La sensuelle ampleur de ses yeux gris et verts. Et depuis, ma Pensée - immobile - contemple Sa Splendeur évoquée, en adoration, Et dans son Souvenir, ainsi que dans un temple, Mon Amour entre, plein de superstition. Et je crois que voici venir la Passion. Çavitrà Maha-Baratta. Pour sauver son époux, Çavitrà fit le voeu De se tenir trois jours entiers, trois nuits entières, Debout, sans remuer jambes, buste ou paupières Rigide, ainsi que dit Vyaça, comme un pieu. Ni, Çurya, tes rais cruels, ni la langueur Que Tchandra vient épandre à minuit sur les cimes Ne firent défaillir, dans leurs efforts sublimes, La pensée et la chair de la femme au grand coeur. - Que nous cerne l'Oubli, noir et morne assassin, Ou que l'Envie aux traits amers nous ait pour cibles, Ainsi que Çavitrà faisons-nous impassibles, Mais, comme elle, dans l'âme ayons un haut dessein. Sub Urbe Les petits ifs du cimetière Frémissent au vent hiémal, Dans la glaciale lumière. Avec des bruits sourds qui font mal, Les croix de bois des tombes neuves Vibrent sur un ton anormal. Silencieux comme des fleuves, Mais gros de pleurs comme eux de flots, Les fils, les mères et les veuves Par les détours du triste enclos S'écoulent, - lente théorie, - Au rhythme heurté des sanglots. Le sol sous les pieds glisse et crie, Là -haut de grands nuages tors S'échevèlent avec furie. Pénétrant comme le remords, Tombe un froid lourd qui vous écoeure Et qui doit filtrer chez les morts, Chez les pauvres morts, à toute heure Seuls, et sans cesse grelottants, - Qu'on les oublie ou qu'on les pleure! - Ah! vienne vite le Printemps, Et son clair soleil qui caresse, Et ses doux oiseaux caquetants! Refleurisse l'enchanteresse Gloire des jardins et des champs Que l'âpre hiver tient en détresse! Et que, - des levers aux couchants, - L'or dilaté d'un ciel sans bornes Berce de parfums et de chants, Chers endormis, vos sommeils mornes! Sérénade Comme la voix d'un mort qui chanterait Du fond de sa fosse, MaÃtresse, entends monter vers ton retrait Ma voix aigre et fausse. Ouvre ton âme et ton oreille au son De ma mandoline Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson Cruelle et câline. Je chanterai tes yeux d'or et d'onyx Purs de toutes ombres, Puis le Léthé de ton sein, puis le Styx De tes cheveux sombres. Comme la voix d'un mort qui chanterait Du fond de sa fosse, MaÃtresse, entends monter vers ton retrait Ma voix aigre et fausse. Puis je louerai beaucoup, comme il convient, Cette chair bénie Dont le parfum opulent me revient Les nuits d'insomnie. Et pour finir, je dirai le baiser De ta lèvre rouge, Et ta douceur à me martyriser, - Mon Ange! - ma Gouge! Ouvre ton âme et ton oreille au son De ma mandoline Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson Cruelle et câline. Un Dahlia Courtisane au sein dur, à l'oeil opaque et brun S'ouvrant avec lenteur comme celui d'un boeuf, Ton grand torse reluit ainsi qu'un marbre neuf. Fleur grasse et riche, autour de toi ne flotte aucun Arome, et la beauté sereine de ton corps Déroule, mate, ses impeccables accords. Tu ne sens même pas la chair, ce goût qu'au moins Exhalent celles-là qui vont fanant les foins, Et tu trônes, Idole insensible à l'encens. - Ainsi le Dahlia, roi vêtu de splendeur, Elève sans orgueil sa tête sans odeur, Irritant au milieu des jasmins agaçants! Nevermore Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice, Redresse et peins à neuf tous tes arcs triomphaux; Brûle un encens ranci sur tes autels d'or faux; Sème de fleurs les bords béants du précipice; Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice! Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni; Entonne, orgue enroué, des Te Deum splendides; Vieillard prématuré, mets du fard sur tes rides; Couvre-toi de tapis mordorés, mur jauni; Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni. Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches! Car mon rêve impossible a pris corps, et je l'ai Entre mes bras pressé le Bonheur, cet ailé Voyageur qui de l'Homme évite les approches, - Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches! Le Bonheur a marché côte à côte avec moi. Mais la FATALITE ne connaÃt point de trêve Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve, Et le remords est dans l'amour telle est la loi. - Le Bonheur a marché côte à côte avec moi. Il bacio Baiser! rose trémière au jardin des caresses! Vif accompagnement sur le clavier des dents Des doux refrains qu'Amour chante en les coeurs ardents Avec sa voix d'archange aux langueurs charmeresses! Sonore et gracieux Baiser, divin Baiser! Volupté nonpareille, ivresse inénarrable! Salut! l'homme, penché sur ta coupe adorable, S'y grise d'un bonheur qu'il ne sait épuiser. Comme le vin du Rhin et comme la musique, Tu consoles et tu berces, et le chagrin Expire avec la moue en ton pli purpurin... Qu'un plus grand, GoÃthe ou Will, te dresse un vers classique. Moi, je ne puis, chétif trouvère de Paris, T'offrir que ce bouquet de strophes enfantines Sois bénin et, pour prix, sur les lèvres mutines D'Une que je connais, Baiser, descends, et ris. Dans les bois D'autres, - des innocents ou bien des lymphatiques, - Ne trouvent dans les bois que charmes langoureux, Souffles frais et parfums tièdes. Ils sont heureux! D'autres s'y sentent pris - rêveurs - d'effrois mystiques. Ils sont heureux! Pour moi, nerveux, et qu'un remords Epouvantable et vague affole sans relâche, Par les forêts je tremble à la façon d'un lâche Qui craindrait une embûche ou qui verrait des morts. Ces grands rameaux jamais apaisés, comme l'onde, D'où tombe un noir silence avec une ombre encor Plus noire, tout ce morne et sinistre décor Me remplit d'une horreur triviale et profonde. Surtout les soirs d'été la rougeur du couchant Se fond dans le gris bleu des brumes qu'elle teinte D'incendie et de sang; et l'angélus qui tinte Au lointain semble un cri plaintif se rapprochant. Le vent se lève chaud et lourd, un frisson passe Et repasse, toujours plus fort, dans l'épaisseur Toujours plus sombre des hauts chênes, obsesseur, Et s'éparpille, ainsi qu'un miasme, dans l'espace. La nuit vient. Le hibou s'envole. C'est l'instant Où l'on songe aux récits des aïeules naïves... Sous un fourré, là -bas, là -bas, des sources vives Font un bruit d'assassins postés se concertant. Nocturne Parisien A Edmond Lepelletier Roule, roule ton flot indolent, morne Sous tes ponts qu'environne une vapeur malsaine Bien des corps ont passé, morts, horribles, pourris, Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris. Mais tu n'en traÃnes pas, en tes ondes glacées, Autant que ton aspect m'inspire de pensées! Le Tibre a sur ses bords des ruines qui font Monter le voyageur vers un passé profond, Et qui, de lierre noir et de lichen couvertes, Apparaissent, tas gris, parmi les herbes vertes. Le gai Guadalquivir rit aux blonds orangers Et reflète, les soirs, des boléros légers. Le Pactole a son or, le Bosphore a sa rive Où vient faire son kief l'odalisque lascive. Le Rhin est un burgrave, et c'est un troubadour Que le Lignon, et c'est un ruffian que l'Adour. Le Nil, au bruit plaintif de ses eaux endormies, Berce de rêves doux le sommeil des momies. Le grand Meschascébé, fier de ses joncs sacrés, Charrie augustement ses Ãlots mordorés, Et soudain, beau d'éclairs, de fracas et de fastes, Splendidement s'écroule en Niagaras vastes. L'Eurotas, où l'essaim des cygnes familiers Mêle sa grâce blanche au vert mat des lauriers, Sous son ciel clair que raie un vol de gypaète, Rhythmique et caressant, chante ainsi qu'un poète. Enfin, Ganga, parmi les hauts palmiers tremblants Et les rouges padmas, marche à pas fiers et lents En appareil royal, tandis qu'au loin la foule Le long des temples va hurlant, vivante houle, Au claquement massif des cymbales de bois, Et qu'accroupi, filant ses notes de hautbois, Du saut de l'antilope agile attendant l'heure, Le tigre jaune au dos rayé s'étire et pleure. - Toi, Seine, tu n'as rien. Deux quais, et voilà tout, Deux quais crasseux, semés de l'un à l'autre bout D'affreux bouquins moisis et d'une foule insigne Qui fait dans l'eau des ronds et qui pêche à la ligne. Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin Les passants alourdis de sommeil ou de faim, Et que le couchant met au ciel des taches rouges, Qu'il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges Et, s'accoudant au pont de la Cité, devant Notre-Dame, songer, coeur et cheveux au vent! Les nuages, chassés par la brise nocturne, Courent, cuivreux et roux, dans l'azur taciturne. Sur la tête d'un roi du portail, le soleil, Au moment de mourir, pose un baiser vermeil. L'hirondelle s'enfuit à l'approche de l'ombre, Et l'on voit voleter la chauve-souris sombre. Tout bruit s'apaise autour. A peine un vague son Dit que la ville est là qui chante sa chanson, Qui lèche ses tyrans et qui mord ses victimes; Et c'est l'aube des vols, des amours et des crimes. - Puis, tout à coup, ainsi qu'un ténor effaré Lançant dans l'air bruni son cri désespéré, Son cri qui se lamente et se prolonge, et crie, Eclate en quelque coin l'orgue de Barbarie Il brame un de ces airs, romances ou polkas, Qu'enfants nous tapotions sur nos harmonicas Et qui font, lents ou vifs, réjouissants ou tristes, Vibrer l'âme aux proscrits, aux femmes, aux artistes. C'est écorché, c'est faux, c'est horrible, c'est dur, Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr; Ces rires sont traÃnés, ces plaintes sont hachées; Sur une clef de sol impossible juchées, Les notes ont un rhume et les do sont des la, Mais qu'importe! l'on pleure en entendant cela! Mais l'esprit, transporté dans le pays des rêves, Sent à ces vieux accords couler en lui des sèves; La pitié monte au coeur et les larmes aux yeux, Et l'on voudrait pouvoir goûter la paix des cieux, Et dans une harmonie étrange et fantastique Qui tient de la musique et tient de la plastique, L'âme, les inondant de lumière et de chant, Mêle les sons de l'orgue aux rayons du couchant! - Et puis l'orgue s'éloigne, et puis c'est le silence, Et la nuit terne arrive, et Vénus se balance Sur une molle nue au fond des cieux obscurs; On allume les becs de gaz le long des murs, Et l'astre et les flambeaux font des zigzags fantasques Dans le fleuve plus noir que le velours des masques; Et le contemplateur sur le haut garde-fou Par l'air et par les ans rouillé comme un vieux sou Se penche, en proie aux vents néfastes de l'abÃme. Pensée, espoir serein, ambition sublime, Tout, jusqu'au souvenir, tout s'envole, tout fuit, Et l'on est seul avec Paris, l'Onde et la Nuit! - Sinistre trinité! De l'ombre dures portes! Mané-Thécel-Pharès des illusions mortes! Vous êtes toutes trois, ô Goules de malheur, Si terribles, que l'Homme, ivre de la douleur Que lui font en perçant sa chair vos doigts de spectre, L'Homme, espèce d'Oreste à qui manque une Electre, Sous la fatalité de votre regard creux Ne peut rien et va droit au précipice affreux; Et vous êtes aussi toutes trois si jalouses De tuer et d'offrir au grand Ver des épouses Qu'on ne sait que choisir entre vos trois horreurs, Et si l'on craindrait moins périr par les terreurs Des Ténèbres que sous l'Eau sourde, l'Eau profonde, Ou dans tes bras fardés, Paris, reine du monde! - Et tu coules toujours, Seine, et, tout en rampant, Tu traÃnes dans Paris ton cours de vieux serpent, De vieux serpent boueux, emportant vers tes havres Tes cargaisons de bois, de houille, et de cadavres! Marco Quand Marco passait, tous les jeunes hommes Se penchaient pour voir ses yeux, des Sodomes Où les feux d'Amour brûlaient sans pitié Ta pauvre cahute, ô froide Amitié; Tout autour dansaient des parfums mystiques Où l'âme en pleurant s'anéantissait, Sur ses cheveux roux un charme glissait; Sa robe rendait d'étranges musiques Quand Marco passait. Quand Marco chantait, ses mains sur l'ivoire Evoquaient souvent la profondeur noire Des airs primitifs que nul n'a redits, Et sa voix montait dans les paradis De la symphonie immense des rêves, Et l'enthousiasme alors transportait Vers des cieux connus quiconque écoutait Ce timbre d'argent qui vibrait sans trêves Quand Marco chantait. Quand Marco pleurait, ses terribles larmes Défiaient l'éclat des plus belles armes; Ses lèvres de sang fonçaient leur carmin Et son désespoir n'avait rien d'humain; Pareil au foyer que l'huile exaspère, Son courroux croissait, rouge, et l'on aurait Dit d'une lionne à l'âpre forêt Communiquant sa terrible colère Quand Marco pleurait. Quand Marco dansait, sa jupe moirée Allait et venait comme une marée, Et, tel qu'un bambou flexible, son flanc Se tordait, faisant saillir son sein blanc Un éclair partait. Sa jambe de marbre, Emphatiquement cynique, haussait Ses mates splendeurs, et cela faisait Le bruit du vent de la nuit dans un arbre Quand Marco dansait. Quand Marco dormait, oh! quels parfums d'ambre Et de chair mêlés opprimaient la chambre! Sous les draps la ligne exquise du dos Ondulait, et dans l'ombre des rideaux L'haleine montait, rhythmique et légère; Un sommeil heureux et calme fermait Ses yeux, et ce doux mystère charmait Les vagues objets parmi l'étagère, Quand Marco dormait. Mais quand elle aimait, des flots de luxure Débordaient, ainsi que d'une blessure Sort un sang vermeil qui fume et qui bout, De ce corps cruel que son crime absout; Le torrent rompait les digues de l'âme, Noyait la pensée, et bouleversait Tout sur son passage, et rebondissait Souple et dévorant comme de la flamme, Et puis se glaçait. César Borgia Portrait en pied Sur fond d'ombre noyant un riche vestibule Où le buste d'Horace et celui de Tibulle Lointains et de profil rêvent en marbre blanc, La main gauche au poignard et la main droite au flanc Tandis qu'un rire doux redresse la moustache, Le duc CESAR en grand costume se détache. Les yeux noirs, les cheveux noirs et le velours noir Vont contrastant, parmi l'or somptueux d'un soir, Avec la pâleur mate et belle du visage Vu de trois quarts et très ombré, suivant l'usage Des Espagnols ainsi que des Vénitiens Dans les portraits de rois et de patriciens. Le nez palpite, fin et droit. La bouche, rouge, Est mince, et l'on dirait que la tenture bouge Au souffle véhément qui doit s'en exhaler. Et le regard errant avec laisser-aller Devant lui, comme il sied aux anciennes peintures, Fourmille de pensers énormes d'aventures. Et le front, large et pur, sillonné d'un grand pli, Sans doute de projets formidables rempli, Médite sous la toque où frissonne une plume S'élançant hors d'un noeud de rubis qui s'allume. La mort de Philippe II A Louis-Xavier de Ricard. Le coucher d'un soleil de septembre ensanglante La plaine morne et l'âpre arête des sierras Et de la brume au loin l'installation lente. Le Guadarrama pousse entre les sables ras Son flot hâtif qui va réfléchissant par places Quelques oliviers nains tordant leurs maigres bras. Le grand vol anguleux des éperviers rapaces Raye à l'ouest le ciel mat et rouge qui brunit, Et leur cri rauque grince à travers les espaces. Despotique, et dressant au-devant du zénith L'entassement brutal de ses tours octogones, L'Escurial étend son orgueil de granit. Les murs carrés, percés de vitraux monotones, Montent droits, blancs et nus, sans autres ornements Que quelques grils sculptés qu'alternent des couronnes. Avec des bruits pareils aux rudes hurlements D'un ours que des bergers navrent de coups de pioches Et dont l'écho redit les râles alarmants, Torrent de cris roulant ses ondes sur les roches Et puis s'évaporant en des murmures longs, Sinistrement dans l'air du soir tintent les cloches. Par les cours du palais, où l'ombre met ses plombs, Circule - tortueux serpent hiératique - Une procession de moines aux frocs blonds Qui marchent un par un, suivant l'ordre ascétique, Et qui, pieds nus, la corde aux reins, un cierge en main, Ululent d'une voix formidable un cantique. - Qui donc ici se meurt? Pour qui sur le chemin Cette paille épandue et ces croix long-voilées Selon le rituel catholique romain? - La chambre est haute, vaste et sombre. Niellées, Les portes d'acajou massif tournent sans bruit, Leurs serrures étant, comme leurs gonds, huilées. Une vague rougeur plus triste que la nuit Filtre à rais indécis par les plis des tentures A travers les vitraux où le couchant reluit, Et fait papilloter sur les architectures, A l'angle des objets, dans l'ombre du plafond, Ce halo singulier qu'on voit dans les peintures. Parmi le clair-obscur transparent et profond S'agitent effarés des hommes et des femmes A pas furtifs, ainsi que les hyènes font. Riches, les vêtements des seigneurs et des dames, Velours, panne, satin, soie, hermine et brocart, Chantent l'ode du luxe en chatoyantes gammes, Et, trouant par éclairs distancés avec art L'opaque demi-jour, les cuirasses de cuivre Des gardes alignés scintillent de trois quart. Un homme en robe noire, à visage de guivre, Se penche, en caressant de la main ses fémurs, Sur un lit, comme l'on se penche sur un livre. Des rideaux de drap d'or roides comme des murs Tombent d'un dais de bois d'ébène en droite ligne, Dardant à temps égaux l'oeil des diamants durs. Dans le lit, un vieillard d'une maigreur insigne Egrène un chapelet, qu'il baise par moment, Entre ses doigts crochus comme des brins de vigne. Ses lèvres font ce sourd et long marmottement, Dernier signe de vie et premier d'agonie, - Et son haleine pue épouvantablement. Dans sa barbe couleur d'amarante ternie, Parmi ses cheveux blancs où luisent des tons roux Sous son linge bordé de dentelle jaunie, Avides, empressés, fourmillants, et jaloux De pomper tout le sang malsain du mourant fauve, En bataillons serrés vont et viennent les poux. C'est le Roi, ce mourant qu'assiste un mire chauve, Le Roi Philippe Deux d'Espagne, - Saluez! - Et l'aigle autrichien s'effare dans l'alcôve, Et de grands écussons, aux murailles cloués, Brillent, et maints drapeaux où l'oiseau noir s'étale Pendent deçà delà , vaguement remués!... - La porte s'ouvre. Un flot de lumière brutale Jaillit soudain, déferle et bientôt s'établit Par l'ampleur de la chambre en nappe horizontale; Porteurs de torches, roux, et que l'extase emplit, Entrent dix capucins qui restent en prière Un d'entre eux se détache et marche droit au lit. Il est grand, jeune et maigre, et son pas est de pierre, Et les élancements farouches de la Foi Rayonnent à travers les cils de sa paupière; Son pied ferme et pesant et lourd, comme la Loi, Sonne sur les tapis, régulier, emphatique; Les yeux baissés en terre, il marche droit au Roi. Et tous sur son trajet dans un geste extatique S'agenouillent, frappant trois fois du poing leur sein; Car il porte avec lui le sacré Viatique. Du lit s'écarte avec respect le matassin, Le médecin du corps, en pareille occurrence, Devant céder la place, Ame, à ton médecin. La figure du Roi, qu'étire la souffrance, A l'approche du fray se rassérène un peu. Tant la religion est grosse d'espérance! Le moine cette fois ouvrant son oeil de feu Tout brillant de pardons mêlés à des reproches, S'arrête, messager des justices de Dieu. - Sinistrement dans l'air du soir tintent les cloches. Et la Confession commence. Sur le flanc Se retournant, le roi, d'un ton sourd, bas et grêle, Parle de feux, de juifs, de bûchers et de sang. - "Vous repentiriez-vous par hasard de ce zèle? Brûler des juifs, mais c'est une dilection! Vous fûtes, ce faisant, orthodoxe et fidèle." - Et, se pétrifiant dans l'exaltation, Le Révérend, les bras en croix, tête dressée, Semble l'esprit sculpté de l'Inquisition. Ayant repris haleine, et d'une voix cassée, Péniblement, et comme arrachant par lambeaux Un remords douloureux du fond de sa pensée, Le Roi, dont la lueur tragique des flambeaux Eclaire le visage osseux et le front blême, Prononce ces mots Flandre, Albe, morts, sacs, tombeaux. - "Les Flamands, révoltés contre l'Eglise même, Furent très justement punis, à votre los, Et je m'étonne, ô Roi, de ce doute suprême. Poursuivez." - Et le Roi parla de don Carlos. Et deux larmes coulaient tremblantes sur sa joue Palpitante et collée affreusement à l'os. - "Vous déplorez cet acte, et moi je vous en loue! L'Infant, certes, était coupable au dernier point, Ayant voulu tirer l'Espagne dans la boue De l'hérésie anglaise, et de plus n'ayant point Frémi de conspirer - ô ruses abhorrées! - Et contre un Père, et contre un MaÃtre, et contre un Oint!" - Le moine ensuite dit les formules sacrées Par quoi tous nos péchés nous sont remis, et puis, Prenant l'Hostie avec ses deux mains timorées, Sur la langue du Roi la déposa. Tous bruits Se sont tus, et la Cour, pliant dans la détresse, Pria, muette et pâle, et nul n'a su depuis Si sa prière fut sincère ou bien traÃtresse. - Qui dira les pensers obscurs que protégea Ce silence, brouillard complice qui se dresse? - Ayant communié, le Roi se replongea Dans l'ampleur des coussins, et la béatitude De l'Absolution reçue ouvrant déjà L'oeil de son âme au jour clair de la certitude, Epanouit ses traits en un sourire exquis Qui tenait de la fièvre et de la quiétude. Et tandis qu'alentour ducs, comtes et marquis, Pleins d'angoisses, fichaient leurs yeux sous la courtine, L'âme du Roi mourant montait aux cieux conquis. Puis le râle des morts hurla dans la poitrine De l'auguste malade avec des sursauts fous Tel l'ouragan passe à travers une ruine. Et puis, plus rien; et puis, sortant par mille trous, Ainsi que des serpents frileux de leur repaire, Sur le corps froid les vers se mêlèrent aux poux. - Philippe Deux était à la droite du Père. Epilogue I Le soleil, moins ardent, luit clair au ciel moins dense. Balancés par un vent automnal et berceur, Les rosiers du jardin s'inclinent en cadence. L'atmosphère ambiante a des baisers de soeur. La Nature a quitté pour cette fois son trône De splendeur, d'ironie et de sérénité Clémente, elle descend, par l'ampleur de l'air jaune, Vers l'homme, son sujet pervers et révolté. Du pan de son manteau que l'abÃme constelle, Elle daigne essuyer les moiteurs de nos fronts, Et son âme éternelle et sa forme immortelle Donnent calme et vigueur à nos coeurs mous et prompts. Le frais balancement des ramures chenues, L'horizon élargi plein de vagues chansons, Tout, jusqu'au vol joyeux des oiseaux et des nues, Tout aujourd'hui console et délivre. - Pensons. II Donc, c'en est fait. Ce livre est clos. Chères Idées Qui rayiez mon ciel gris de vos ailes de feu Dont le vent caressait mes tempes obsédées, Vous pouvez revoler devers l'Infini bleu! Et toi, Vers qui tintais, et toi, Rime sonore, Et vous, Rhythmes chanteurs, et vous, délicieux Ressouvenirs, et vous, Rêves, et vous encore, Images qu'évoquaient mes désirs anxieux, Il faut nous séparer. Jusqu'aux jours plus propices Où nous réunira l'Art, notre maÃtre, adieu, Adieu, doux compagnons, adieu, charmants complices! Vous pouvez revoler devers l'Infini bleu. Aussi bien, nous avons fourni notre carrière Et le jeune étalon de notre bon plaisir, Tout affolé qu'il est de sa course première, A besoin d'un peu d'ombre et de quelque loisir. - Car toujours nous t'avons fixée, ô Poésie, Notre astre unique et notre unique passion, T'ayant seule pour guide et compagne choisie, Mère, et nous méfiant de l'Inspiration. III Ah! l'Inspiration superbe et souveraine, L'Egérie aux regards lumineux et profonds, Le Genium commode et l'Erato soudaine, L'Ange des vieux tableaux avec des ors au fond, La Muse, dont la voix est puissante sans doute, Puisqu'elle fait d'un coup dans les premiers cerveaux, Comme ces pissenlits dont s'émaille la route, Pousser tout un jardin de poèmes nouveaux, La Colombe, le Saint-Esprit, le saint Délire, Les Troubles opportuns, les Transports complaisants, Gabriel et son luth, Apollon et sa lyre, Ah! l'Inspiration, on l'invoque à seize ans! Ce qu'il nous faut à nous, les Suprêmes Poètes Qui vénérons les Dieux et qui n'y croyons pas, A nous dont nul rayon n'auréola les têtes, Dont nulle Béatrix n'a dirigé les pas, A nous qui ciselons les mots comme des coupes Et qui faisons des vers émus très froidement, A nous qu'on ne voit point les soirs aller par groupes Harmonieux au bord des lacs et nous pâmant, Ce qu'il nous faut à nous, c'est, aux lueurs des lampes, La science conquise et le sommeil dompté, C'est le front dans les mains du vieux Faust des estampes, C'est l'Obstination et c'est la Volonté! C'est la Volonté sainte, absolue, éternelle, Cramponnée au projet comme un noble condor Aux flancs fumants de peur d'un buffle, et d'un coup d'aile Emportant son trophée à travers les cieux d'or! Ce qu'il nous faut à nous, c'est l'étude sans trêve, C'est l'effort inouï, le combat nonpareil, C'est la nuit, l'âpre nuit du travail, d'où se lève Lentement, lentement, l'Oeuvre, ainsi qu'un soleil! Libre à nos Inspirés, coeurs qu'une oeillade enflamme, D'abandonner leur être aux vents comme un bouleau; Pauvres gens! l'Art n'est pas d'éparpiller son âme Est-elle en marbre, ou non, la Vénus de Milo? Nous donc, sculptons avec le ciseau des Pensées Le bloc vierge du Beau, Paros immaculé, Et faisons-en surgir sous nos mains empressées Quelque pure statue au péplos étoilé, Afin qu'un jour, frappant de rayons gris et roses Le chef-d'oeuvre serein, comme un nouveau Memnon, L'Aube-Postérité, fille des Temps moroses, Fasse dans l'air futur retentir notre nom! Fêtes galantes Clair de lune Votre âme est un paysage choisi Que vont charmant masques et bergamasques Jouant du luth et dansant et quasi Tristes sous leurs déguisements fantasques. Tout en chantant sur le mode mineur L'amour vainqueur et la vie opportune, Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur Et leur chanson se mêle au clair de lune, Au calme clair de lune triste et beau, Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres Et sangloter d'extase les jets d'eau, Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres. Pantomime Pierrot qui n'a rien d'un Clitandre Vide un flacon sans plus attendre, Et, pratique, entame un pâté. Cassandre, au fond de l'avenue, Verse une larme méconnue Sur son neveu déshérité. Ce faquin d'Arlequin combine L'enlèvement de Colombine Et pirouette quatre fois. Colombine rêve, surprise De sentir un coeur dans la brise Et d'entendre en son coeur des voix. Sur l'herbe - L'abbé divague. - Et toi, marquis, Tu mets de travers ta perruque. - Ce vieux vin de Chypre est exquis Moins, Camargo, que votre nuque. - Ma flamme... - Do, mi, sol, la si. - L'abbé, ta noirceur se dévoile. - Que je meure, mesdames, si Je ne vous décroche une étoile! - Je voudrais être petit chien! - Embrassons nos bergères, l'une Après l'autre. - Messieurs! eh bien? - Do, mi, sol. - Hé! bonsoir, la Lune! L'Allée Fardée et peinte comme au temps des bergeries, Frêle parmi les noeuds énormes de rubans, Elle passe, sous les ramures assombries, Dans l'allée où verdit la mousse des vieux bancs, Avec mille façons et mille afféteries Qu'on garde d'ordinaire aux perruches chéries. Sa longue robe à queue est bleue, et l'éventail Qu'elle froisse en ses doigts fluets aux larges bagues S'égaie en des sujets érotiques, si vagues Qu'elle sourit, tout en rêvant, à maint détail. - Blonde, en somme. Le nez mignon avec la bouche Incarnadine, grasse et divine d'orgueil Inconscient. - D'ailleurs, plus fine que la mouche Qui ravive l'éclat un peu niais de l'oeil. A la promenade Le ciel si pâle et les arbres si grêles Semblent sourire à nos costumes clairs Qui vont flottant légers, avec des airs De nonchalance et des mouvements d'ailes. Et le vent doux ride l'humble bassin, Et lueur du soleil qu'atténue L'ombre des bas tilleuls de l'avenue. Nous parvient bleue et mourante à dessein. Trompeurs exquis et coquettes charmantes, Coeurs tendres, mais affranchis du serment, Nous devisons délicieusement, Et les amants lutinent les amantes, De qui la main imperceptible sait Parfois donner un soufflet, qu'on échange Contre un baiser sur l'extrême phalange Du petit doigt, et comme la chose est Immensément excessive et farouche, On est puni par un regard très sec, Lequel contraste, au demeurant, avec La moue assez clémente de la bouche. Dans la grotte Là ! je me tue à vos genoux! Car ma détresse est infinie, Et la tigresse épouvantable d'Hyrcanie Est une agnelle au prix de vous. Oui, céans, cruelle Clymène, Ce glaive qui, dans maints combats, Mit tant de Scipions et de Cyrus à bas, Va finir ma vie et ma peine! Ai-je même besoin de lui Pour descendre aux Champs-Elysées? Amour perça-t-il pas de flèches aiguisées Mon coeur, dès que votre oeil m'eut lui? Les Ingénus Les hauts talons luttaient avec les longues jupes, En sorte que, selon le terrain et le vent, Parfois luisaient des bas de jambe, trop souvent Interceptés! - et nous aimions ce jeu de dupes. Parfois aussi le dard d'un insecte jaloux Inquiétait le col des belles sous les branches, Et c'étaient des éclairs soudains de nuques blanches, Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous. Le soir tombait, un soir équivoque d'automne Les belles, se pendant rêveuses à nos bras, Dirent alors des mots si spécieux, tout bas, Que notre âme, depuis ce temps, tremble et s'étonne. Cortége Un singe en veste de brocart Trotte et gambade devant elle Qui froisse un mouchoir de dentelle Dans sa main gantée avec art, Tandis qu'un négrillon tout rouge Maintient à tour de bras les pans De sa lourde robe en suspens, Attentif à tout pli qui bouge; Le singe ne perd pas des yeux La gorge blanche de la dame, Opulent trésor que réclame Le torse nu de l'un des dieux; Le négrillon parfois soulève Plus haut qu'il ne faut, l'aigrefin, Son fardeau somptueux, afin De voir ce dont la nuit il rêve; Elle va par les escaliers, Et ne paraÃt pas davantage Sensible à l'insolent suffrage De ses animaux familiers. Les Coquillages Chaque coquillage incrusté Dans la grotte où nous nous aimâmes A sa particularité. L'un a la pourpre de nos âmes Dérobée au sang de nos coeurs Quand je brûle et que tu t'enflammes; Cet autre affecte tes langueurs Et tes pâleurs alors que, lasse, Tu m'en veux de mes yeux moqueurs; Celui-ci contrefait la grâce De ton oreille, et celui-là Ta nuque rose, courte et grasse; Mais un, entre autres, me troubla. En patinant Nous fûmes dupes, vous et moi, De manigances mutuelles, Madame, à cause de l'émoi Dont l'Eté férut nos cervelles. Le Printemps avait bien un peu Contribué, si ma mémoire Est bonne, à brouiller notre jeu, Mais que d'une façon moins noire! Car au printemps l'air est si frais Qu'en somme les roses naissantes Qu'Amour semble entr'ouvrir exprès Ont des senteurs presque innocentes; Et même les lilas ont beau Pousser leur haleine poivrée Dans l'ardeur du soleil nouveau Cet excitant au plus récrée, Tant le zéphir souffle, moqueur, Dispersant l'aphrodisiaque Effluve, en sorte que le coeur Chôme et que même l'esprit vaque, Et qu'émoustillés, les cinq sens Se mettent alors de la fête, Mais seuls, tout seuls, bien seuls et sans Que la crise monte à la tête. Ce fut le temps, sous de clairs ciels, Vous en souvenez-vous, Madame? Des baisers superficiels Et des sentiments à fleur d'âme. Exempts de folles passions, Pleins d'une bienveillance amène, Comme tous deux nous jouissions Sans enthousiasme - et sans peine! Heureux instants! - mais vint l'Eté Adieu, rafraÃchissantes brises! Un vent de lourde volupté Investit nos âmes surprises. Des fleurs aux calices vermeils Nous lancèrent leurs odeurs mûres, Et partout les mauvais conseils Tombèrent sur nous des ramures. Nous cédâmes à tout cela, Et ce fut un bien ridicule Vertigo qui nous affola Tant que dura la canicule. Rires oiseux, pleurs sans raisons, Mains indéfiniment pressées, Tristesses moites, pâmoisons, Et quel vague dans les pensées! L'Automne, heureusement, avec Son jour froid et ses bises rudes, Vint nous corriger, bref et sec, De nos mauvaises habitudes, Et nous induisit brusquement En l'élégance réclamée De tout irréprochable amant, Comme de toute digne aimée... Or c'est l'Hiver, Madame, et nos Parieurs tremblent pour leur bourse, Et déjà les autres traÃneaux Osent nous disputer la course. Les deux mains dans votre manchon, Tenez-vous bien sur la banquette Et filons! - et bientôt Fanchon Nous fleurira - quoi qu'on caquette! Fantoches Scaramouche et Pulcinella Qu'un mauvais dessein rassembla Gesticulent, noirs sur la lune. Cependant l'excellent docteur Bolonais cueille avec lenteur Des simples parmi l'herbe brune. Lors sa fille, piquant minois, Sous la charmille, en tapinois, Se glisse demi-nue, en quête De son beau pirate espagnol Dont un langoureux rossignol Clame la détresse à tue-tête. Cythère Un pavillon à claires-voies Abrite doucement nos joies Qu'éventent des rosiers amis; L'odeur des roses, faible, grâce Au vent léger d'été qui passe, Se mêle aux parfums qu'elle a mis; Comme ses yeux l'avaient promis Son courage est grand et sa lèvre Communique une exquise fièvre; Et, l'Amour comblant tout, hormis La faim, sorbets et confitures Nous préservent des courbatures. En bateau L'étoile du berger tremblote Dans l'eau plus noire, et le pilote Cherche un briquet dans sa culotte. C'est l'instant, Messieurs, ou jamais, D'être audacieux, et je mets Mes deux mains partout désormais! Le chevalier Atys, qui gratte Sa guitare, à Chloris l'ingrate Lance une oeillade scélérate. L'abbé confesse bas Eglé, Et ce vicomte déréglé Des champs donne à son coeur la clé. Cependant la lune se lève Et l'esquif en sa course brève File gaÃment sur l'eau qui rêve. Le Faune Un vieux faune de terre cuite Rit au centre des boulingrins, Présageant sans doute une suite Mauvaise à ces instants sereins Qui m'ont conduit et t'ont conduite, Mélancoliques pèlerins, Jusqu'à cette heure dont la fuite Tournoie au son des tambourins. Mandoline Les donneurs de sérénades Et les belles écouteuses Echangent des propos fades Sous les ramures chanteuses. C'est Tircis et c'est Aminte, Et c'est l'éternel Clitandre, Et c'est Damis qui pour mainte Cruelle fait maint vers tendre. Leurs courtes vestes de soie, Leurs longues robes à queues, Leur élégance, leur joie Et leurs molles ombres bleues Tourbillonnent dans l'extase D'une lune rose et grise, Et la mandoline jase Parmi les frissons de brise. A Clymène Mystiques barcarolles, Romances sans paroles, Chère, puisque tes yeux, Couleur des cieux, Puisque ta voix, étrange Vision qui dérange Et trouble l'horizon De ma raison, Puisque l'arome insigne De ta pâleur de cygne, Et puisque la candeur De ton odeur, Ah! puisque tout ton être, Musique qui pénètre, Nimbes d'anges défunts, Tons et parfums, A, sur d'almes cadences, En ses correspondances Induit mon coeur subtil, Ainsi soit-il! Lettre Eloigné de vos yeux, Madame, par des soins Impérieux j'en prends tous les dieux à témoins, Je languis et me meurs, comme c'est ma coutume En pareil cas, et vais, le coeur plein d'amertume, A travers des soucis où votre ombre me suit, Le jour dans mes pensers, dans mes rêves la nuit, Et la nuit et le jour adorable, Madame! Si bien qu'enfin, mon corps faisant place à mon âme, Je deviendrai fantôme à mon tour aussi, moi, Et qu'alors, et parmi le lamentable émoi Des enlacements vains et des désirs sans nombre, Mon ombre se fondra pour jamais en votre ombre. En attendant, je suis, très chère, ton valet. Tout se comporte-t-il là -bas comme il te plaÃt, Ta perruche, ton chat, ton chien? La compagnie Est-elle toujours belle, et cette Silvanie Dont j'eusse aimé l'oeil noir si le tien n'était bleu, Et qui parfois me fit des signes, palsambleu! Te sert-elle toujours de douce confidente? Or, Madame, un projet impatient me hante De conquérir le monde et tous ses trésors pour Mettre à vos pieds ce gage - indigne - d'un amour Egal à toutes les flammes les plus célèbres Qui des grands coeurs aient fait resplendir les ténèbres. Cléopâtre fut moins aimée, oui, sur ma foi! Par Marc-Antoine et par César que vous par moi, N'en doutez pas, Madame, et je saurai combattre Comme César pour un sourire, ô Cléopâtre, Et comme Antoine fuir au seul prix d'un baiser. Sur ce, très chère, adieu. Car voilà trop causer, Et le temps que l'on perd à lire une missive N'aura jamais valu la peine qu'on l'écrive. Les Indolents - "Bah! malgré les destins jaloux, Mourons ensemble, voulez-vous? - La proposition est rare. - Le rare est le bon. Donc mourons Comme dans les Décamérons. - Hi! hi! hi! quel amant bizarre! - Bizarre, je ne sais. Amant Irréprochable, assurément. Si vous voulez, mourons ensemble? - Monsieur, vous raillez mieux encor Que vous n'aimez, et parlez d'or; Mais taisons-nous, si bon vous semble?" Si bien que ce soir-là Tircis Et Dorimène, à deux assis Non loin de deux silvains hilares, Eurent l'inexpiable tort D'ajourner une exquise mort. Hi! hi! hi! les amants bizarres. Colombine Léandre le sot, Pierrot qui d'un saut De puce Franchit le buisson, Cassandre sous son Capuce, Arlequin aussi, Cet aigrefin si Fantasque Aux costumes fous, Ses yeux luisant sous Son masque, - Do, mi, sol, mi, fa, - Tout ce monde va, Rit, chante Et danse devant Une belle enfant Méchante Dont les yeux pervers Comme les yeux verts Des chattes Gardent ses appas Et disent "A bas Les pattes!" - Eux ils vont toujours! - Fatidique cours Des astres, Oh! dis-moi vers quels Mornes ou cruels Désastres L'implacable enfant, Preste et relevant Ses jupes, La rose au chapeau, Conduit son troupeau De dupes? L'Amour par terre Le vent de l'autre nuit a jeté bas l'Amour Qui, dans le coin le plus mystérieux du parc, Souriait en bandant malignement son arc, Et dont l'aspect nous fit tant songer tout un jour! Le vent de l'autre nuit l'a jeté bas! Le marbre Au souffle du matin tournoie, épars. C'est triste De voir le piédestal, où le nom de l'artiste Se lit péniblement parmi l'ombre d'un arbre, Oh! c'est triste de voir debout le piédestal Tout seul! Et des pensers mélancoliques vont Et viennent dans mon rêve où le chagrin profond Evoque un avenir solitaire et fatal. Oh! c'est triste! - Et toi-même, est-ce pas? es touchée D'un si dolent tableau, bien que ton oeil frivole S'amuse au papillon de pourpre et d'or qui vole Au-dessus des débris dont l'allée est jonchée. En sourdine Calmes dans le demi-jour Que les branches hautes font, Pénétrons bien notre amour De ce silence profond. Fondons nos âmes, nos coeurs Et nos sens extasiés, Parmi les vagues langueurs Des pins et des arbousiers. Ferme tes yeux à demi, Croise tes bras sur ton sein, Et de ton coeur endormi Chasse à jamais tout dessein. Laissons-nous persuader Au souffle berceur et doux, Qui vient à tes pieds rider Les ondes de gazon roux. Et quand, solennel, le soir Des chênes noirs tombera, Voix de notre désespoir, Le rossignol chantera Colloque sentimental Dans le vieux parc solitaire et glacé, Deux formes ont tout à l'heure passé. Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles, Et l'on entend à peine leurs paroles. Dans le vieux parc solitaire et glacé, Deux spectres ont évoqué le passé. - Te souvient-il de notre extase ancienne? - Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne? - Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom? Toujours vois-tu mon âme en rêve? - Non. - Ah! les beaux jours de bonheur indicible Où nous joignions nos bouches! - C'est possible. - Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir! - L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir. Tels ils marchaient dans les avoines folles, Et la nuit seule entendit leurs paroles. La Bonne Chanson I Le soleil du matin doucement chauffe et dore Les seigles et les blés tout humides encore, Et l'azur a gardé sa fraÃcheur de la nuit. L'on sort sans autre but que de sortir; on suit, Le long de la rivière aux vagues herbes jaunes, Un chemin de gazon que bordent de vieux aunes. L'air est vif. Par moment un oiseau vole avec Quelque fruit de la haie ou quelque paille au bec, Et son reflet dans l'eau survit à son passage. C'est tout. Mais le songeur aime ce paysage Dont la claire douceur a soudain caressé Son rêve de bonheur adorable, et bercé Le souvenir charmant de cette jeune fille, Blanche apparition qui chante et qui scintille, Dont rêve le poète et que l'homme chérit, Evoquant en ses voeux dont peut-être on sourit La Compagne qu'enfin il a trouvée, et l'âme Que son âme depuis toujours pleure et réclame. II Toute grâce et toutes nuances Dans l'éclat doux de ses seize ans, Elle a la candeur des enfances Et les manéges innocents. Ses yeux, qui sont les yeux d'un ange, Savent pourtant, sans y penser, Eveiller le désir étrange D'un immatériel baiser. Et sa main, à ce point petite Qu'un oiseau-mouche n'y tiendrait, Captive, sans espoir de fuite, Le coeur pris par elle en secret. L'intelligence vient chez elle En aide à l'âme noble; elle est Pure autant que spirituelle Ce qu'elle a dit, il le fallait! Et si la sottise l'amuse Et la fait rire sans pitié, Elle serait, étant la muse, Clémente jusqu'à l'amitié, Jusqu'à l'amour - qui sait? peut-être, A l'égard d'un poète épris Qui mendierait sous sa fenêtre, L'audacieux! un digne prix De sa chanson bonne ou mauvaise! Mais témoignant sincèrement, Sans fausse note et sans fadaise, Du doux mal qu'on souffre en aimant. III En robe grise et verte avec des ruches, Un jour de juin que j'étais soucieux, Elle apparut souriante à mes yeux Qui l'admiraient sans redouter d'embûches; Elle alla, vint, revint, s'assit, parla, Légère et grave, ironique, attendrie Et je sentais en mon âme assombrie Comme un joyeux reflet de tout cela; Sa voix, étant de la musique fine, Accompagnait délicieusement L'esprit sans fiel de son babil charmant Où la gaÃté d'un coeur bon se devine. Aussi soudain fus-je, après le semblant D'une révolte aussitôt étouffée, Au plein pouvoir de la petite Fée Que depuis lors je supplie en tremblant. IV Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore, Puisque, après m'avoir fui longtemps, l'espoir veut bien Revoler devers moi qui l'appelle et l'implore, Puisque tout ce bonheur veut bien être le mien, C'en est fait à présent des funestes pensées, C'en est fait des mauvais rêves, ah! c'en est fait Surtout de l'ironie et des lèvres pincées Et des mots où l'esprit sans l'âme triomphait. Arrière aussi les poings crispés et la colère A propos des méchants et des sots rencontrés; Arrière la rancune abominable! arrière L'oubli qu'on cherche en des breuvages exécrés! Car je veux, maintenant qu'un Etre de lumière A dans ma nuit profonde émis cette clarté D'une amour à la fois immortelle et première, De par la grâce, le sourire et la bonté, Je veux, guidé par vous, beaux yeux aux flammes douces, Par toi conduit, ô main où tremblera ma main, Marcher droit, que ce soit par des sentiers de mousses Ou que rocs et cailloux encombrent le chemin; Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie, Vers le but où le sort dirigera mes pas, Sans violence, sans remords et sans envie Ce sera le devoir heureux aux gais combats. Et comme, pour bercer les lenteurs de la route, Je chanterai des airs ingénus, je me dis Qu'elle m'écoutera sans déplaisir sans doute; Et vraiment je ne veux pas d'autre Paradis. V Avant que tu ne t'en ailles, Pâle étoile du matin, - Mille cailles Chantent, chantent dans le thym. - Tourne devers le poète, Dont les yeux sont pleins d'amour; - L'alouette Monte au ciel avec le jour. - Tourne ton regard que noie L'aurore dans son azur; - Quelle joie Parmi les champs de blé mûr! - Puis fais luire ma pensée Là -bas, - bien loin, oh, bien loin! - La rosée GaÃment brille sur le foin. - Dans le doux rêve où s'agite Ma mie endormie encor... - Vite, vite, Car voici le soleil d'or - VI La lune blanche Luit dans les bois; De chaque branche Part une voix Sous la ramée... O bien-aimée. L'étang reflète, Profond miroir, La silhouette Du saule noir Où le vent pleure... Rêvons, c'est l'heure, Un vaste et tendre Apaisement Semble descendre Du firmament Que l'astre irise... C'est l'heure exquise. VII Le paysage dans le cadre des portières Court furieusement, et des plaines entières Avec de l'eau, des blés, des arbres et du ciel Vont s'engouffrant parmi le tourbillon cruel Où tombent les poteaux minces du télégraphe Dont les fils ont l'allure étrange d'un paraphe. Une odeur de charbon qui brûle et d'eau qui bout, Tout le bruit que feraient mille chaÃnes au bout Desquelles hurleraient mille géants qu'on fouette; Et tout à coup des cris prolongés de chouette. - - Que me fait tout cela, puisque j'ai dans les yeux La blanche vision qui fait mon coeur joyeux, Puisque la douce voix pour moi murmure encore, Puisque le Nom si beau, si noble et si sonore Se mêle, pur pivot de tout ce tournoiement, Au rhythme du wagon brutal, suavement. VIII Une Sainte en son auréole, Une Châtelaine en sa tour, Tout ce que contient la parole Humaine de grâce et d'amour; La note d'or que fait entendre Un cor dans le lointain des bois, Mariée à la fierté tendre Des nobles Dames d'autrefois; Avec cela le charme insigne D'un frais sourire triomphant Eclos dans des candeurs de cygne Et des rougeurs de femme-enfant; Des aspects nacrés, blancs et roses, Un doux accord patricien. Je vois, j'entends toutes ces choses Dans son nom Carlovingien. IX Son bras droit, dans un geste aimable de douceur, Repose autour du cou de la petite soeur, Et son bras gauche suit le rhythme de la jupe. A coup sûr une idée agréable l'occupe, Car ses yeux si francs, car sa bouche qui sourit, Témoignent d'une joie intime avec esprit. Oh! sa pensée exquise et fine, quelle est-elle? Toute mignonne, tout aimable et toute belle, Pour ce portrait, son goût infaillible a choisi La pose la plus simple et la meilleure aussi Debout, le regard droit, en cheveux; et sa robe Est longue juste assez pour qu'elle ne dérobe Qu'à moitié sous ses plis jaloux le bout charmant D'un pied malicieux imperceptiblement. X Quinze longs jours encore et plus de six semaines Déjà ! Certes, parmi les angoisses humaines La plus dolente angoisse est celle d'être loin. On s'écrit, on se dit comme on s'aime; on a soin D'évoquer chaque jour la voix, les yeux, le geste De l'être en qui l'on mit son bonheur, et l'on reste Des heures à causer tout seul avec l'absent. Mais tout ce que l'on pense et tout ce que l'on sent Et tout ce dont on parle avec l'absent, persiste A demeurer blafard et fidèlement triste. Oh! l'absence! le moins clément de tous les maux! Se consoler avec des phrases et des mots, Puiser dans l'infini morose des pensées De quoi vous rafraÃchir, espérances lassées, Et n'en rien remonter que de fade et d'amer! Puis voici, pénétrant et froid comme le fer, Plus rapide que les oiseaux et que les balles Et que le vent du sud en mer et ses rafales Et portant sur sa pointe aiguà un fin poison, Voici venir, pareil aux flèches, le soupçon Décoché par le Doute impur et lamentable. Est-ce bien vrai? tandis qu'accoudé sur ma table Je lis sa lettre avec des larmes dans les yeux, Sa lettre, où s'étale un aveu délicieux, N'est-elle pas alors distraite en d'autres choses? Qui sait? Pendant qu'ici pour moi lents et moroses Coulent les jours, ainsi qu'un fleuve au bord flétri, Peut-être que sa lèvre innocente a souri? Peut-être qu'elle est très joyeuse et qu'elle oublie? Et je relis sa lettre avec mélancolie. XI La dure épreuve va finir Mon coeur, souris à l'avenir. Ils sont passés les jours d'alarmes Où j'étais triste jusqu'aux larmes. Ne suppute plus les instants, Mon âme, encore un peu de temps. J'ai tu les paroles amères Et banni les sombres chimères. Mes yeux exilés de la voir De par un douloureux devoir, Mon oreille avide d'entendre Les notes d'or de sa voix tendre, Tout mon être et tout mon amour Acclament le bienheureux jour Où, seul rêve et seule pensée, Me reviendra la fiancée! XII Va, chanson, à tire-d'aile Au-devant d'elle, et dis-lui Bien que dans mon coeur fidèle Un rayon joyeux a lui, Dissipant, lumière sainte, Ces ténèbres de l'amour Méfiance, doute, crainte, Et que voici le grand jour! Longtemps craintive et muette, Entendez-vous? la gaÃté Comme une vive alouette Dans le ciel clair a chanté. Va donc, chanson ingénue, Et que, sans nul regret vain, Elle soit la bien venue Celle qui revient enfin. XIII Hier, on parlait de choses et d'autres Et mes yeux allaient recherchant les vôtres; Et votre regard recherchait le mien Tandis que courait toujours l'entretien. Sous le sens banal des phrases pesées Mon amour errait après vos pensées; Et quand vous parliez, à dessein distrait Je prêtais l'oreille à votre secret Car la voix, ainsi que les yeux de Celle Qui vous fait joyeux et triste, décèle Malgré tout effort morose ou rieur Et met au plein jour l'être intérieur. Or, hier je suis parti plein d'ivresse Est-ce un espoir vain que mon coeur caresse, Un vain espoir, faux et doux compagnon? Oh! non! n'est-ce pas? n'est-ce pas que non? XIV Le foyer, la lueur étroite de la lampe; La rêverie avec le doigt contre la tempe Et les yeux se perdant parmi les yeux aimés; L'heure du thé fumant et des livres fermés; La douceur de sentir la fin de la soirée; La fatigue charmante et l'attente adorée De l'ombre nuptiale et de la douce nuit, Oh! tout cela, mon rêve attendri le poursuit Sans relâche, à travers toutes remises vaines, Impatient des mois, furieux des semaines! XV J'ai presque peur, en vérité, Tant je sens ma vie enlacée A la radieuse pensée Qui m'a pris l'âme l'autre été, Tant votre image, à jamais chère, Habite en ce coeur tout à vous, Mon coeur uniquement jaloux De vous aimer et de vous plaire; Et je tremble, pardonnez-moi D'aussi franchement vous le dire, A penser qu'un mot, un sourire De vous est désormais ma loi, Et qu'il vous suffirait d'un geste, D'une parole ou d'un clin d'oeil, Pour mettre tout mon être en deuil De son illusion céleste. Mais plutôt je ne veux vous voir, L'avenir dût-il m'être sombre Et fécond en peines sans nombre, Qu'à travers un immense espoir, Plongé dans ce bonheur suprême De me dire encore et toujours, En dépit des mornes retours, Que je vous aime, que je t'aime! XVI Le bruit des cabarets, la fange des trottoirs, Les platanes déchus s'effeuillant dans l'air noir, L'omnibus, ouragan de ferraille et de boues, Qui grince, mal assis entre ses quatre roues, Et roule ses yeux verts et rouges lentement, Les ouvriers allant au club, tout en fumant Leur brûle-gueule au nez des agents de police, Toits qui dégouttent, murs suintants, pavé qui glisse, Bitume défoncé, ruisseaux comblant l'égout, Voilà ma route - avec le paradis au bout. XVII N'est-ce pas? en dépit des sots et des méchants Qui ne manqueront pas d'envier notre joie, Nous serons fiers parfois et toujours indulgents. N'est-ce pas? nous irons, gais et lents, dans la voie Modeste que nous montre en souriant l'Espoir, Peu soucieux qu'on nous ignore ou qu'on nous voie. Isolés dans l'amour ainsi qu'en un bois noir, Nos deux coeurs, exhalant leur tendresse paisible, Seront deux rossignols qui chantent dans le soir. Quant au Monde, qu'il soit envers nous irascible Ou doux, que nous feront ses gestes? Il peut bien, S'il veut, nous caresser ou nous prendre pour cible. Unis par le plus fort et le plus cher lien, Et d'ailleurs, possédant l'armure adamantine, Nous sourirons à tous et n'aurons peur de rien. Sans nous préoccuper de ce que nous destine Le Sort, nous marcherons pourtant du même pas, Et la main dans la main, avec l'âme enfantine De ceux qui s'aiment sans mélange, n'est-ce pas? XVIII Nous sommes en des temps infâmes Où le mariage des âmes Doit sceller l'union des coeurs; A cette heure d'affreux orages Ce n'est pas trop de deux courages Pour vivre sous de tels vainqueurs. En face de ce que l'on ose Il nous siérait, sur toute chose, De nous dresser, couple ravi Dans l'extase austère du juste Et proclamant d'un geste auguste Notre amour fier, comme un défi! Mais quel besoin de te le dire? Toi la bonté, toi le sourire, N'es-tu pas le conseil aussi, Le bon conseil loyal et brave, Enfant rieuse au penser grave, A qui tout mon coeur dit merci! XIX Donc, ce sera par un clair jour d'été Le grand soleil, complice de ma joie, Fera, parmi le satin et la soie, Plus belle encor votre chère beauté; Le ciel tout bleu, comme une haute tente, Frissonnera somptueux à longs plis Sur nos deux fronts heureux qu'auront pâlis L'émotion du bonheur et l'attente; Et quand le soir viendra, l'air sera doux Qui se jouera, caressant, dans vos voiles, Et les regards paisibles des étoiles Bienveillamment souriront aux époux. XX J'allais par des chemins perfides, Douloureusement incertain. Vos chères mains furent mes guides. Si pâle à l'horizon lointain Luisait un faible espoir d'aurore; Votre regard fut le matin. Nul bruit, sinon son pas sonore, N'encourageait le voyageur. Votre voix me dit "Marche encore!" Mon coeur craintif, mon sombre coeur Pleurait, seul, sur la triste voie; L'amour, délicieux vainqueur, Nous a réunis dans la joie. XXI L'hiver a cessé la lumière est tiède Et danse, du sol au firmament clair. Il faut que le coeur le plus triste cède A l'immense joie éparse dans l'air. Même ce Paris maussade et malade Semble faire accueil aux jeunes soleils Et comme pour une immense accolade Tend les mille bras de ses toits vermeils. J'ai depuis un an le printemps dans l'âme Et le vert retour du doux floréal, Ainsi qu'une flamme entoure une flamme, Met de l'idéal sur mon idéal. Le ciel bleu prolonge, exhausse et couronne L'immuable azur où rit mon amour. La saison est belle et ma part est bonne Et tous mes espoirs ont enfin leur tour. Que vienne l'été! que viennent encore L'automne et l'hiver! Et chaque saison Me sera charmante, ô Toi que décore Cette fantaisie et cette raison! Romances sans paroles Ariettes oubliées I Le vent dans la plaine Suspend son haleine. Favart. C'est l'extase langoureuse, C'est la fatigue amoureuse, C'est tous les frissons des bois Parmi l'étreinte des brises, C'est, vers les ramures grises, Le choeur des petites voix. O le frêle et frais murmure! Cela gazouille et susurre, Cela ressemble au cri doux Que l'herbe agitée expire... Tu dirais, sous l'eau qui vire, Le roulis sourd des cailloux. Cette âme qui se lamente En cette plainte dormante, C'est la nôtre, n'est-ce pas? La mienne, dis, et la tienne, Dont s'exhale l'humble antienne Par ce tiède soir, tout bas? II Je devine, à travers un murmure, Le contour subtil des voix anciennes Et dans les lueurs musiciennes, Amour pâle, une aurore future! Et mon âme et mon coeur en délires Ne sont plus qu'une espèce d'oeil double Où tremblote à travers un jour trouble L'ariette, hélas! de toutes lyres! O mourir de cette mort seulette Que s'en vont, cher amour qui t'épeures, Balançant jeunes et vieilles heures! O mourir de cette escarpolette! III Il pleut doucement sur la ville. Arthur Rimbaud. Il pleure dans mon coeur Comme il pleut sur la ville, Quelle est cette langueur Qui pénètre mon coeur? O bruit doux de la pluie Par terre et sur les toits! Pour un coeur qui s'ennuie O le chant de la pluie! Il pleure sans raison Dans ce coeur qui s'écoeure. Quoi! nulle trahison? Ce deuil est sans raison. C'est bien la pire peine De ne savoir pourquoi, Sans amour et sans haine, Mon coeur a tant de peine! IV Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses. De cette façon nous serons bien heureuses, Et si notre vie a des instants moroses, Du moins nous serons, n'est-ce pas? deux pleureuses. O que nous mêlions, âmes soeurs que nous sommes, A nos voeux confus la douceur puérile De cheminer loin des femmes et des hommes, Dans le frais oubli de ce qui nous exile! Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles Eprises de rien et de tout étonnées, Qui s'en vont pâlir sous les chastes charmilles Sans même savoir qu'elles sont pardonnées. V Son joyeux, importun d'un clavecin sonore. Pétrus Borel. Le piano que baise une main frêle Luit dans le soir rose et gris vaguement, Tandis qu'avec un très léger bruit d'aile Un air bien vieux, bien faible et bien charmant Rôde discret, épeuré quasiment, Par le boudoir longtemps parfumé d'Elle. Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain Qui lentement dorlote mon pauvre être? Que voudrais-tu de moi, doux chant badin? Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre Ouverte un peu sur le petit jardin? VI C'est le chien de Jean de Nivelle Qui mord sous l'oeil même du guet Le chat de la mère Michel; François-les-bas-bleus s'en égaie. La lune à l'écrivain public Dispense sa lumière obscure Où Médor avec Angélique Verdissent sur le pauvre mur. Et voici venir La Ramée Sacrant en bon soldat du Roi. Sous son habit blanc mal famé, Son coeur ne se tient pas de joie, Car la boulangère... - Elle? - Oui dam! Bernant Lustucru, son vieil homme, A tantôt couronné sa flamme... Enfants, Dominus vobis-cum! Place! en sa longue robe bleue Toute en satin qui fait frou-frou, C'est une impure, palsembleu! Dans sa chaise qu'il faut qu'on loue, Fût-on philosophe ou grigou, Car tant d'or s'y relève en bosse, Que ce luxe insolent bafoue Tout le papier de monsieur Loss! Arrière, robin crotté! place, Petit courtaud, petit abbé, Petit poète jamais las De la rime non attrapée! Voici que la nuit vraie arrive... Cependant jamais fatigué D'être inattentif et naïf François-les-bas-bleus s'en égaie. VII O triste, triste était mon âme A cause, à cause d'une femme. Je ne me suis pas consolé, Bien que mon coeur s'en soit allé, Bien que mon coeur, bien que mon âme Eussent fui loin de cette femme. Je ne me suis pas consolé, Bien que mon coeur s'en soit allé. Et mon coeur, mon coeur trop sensible Dit à mon âme Est-il possible, Est-il possible, - le fût-il, - Ce fier exil, ce triste exil? Mon âme dit à mon coeur Sais-je Moi-même, que nous veut ce piège D'être présents bien qu'exilés, Encore que loin en allés? VIII Dans l'interminable Ennui de la plaine La neige incertaine Luit comme du sable. Le ciel est de cuivre Sans lueur aucune. On croirait voir vivre Et mourir la lune. Comme des nuées Flottent gris les chênes Des forêts prochaines Parmi les buées. Le ciel est de cuivre Sans lueur aucune. On croirait voir vivre Et mourir la lune. Corneille poussive Et vous, les loups maigres, Par ces bises aigres Quoi donc vous arrive? Dans l'interminable Ennui de la plaine La neige incertaine Luit comme du sable. IX Le rossignol, qui du haut d'une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière. Il est au sommet d'un chêne et toutefois il a peur de se noyer. Cyrano de Bergerac. L'ombre des arbres dans la rivière embrumée Meurt comme de la fumée, Tandis qu'en l'air, parmi les ramures réelles, Se plaignent les tourterelles. Combien, ô voyageur, ce paysage blême Te mira blême toi-même, Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées Tes espérances noyées! Mai, Juin 1872 Paysages Belges "Conquestes du Roy." Vieilles estampes. WALCOURT Briques et tuiles, O les charmants Petits asiles Pour les amants! Houblons et vignes, Feuilles et fleurs, Tentes insignes Des francs buveurs! Guinguettes claires, Bières, clameurs, Servantes chères A tous fumeurs! Gares prochaines, Gais chemins grands... Quelles aubaines, Bons juifs errants! CHARLEROI Dans l'herbe noire Les Kobolds vont. Le vent profond Pleure, on veut croire. Quoi donc se sent? L'avoine siffle. Un buisson gifle L'oeil au passant. Plutôt des bouges Que des maisons. Quels horizons De forges rouges! On sent donc quoi? Des gares tonnent, Les yeux s'étonnent, Où Charleroi? Parfums sinistres! Qu'est-ce que c'est? Quoi bruissait Comme des sistres? Sites brutaux! Oh! votre haleine, Sueur humaine, Cris des métaux! Dans l'herbe noire Les Kobolds vont. Le vent profond Pleure, on veut croire. BRUXELLES Simples fresques I La fuite est verdâtre et rose Des collines et des rampes, Dans un demi-jour de lampes Qui vient brouiller toute chose. L'or, sur les humbles abÃmes, Tout doucement s'ensanglante, Des petits arbres sans cimes, Où quelque oiseau faible chante. Triste à peine tant s'effacent Ces apparences d'automne, Toutes mes langueurs rêvassent, Que berce l'air monotone. II L'allée est sans fin Sous le ciel, divin D'être pâle ainsi! Sais-tu qu'on serait Bien sous le secret De ces arbres-ci? Des messieurs bien mis, Sans nul doute amis Des Royer-Collards, Vont vers le château. J'estimerais beau D'être ces vieillards. Le château, tout blanc Avec, à son flanc, Le soleil couché. Les champs à l'entour... Oh! que notre amour N'est-il là niché! Estaminet du Jeune Renard, août 1872. BRUXELLES Chevaux de bois Par Saint-Gille, Viens-nous-en, Mon agile V. Hugo. Tournez, tournez, bons chevaux de bois, Tournez cent tours, tournez mille tours, Tournez souvent et tournez toujours, Tournez, tournez au son des hautbois. Le gros soldat, la plus grosse bonne Sont sur vos dos comme dans leur chambre; Car, en ce jour, au bois de la Cambre, Les maÃtres sont tous deux en personne. Tournez, tournez, chevaux de leur coeur, Tandis qu'autour de tous vos tournois. Clignote l'oeil du filou sournois, Tournez au son du piston vainqueur. C'est ravissant comme ça vous soûle, D'aller ainsi dans ce cirque bête! Bien dans le ventre et mal dans la tête, Du mal en masse et du bien en foule. Tournez, tournez, sans qu'il soit besoin D'user jamais de nuls éperons Pour commander à vos galops ronds, Tournez, tournez, sans espoir de foin. Et dépêchez, chevaux de leur âme, Déjà , voici que la nuit qui tombe Va réunir pigeon et colombe, Loin de la foire et loin de madame. Tournez, tournez! le ciel en velours D'astres en or se vêt lentement. Voici partir l'amante et l'amant. Tournez au son joyeux des tambours. Champ de foire de Saint-Gilles, août 1872. MALINES Vers les prés le vent cherche noise Aux girouettes, détail fin Du château de quelque échevin, Rouge de brique et bleu d'ardoise, Vers les prés clairs, les prés sans fin... Comme les arbres des féeries Des frênes, vagues frondaisons, Echelonnent mille horizons A ce Sahara de prairies, Trèfle, luzerne et blancs gazons. Les wagons filent en silence Parmi ces sites apaisés. Dormez, les vaches! Reposez, Doux taureaux de la plaine immense, Sous vos cieux à peine irisés! Le train glisse sans un murmure, Chaque wagon est un salon Où l'on cause bas et d'où l'on Aime à loisir cette nature Faite à souhait pour Fénelon. Août 1872. Birds in the night Vous n'avez pas eu toute patience, Cela se comprend par malheur, de reste. Vous êtes si jeune! et l'insouciance, C'est le lot amer de l'âge céleste! Vous n'avez pas eu toute la douceur, Cela par malheur d'ailleurs se comprend; Vous êtes si jeune, ô ma froide soeur, Que votre coeur doit être indifférent! Aussi me voici plein de pardons chastes, Non, certes! joyeux, mais très calme, en somme, Bien que je déplore, en ces mois néfastes, D'être, grâce à vous, le moins heureux homme. * ** Et vous voyez bien que j'avais raison, Quand je vous disais, dans mes moments noirs, Que vos yeux, foyer de mes vieux espoirs, Ne couvaient plus rien que la trahison. Vous juriez alors que c'était mensonge Et votre regard qui mentait lui-même Flambait comme un feu mourant qu'on prolonge, Et de votre voix vous disiez "je t'aime!" Hélas! on se prend toujours au désir Qu'on a d'être heureux malgré la saison... Mais ce fut un jour plein d'amer plaisir, Quand je m'aperçus que j'avais raison! * ** Aussi bien pourquoi me mettrais-je à geindre? Vous ne m'aimiez pas, l'affaire est conclue, Et, ne voulant pas qu'on ose me plaindre, Je souffrirai d'une âme résolue. Oui, je souffrirai car je vous aimais! Mais je souffrirai comme un bon soldat Blessé, qui s'en va dormir à jamais, Plein d'amour pour quelque pays ingrat. Vous qui fûtes ma Belle, ma Chérie, Encor que de vous vienne ma souffrance, N'êtes-vous donc pas toujours ma Patrie, Aussi jeune, aussi folle que la France? * ** Or, je ne veux pas, - le puis-je d'abord? Plonger dans ceci mes regards mouillés. Pourtant mon amour que vous croyez mort A peut-être enfin les yeux dessillés. Mon amour qui n'est que ressouvenance, Quoique sous vos coups il saigne et qu'il pleure Encore et qu'il doive, à ce que je pense, Souffrir longtemps jusqu'à ce qu'il en meure, Peut-être a raison de croire entrevoir En vous un remords qui n'est pas banal, Et d'entendre dire, en son désespoir, A votre mémoire ah! fi! que c'est mal! * ** Je vous vois encor. J'entr'ouvris la porte. Vous étiez au lit comme fatiguée. Mais, ô corps léger que l'amour emporte, Vous bondÃtes nue, éplorée et gaie. O quels baisers, quels enlacements fous! J'en riais moi-même à travers mes pleurs. Certes, ces instants seront entre tous, Mes plus tristes, mais aussi mes meilleurs. Je ne veux revoir de votre sourire Et de vos bons yeux en cette occurrence Et de vous, enfin, qu'il faudrait maudire, Et du piège exquis, rien que l'apparence. * ** Je vous vois encor! En robe d'été Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux. Mais vous n'aviez plus l'humide gaÃté Du plus délirant de tous nos tantôts. La petite épouse et la fille aÃnée Etait reparue avec la toilette Et c'était déjà notre destinée Qui me regardait sous votre voilette. Soyez pardonnée! Et c'est pour cela Que je garde, hélas! avec quelque orgueil, En mon souvenir qui vous cajola, L'éclair de côté que coulait votre oeil. * ** Par instants je suis le pauvre navire Qui court démâté parmi la tempête, Et ne voyant pas Notre-Dame luire Pour l'engouffrement en priant s'apprête. Par instants je meurs la mort du pécheur Qui se sait damné s'il n'est confessé, Et, perdant l'espoir de nul confesseur, Se tord dans l'Enfer qu'il a devancé. O mais! par instants, j'ai l'extase rouge Du premier chrétien, sous la dent rapace, Qui rit à Jésus témoin, sans que bouge Un poil de sa chair, un nerf de sa face! Bruxelles-Londres. - Septembre-Octobre 1872. Aquarelles GREEN Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches, Et puis voici mon coeur, qui ne bat que pour vous. Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux. J'arrive tout couvert encore de rosée Que le vent du matin vient glacer à mon front. Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée, Rêve des chers instants qui la délasseront. Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête Toute sonore encor de vos derniers baisers; Laissez-la s'apaiser de la bonne tempête, Et que je dorme un peu puisque vous reposez. SPLEEN Les roses étaient toutes rouges, Et les lierres étaient tout noirs. Chère, pour peu que tu te bouges, Renaissent tous mes désespoirs. Le ciel était trop bleu, trop tendre, La mer trop verte et l'air trop doux. Je crains toujours, - ce qu'est d'attendre! Quelque fuite atroce de vous. Du houx à la feuille vernie Et du luisant buis je suis las, Et de la campagne infinie Et de tout, fors de vous, hélas! STREETS I Dansons la gigue! J'aimais surtout ses jolis yeux, Plus clairs que l'étoile des cieux, J'aimais ses yeux malicieux. Dansons la gigue! Elle avait des façons vraiment De désoler un pauvre amant, Que c'en était vraiment charmant! Dansons la gigue! Mais je trouve encore meilleur Le baiser de sa bouche en fleur, Depuis qu'elle est morte à mon coeur. Dansons la gigue! Je me souviens, je me souviens Des heures et des entretiens, Et c'est le meilleur de mes biens. Dansons la gigue! II O la rivière dans la rue! Fantastiquement apparue Derrière un mur haut de cinq pieds, Elle roule sans un murmure Son onde opaque et pourtant pure, Par les faubourgs pacifiés. La chaussée est très large, en sorte Que l'eau jaune comme une morte Dévale ample et sans nuls espoirs De rien refléter que la brume, Même alors que l'aurore allume Les cottages jaunes et noirs. CHILD WIFE Vous n'avez rien compris à ma simplicité, Rien, ô ma pauvre enfant! Et c'est avec un front éventé, dépité, Que vous fuyez devant. Vos yeux qui ne devaient refléter que douceur, Pauvre cher bleu miroir, Ont pris un ton de fiel, ô lamentable soeur, Qui nous fait mal à voir. Et vous gesticulez avec vos petits bras Comme un héros méchant, En poussant d'aigres cris poitrinaires, hélas! Vous qui n'étiez que chant! Car vous avez eu peur de l'orage et du coeur Qui grondait et sifflait, Et vous bêlâtes vers votre mère - ô douleur! - Comme un triste agnelet. Et vous n'avez pas su la lumière et l'honneur D'un amour brave et fort, Joyeux dans le malheur, grave dans le bonheur, Jeune jusqu'à la mort! A POOR YOUNG SHEPHERD J'ai peur d'un baiser Comme d'une abeille. Je souffre et je veille Sans me reposer. J'ai peur d'un baiser! Pourtant j'aime Kate Et ses yeux jolis. Elle est délicate Aux longs traits pâlis. Oh! que j'aime Kate! C'est Saint-Valentin! Je dois et je n'ose Lui dire au matin... La terrible chose Que Saint-Valentin! Elle m'est promise, Fort heureusement! Mais quelle entreprise Que d'être un amant Près d'une promise! J'ai peur d'un baiser Comme d'une abeille. Je souffre et je veille Sans me reposer J'ai peur d'un baiser! BEAMS Elle voulut aller sur les flots de la mer, Et comme un vent bénin soufflait une embellie, Nous nous prêtâmes tous à sa belle folie, Et nous voilà marchant par le chemin amer. Le soleil luisait haut dans le ciel calme et lisse, Et dans ses cheveux blonds c'étaient des rayons d'or, Si bien que nous suivions son pas plus calme encor Que le déroulement des vagues, ô délice! Des oiseaux blancs volaient alentour mollement, Et des voiles au loin s'inclinaient toutes blanches. Parfois de grands varechs filaient en longues branches, Nos pieds glissaient d'un pur et large mouvement. Elle se retourna, doucement inquiète De ne nous croire pas pleinement rassurés; Mais nous voyant joyeux d'être ses préférés, Elle reprit sa route et portait haut la tête. Douvres-Ostende, à bord de la Comtesse-de-Flandre, 4 Avril 1873 Sagesse I A la mémoire de ma mère P. V. Mai 1889. I. Bon chevalier... Bon chevalier masqué qui chevauche en silence, Le malheur a percé mon vieux coeur de sa lance. Le sang de mon vieux coeur n'a fait qu'un jet vermeil Puis s'est évaporé sur les fleurs, au soleil. L'ombre éteignit mes yeux, un cri vint à ma bouche Et mon vieux coeur est mort dans un frisson farouche. Alors le chevalier Malheur s'est rapproché, Il a mis pied à terre et sa main m'a touché. Son doigt ganté de fer entra dans ma blessure Tandis qu'il attestait sa loi d'une voix dure. Et voici qu'au contact glacé du doigt de fer Un coeur me renaissait, tout un coeur pur et fier. Et voici que, fervent d'une candeur divine, Tout un coeur jeune et bon battit dans ma poitrine. Or, je restais tremblant, ivre, incrédule un peu, Comme un homme qui voit des visions de Dieu. Mais le bon chevalier, remonté sur sa bête, En s'éloignant me fit un signe de la tête Et me cria j'entends encore cette voix "Au moins, prudence! Car c'est bon pour une fois." II. J'avais peiné... J'avais peiné comme Sisyphe Et comme Hercule travaillé Contre la chair qui se rebiffe. J'avais lutté, j'avais baillé Des coups à trancher des montagnes, Et comme Achille ferraillé. Farouche ami qui m'accompagnes, Tu le sais, courage païen, Si nous en fÃmes des campagnes, Si nous avons négligé rien Dans cette guerre exténuante, Si nous avons travaillé bien! Le tout en vain l'âpre géante A mon effort de tout côté Opposait sa ruse ambiante, Et toujours un lâche abrité Dans mes conseils qu'il environne Livrait les clés de la cité. Que ma chance fût male ou bonne, Toujours un parti de mon coeur Ouvrait sa porte à la Gorgone. Toujours l'ennemi suborneur Savait envelopper d'un piège Même la victoire et l'honneur! J'étais le vaincu qu'on assiège, Prêt à vende son sang bien cher, Quand, blanche en vêtements de neige, Toute belle au front humble et fier, Une Dame vint sur la nue, Qui d'un signe fit fuir la Chair. Dans une tempête inconnue De rage et de cris inhumains, Et déchirant sa gorge nue, Le Monstre reprit ses chemins Par les bois pleins d'amours affreuses, Et la Dame, joignant les mains "Mon pauvre combattant qui creuses, Dit-elle, ce dilemme en vain, Trêve aux victoires malheureuses! Il t'arrive un secours divin Dont je suis sûre messagère Pour ton salut, possible enfin!" - "O ma Dame dont la voix chère Encourage un blessé jaloux De voir finir l'atroce guerre, Vous qui parlez d'un ton si doux En m'annonçant de bonnes choses, Ma Dame, qui donc êtes-vous?" - J'étais née avant toutes causes Et je verrai la fin de tous Les effets, étoiles et roses. En même temps, bonne, sur vous, Hommes faibles et pauvres femmes, Je pleure, et je vous trouve fous! Je pleure sur vos tristes âmes, J'ai l'amour d'elles, j'ai la peur D'elles, et de leurs voeux infâmes! O ceci n'est pas le bonheur, Veillez, Quelqu'un l'a dit que j'aime, Veillez, crainte du Suborneur, Veillez, crainte du Jour suprême! Qui je suis? me demandais-tu. Mon nom courbe les anges même; Je suis le coeur de la vertu, Je suis l'âme de la sagesse, Mon nom brûle l'Enfer têtu; Je suis la douceur qui redresse, J'aime tous et n'accuse aucun, Mon nom, seul, se nomme promesse, Je suis l'unique hôte opportun, Je parle au Roi le vrai langage Du matin rose et du soir brun, Je suis la Prière, et mon gage C'est ton vice en déroute au loin; Ma condition "Toi, sois sage." - "Oui, ma Dame, et soyez témoin!" III. Qu'en dis-tu, voyageur... Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares? Du moins as-tu cueilli l'ennui, puisqu'il est mûr, Toi que voilà fumant de maussades cigares, Noir, projetant une ombre absurde sur le mur? Tes yeux sont aussi morts depuis les aventures, Ta grimace est la même et ton deuil est pareil Telle la lune vue à travers des mâtures, Telle la vieille mer sous le jeune soleil, Tel l'ancien cimetière aux tombes toujours neuves! Mais voyons, et dis-nous les récits devinés, Ces désillusions pleurant le long des fleuves, Ces dégoûts comme autant de fades nouveau-nés, Ces femmes! Dis les gaz, et l'horreur identique Du mal toujours, du laid partout sur tes chemins, Et dis l'Amour et dis encor la Politique Avec du sang déshonoré d'encre à leurs mains. Et puis surtout ne va pas t'oublier toi-même TraÃnassant ta faiblesse et ta simplicité Partout où l'on bataille et partout où l'on aime, D'une façon si triste et folle, en vérité! A-t-on assez puni cette lourde innocence? Qu'en dis-tu? L'homme est dur, mais la femme? Et tes pleurs, Qui les a bus? Et quelle âme qui les recense Console ce qu'on peut appeler tes malheurs? Ah les autres, ah toi! Crédule à qui te flatte, Toi qui rêvais c'était trop excessif, aussi Je ne sais quelle mort légère et délicate! Ah toi, l'espèce d'ange avec ce voeu transi! Mais maintenant les plans, les buts? Es-tu de force, Ou si d'avoir pleuré t'a détrempé le coeur? L'arbre est tendre s'il faut juger d'après l'écorce, Et tes aspects ne sont pas ceux d'un grand vainqueur. Si gauche encore! avec l'aggravation d'être Une sorte à présent d'idyllique engourdi Qui surveille le ciel bête par la fenêtre Ouverte aux yeux matois du démon de midi. Si le même dans cette extrême décadence! Enfin! - Mais à ta place un être avec du sens, Payant les violons voudrait mener la danse, Au risque d'alarmer quelque peu les passants. N'as-tu pas, en fouillant les recoins de ton âme, Un beau vice à tirer comme un sabre au soleil, Quelque vice joyeux, effronté, qui s'enflamme Et vibre, et darde rouge au front du ciel vermeil? Un ou plusieurs? Si oui, tant mieux! Et pars bien vite En guerre, et bats d'estoc et de taille, sans choix Surtout, et mets ce masque indolent où s'abrite La haine inassouvie et repue à la fois... Il faut n'être pas dupe en ce farceur de monde Où le bonheur n'a rien d'exquis et d'alléchant S'il n'y frétille un peu de pervers et d'immonde, Et pour n'être pas dupe il faut être méchant. - Sagesse humaine, ah, j'ai les yeux sur d'autres choses, Et parmi ce passé dont ta voix décrivait L'ennui, pour des conseils encore plus moroses, Je ne me souviens plus que du mal que j'ai fait. Dans tous les mouvements bizarres de ma vie, De mes "malheurs", selon le moment et le lieu, Des autres et de moi, de la route suivie, Je n'ai rien retenu que la grâce de Dieu. Si je me sens puni, c'est que je le dois être. Ni l'homme ni la femme ici ne sont pour rien. Mais j'ai le ferme espoir d'un jour pouvoir connaÃtre Le pardon et la paix promis à tout Chrétien. Bien de n'être pas dupe en ce monde d'une heure, Mais pour ne l'être pas durant l'éternité, Ce qu'il faut à tout prix qui règne et qui demeure, Ce n'est pas la méchanceté, c'est la bonté. IV. Malheureux!... Malheureux! Tous les dons, la gloire du baptême, Ton enfance chrétienne, une mère qui t'aime, La force et la santé comme le pain et l'eau, Cet avenir enfin, décrit dans le tableau De ce passé plus clair que le jeu des marées, Tu pilles tout, tu perds en viles simagrées Jusqu'aux derniers pouvoirs de ton esprit, hélas! La malédiction de n'être jamais las Suit tes pas sur le monde où l'horizon t'attire, L'enfant prodigue avec des gestes de satyre! Nul avertissement, douloureux ou moqueur, Ne prévaut sur l'élan funeste de ton coeur. Tu flânes à travers péril et ridicule, Avec l'irresponsable audace d'un Hercule Dont les travaux seraient fous, nécessairement. L'amitié - dame! - a tu son reproche clément, Et chaste, et sans aucun espoir que le suprême, Vient prier, comme au lit d'un mourant qui blasphème. La patrie oubliée est dure au fils affreux, Et le monde alentour dresse ses buissons creux Où ton désir mauvais s'épuise en flèches mortes. Maintenant il te faut passer devant les portes, Hâtant le pas de peur qu'on ne lâche le chien, Et si tu n'entends pas rire, c'est encor bien. Malheureux, toi Français, toi Chrétien, quel dommage! Mais tu vas, la pensée obscure de l'image D'un bonheur qu'il te faut immédiat, étant Athée avec la foule! et jaloux de l'instant, Tout appétit parmi ces appétits féroces, Epris de la fadaise actuelle, mots, noces Et festins, la "Science", et "l'esprit de Paris", Tu vas magnifiant ce par quoi tu péris, Imbécile! et niant le soleil qui t'aveugle! Tout ce que les temps ont de bête paÃt et beugle Dans ta cervelle, ainsi qu'un troupeau dans un pré, Et les vices de tout le monde ont émigré Pour ton sang dont le fer lâchement s'étiole. Tu n'es plus bon à rien de propre, ta parole Est morte de l'argot et du ricanement, Et d'avoir rabâché les bourdes du moment. Ta mémoire, de tant d'obscénités bondée, Ne saurait accueillir la plus petite idée, Et patauge parmi l'égoïsme ambiant, En quête d'on ne peut dire quel vil néant! Seul, entre les débris honnis de ton désastre, L'Orgueil, qui met la flamme au front du poétastre Et fait au criminel un prestige odieux, Seul, l'Orgueil est vivant, il danse dans tes yeux, Il regarde la Faute et rit de s'y complaire. - Dieu des humbles, sauvez cet enfant de colère! V. Beauté des femmes... Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal. Et ces yeux, où plus rien ne reste d'animal Que juste assez pour dire "assez" aux fureurs mâles Et toujours, maternelle endormeuse des râles, Même quand elle ment, cette voix! Matinal Appel, ou chant bien doux à vêpre, ou frais signal, Ou beau sanglot qui va mourir au pli des châles!... Hommes durs! Vie atroce et laide d'ici-bas! Ah! que du moins, loin des baisers et des combats, Quelque chose demeure un peu sur la montagne, Quelque chose du coeur enfantin et subtil, Bonté, respect! Car qu'est-ce qui nous accompagne, Et vraiment, quand la mort viendra, que reste-t-il? VI. O vous,... O vous, comme un qui boite au loin, Chagrins et Joies, Toi, coeur saignant d'hier qui flambes aujourd'hui, C'est vrai pourtant que c'est fini, que tout a fui De nos sens, aussi bien les ombres que les proies. Vieux bonheurs, vieux malheurs, comme une file d'oies Sur la route en poussière où tous les pieds ont lui, Bon voyage! Et le Rire, et, plus vieille que lui, Toi, Tristesse, noyée au vieux noir que tu broies, Et le reste! - Un doux vide, un grand renoncement, Quelqu'un en nous qui sent la paix immensément, Une candeur d'une fraÃcheur délicieuse... Et voyez! notre coeur qui saignait sous l'orgueil, Il flambe dans l'amour, et s'en va faire accueil A la vie, en faveur d'une mort précieuse! VII. Les faux beaux jours... Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme, Et les voici vibrer aux cuivres du couchant. Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur-le-champ Une tentation des pires. Fuis l'infâme. Ils ont lui tout le jour en longs grêlons de flamme, Battant toute vendange aux collines, couchant Toute moisson de la vallée, et ravageant Le ciel tout bleu, le ciel chanteur qui te réclame. O pâlis, et va-t'en, lente et joignant les mains. Si ces hiers allaient manger nos beaux demains? Si la vieille folie était encore en route? Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer? Un assaut furieux, le suprême, sans doute! O va prier contre l'orage, va prier. VIII. La vie humble... La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles Est une oeuvre de choix qui veut beaucoup d'amour Rester gai quand le jour, triste, succède au jour, Etre fort, et s'user en circonstances viles, N'entendre, n'écouter aux bruits des grandes villes Que l'appel, ô mon Dieu, des cloches dans la tour, Et faire un de ces bruits soi-même, cela pour L'accomplissement vil de tâches puériles, Dormir chez les pécheurs étant un pénitent, N'aimer que le silence et converser pourtant, Le temps si grand dans la patience si grande, Le scrupule naïf aux repentirs têtus, Et tous ces soins autour de ces pauvres vertus! - Fi, dit l'Ange Gardien, de l'orgueil qui marchande! IX. Sagesse d'un Louis Racine,... Sagesse d'un Louis Racine, je t'envie! O n'avoir pas suivi les leçons de Rollin, N'être pas né dans le grand siècle à son déclin, Quand le soleil couchant, si beau, dorait la vie, Quand Maintenon jetait sur la France ravie L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin, Et royale abritait la veuve et l'orphelin, Quand l'étude de la prière était suivie, Quand poète et docteur, simplement, bonnement, Communiaient avec des ferveurs de novices, Humbles servaient la Messe et chantaient aux offices Et, le printemps venu, prenaient un soin charmant D'aller dans les Auteuils cueillir lilas et roses En louant Dieu, comme Garo, de toutes choses! X. Non. Il fut gallican,... Non. Il fut gallican, ce siècle, et janséniste! C'est vers le Moyen Age énorme et délicat Qu'il faudrait que mon coeur en panne naviguât, Loin de nos jours d'esprit charnel et de chair triste. Roi, politicien, moine, artisan, chimiste, Architecte, soldat, médecin, avocat, Quel temps! Oui, que mon coeur naufragé rembarquât Pour toute cette force ardente, souple, artiste! Et là que j'eusse part - quelconque, chez les rois Ou bien ailleurs, n'importe, - à la chose vitale, Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits, Haute théologie et solide morale, Guidé par la folie unique de la Croix Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale! XI. Petits amis qui sûtes... Petits amis qui sûtes nous prouver Par A plus B que deux et deux font quatre, Mais qui depuis voulez parachever Une victoire où l'on se laissait battre, Et couronner vos conquêtes d'un coup Par ce soufflet à la mémoire humaine "Dieu ne vous a révélé rien du tout, Car nous disons qu'il n'est que l'ombre vaine, Que le profil et que l'allongement Sur tous les murs que la peur édifie De votre pur et simple mouvement, Et nous dictons cette philosophie." - Frères trop chers, laissez-nous rire un peu, Nous les fervents d'une logique rance, Qui justement n'avons de foi qu'en Dieu Et mettons notre espoir dans l'Espérance, Laissez-nous rire un peu, pleurer aussi, Pleurer sur vous, rire du vieux blasphème, Rire du vieux Satan stupide ainsi, Pleurer sur cet Adam dupe quand même! Frère de nous qui payons vos orgueils, Tous fils du même Amour, ah! la science, Allons donc, allez donc, c'est nos cercueils Naïfs ou non, c'est notre méfiance Ou notre confiance aux seuls Récits, C'est notre oreille ouverte toute grande Ou tristement fermée au Mot précis! Frères, lâchez la science gourmande Qui veut voler sur les ceps défendus Le fruit sanglant qu'il ne faut pas connaÃtre. Lâchez son bras qui vous tient attendus Pour des enfers que Dieu n'a pas fait naÃtre, Mais qui sont l'oeuvre affreuse du péché, Car nous, les fils attentifs de l'Histoire, Nous tenons pour l'honneur jamais taché De la Tradition, supplice et gloire! Nous sommes sûrs des Aïeux nous disant Qu'ils ont vu Dieu sous telle ou telle forme, Et prédisant aux crimes d'à présent La peine immense ou le pardon énorme. Puisqu'ils avaient vu Dieu présent toujours, Puisqu'ils ne mentaient pas, puisque nos crimes Vont effrayants, puisque vos yeux sont courts, Et puisqu'il est des repentirs sublimes, Ils ont dit tout. Savoir le reste est bien Que deux et deux fassent quatre, à merveille! Riens innocents, mais des riens moins que rien, La dernière heure étant là qui surveille Tout autre soin dans l'homme en vérité! Gardez que trop chercher ne vous séduise Loin d'une sage et forte humilité... Le seul savant, c'est encore Moïse. XII. Or, vous voici promus,... Or, vous voici promus, petits amis, Depuis les temps de ma lettre première, Promus, disais-je, aux fiers emplois promis A votre thèse, en ces jours de lumière. Vous voici rois de France! A votre tour! Rois à plusieurs d'une France postiche, Mais rois de fait et non sans quelque amour D'un trône lourd avec un budget riche. A l'oeuvre, amis petits! Nous avons droit De vous y voir, payant de notre poche, Et d'être un peu réjouis à l'endroit De votre état sans peur et sans reproche. Sans peur? Du maÃtre? O le maÃtre, mais c'est L'Ignorant-chiffre et le Suffrage-nombre, Total, le peuple, "un âne" fort "qui s'est Cabré", pour vous espoir clair, puis fait sombre. Cabré comme une chèvre, c'est le mot. Et votre bras, saignant jusqu'à l'aisselle, S'efforce en vain fort comme Béhémot, Le monstre tire... et votre peur est telle Quand l'âne brait, que le voilà parti Qui par les dents vous boute cent ruades En forme de reproche bien senti... Courez après, frottant vos reins malades! O Peuple, nous t'aimons immensément N'es-tu donc pas la pauvre âme ignorante En proie à tout ce qui sait et qui ment? N'es-tu donc pas l'immensité souffrante? La charité nous fait chercher tes maux, La foi nous guide à travers tes ténèbres. On t'a rendu semblable aux animaux, Moins leur candeur, et plein d'instincts funèbres. L'orgueil t'a pris en ce quatre-vingt-neuf, Nabuchodonosor, et te fait paÃtre, Ane obstiné, mouton buté, dur boeuf, Broutant pouvoir, famille, soldat, prêtre! O paysan cassé sur tes sillons, Pâle ouvrier qu'esquinte la machine, Membres sacrés de Jésus-Christ, allons, Relevez-vous, honorez votre échine, Portez l'amour qu'il faut à vos bras forts, Vos pieds vaillants sont les plus beaux du monde, Respectez-les, fuyez ces chemins tors, Fermez l'oreille à ce conseil immonde, Redevenez les Français d'autrefois, Fils de l'Eglise, et dignes de vos pères! O s'ils savaient ceux-ci sur vos pavois, Leurs os sueraient de honte aux cimetières. - Vous, nos tyrans minuscules d'un jour L'énormité des actes rend les princes Surtout de souche impure, et malgré cour Et splendeur et le faste, encor plus minces, Laissez le règne et rentrez dans le rang. Aussi bien l'heure est proche où la tourmente Vous va donner des loisirs, et tout blanc L'avenir flotte avec sa Fleur charmante Sur la Bastille absurde où vous teniez La France aux fers d'un blasphème et d'un schisme, Et la chronique en de cléments Téniers Déjà vous peint allant au catéchisme. XIII. Prince mort en soldat... Prince mort en soldat à cause de la France, Ame certes élue, Fier jeune homme si pur tombé plein d'espérance, Je t'aime et te salue! Ce monde est si mauvais, notre pauvre patrie Va sous tant de ténèbres, Vaisseau désemparé dont l'équipage crie Avec des voix funèbres, Ce siècle est un tel ciel tragique où les naufrages Semblent écrits d'avance... Ma jeunesse, élevée aux doctrines sauvages, Détesta ton enfance, Et plus tard, coeur pirate épris des seuls côtes Où la révolte naisse, Mon âge d'homme, noir d'orages et de fautes, Abhorrait ta jeunesse. Maintenant j'aime Dieu dont l'amour et la foudre M'ont fait une âme neuve, Et maintenant que mon orgueil réduit en poudre, Humble, accepte l'épreuve, J'admire ton destin, j'adore, tout en larmes Pour les pleurs de ta mère, Dieu qui te fit mourir, beau prince, sous les armes, Comme un héros d'Homère. Et je dis, réservant d'ailleurs mon voeu suprême Au lys de Louis Seize Napoléon qui fus digne du diadème, Gloire à ta mort française! Et priez bien pour nous, pour cette France ancienne, Aujourd'hui vraiment "Sire", Dieu qui vous couronna, sur la terre païenne, Bon chrétien, du martyre! XIV. Vous reviendrez bientôt... Vous reviendrez bientôt, les bras pleins de pardons Selon votre coutume, O Pères excellents qu'aujourd'hui nous perdons Pour comble d'amertume. Vous reviendrez, vieillards exquis, avec l'honneur, Avec la Fleur chérie. Et que de pleurs joyeux, et quels cris de bonheur Dans toute la patrie! Vous reviendrez, après ces glorieux exils, Après des moissons d'âmes, Après avoir prié pour ceux-ci, fussent-ils Encore plus infâmes, Après avoir couvert les Ãles et la mer De votre ombre si douce Et réjoui le ciel et consterné l'enfer, Béni qui vous repousse, Béni qui vous dépouille au cri de liberté, Béni l'impie en armes, Et l'enfant qu'il vous prend des bras, - et racheté Nos crimes par vos larmes! Proscrits des jours, vainqueurs des temps, non point adieu, Vous êtes l'espérance. A tantôt, Pères saints, qui nous vaudrez de Dieu Le salut pour la France! XV. On n'offense... On n'offense que Dieu qui seul pardonne. Mais On contriste son frère, on l'afflige, on le blesse, On fait gronder sa haine ou pleurer sa faiblesse, Et c'est un crime affreux qui va troubler la paix Des simples, et donner au monde sa pâture, Scandale, coeurs perdus, gros mots et rire épais. Le plus souvent par un effet de la nature Des choses, ce péché trouve son châtiment Même ici-bas, féroce et long communément. Mais l'Amour tout-puissant donne à la créature Le sens de son malheur, qui mène au repentir Par une route lente et haute, mais très sûre. Alors un grand désir, un seul, vient investir Le pénitent, après les premières alarmes, Et c'est d'humilier son front devant les larmes De naguère, sans rien qui pourrait amortir Le coup droit pour l'orgueil, et de rendre les armes Comme un soldat vaincu, - triste, de bonne foi. O ma soeur, qui m'avez puni, pardonnez-moi! XVI. Ecoutez la chanson bien douce... Ecoutez la chanson bien douce Qui ne pleure que pour vous plaire. Elle est discrète, elle est légère Un frisson d'eau sur de la mousse! La voix vous fut connue et chère?, Mais à présent elle est voilée Comme une veuve désolée, Pourtant comme elle encore fière, Et dans les longs plis de son voile Qui palpite aux brises d'automne, Cache et montre au coeur qui s'étonne La vérité comme une étoile. Elle dit, la voix reconnue, Que la bonté c'est notre vie, Que de la haine et de l'envie Rien ne reste, la mort venue. Elle parle aussi de la gloire D'être simple sans plus attendre, Et de noces d'or et du tendre Bonheur d'une paix sans victoire. Accueillez la voix qui persiste Dans son naïf épithalame. Allez, rien n'est meilleur à l'âme Que de faire une âme moins triste! Elle est en peine et de passage, L'âme qui souffre sans colère, Et comme sa morale est claire!... Ecoutez la chanson bien sage. XVII. Les chères mains... Les chères mains qui furent miennes, Toutes petites, toutes belles, Après ces méprises mortelles Et toutes ces choses païennes, Après les rades et les grèves, Et les pays et les provinces, Royales mieux qu'au temps des princes Les chères mains m'ouvrent les rêves. Mains en songe, mains sur mon âme, Sais-je, moi, ce que vous daignâtes, Parmi ces rumeurs scélérates, Dire à cette âme qui se pâme? Ment-elle, ma vision chaste D'affinité spirituelle, De complicité maternelle, D'affection étroite et vaste? Remords si cher, peine très bonne, Rêves bénits, mains consacrées, O ces mains, ses mains vénérées, Faites le geste qui pardonne! XVIII. Et j'ai revu l'enfant... Et j'ai revu l'enfant unique il m'a semblé Que s'ouvrait dans mon coeur la dernière blessure, Celle dont la douleur plus exquise m'assure D'une mort désirable en un jour consolé. La bonne flèche aiguà et sa fraÃcheur qui dure! En ces instants choisis elles ont éveillé Les rêves un peu lourds du scrupule ennuyé, Et tout mon sang chrétien chanta la Chanson pure. J'entends encor, je vois encor! Loi du devoir Si douce! Enfin, je sais ce qu'est entendre et voir, J'entends, je vois toujours! Voix des bonnes pensées, Innocence, avenir! Sage et silencieux, Que je vais vous aimer, vous un instant pressées, Belles petites mains qui fermerez nos yeux! XIX. Voix de l'Orgueil... Voix de l'Orgueil un cri puissant comme d'un cor. Des étoiles de sang sur des cuirasses d'or, On trébuche à travers des chaleurs d'incendie... Mais en somme la voix s'en va, comme d'un cor. Voix de la Haine cloche en mer, fausse, assourdie De neige lente. Il fait si froid! Lourde, affadie, La vie a peur et court follement sur le quai Loin de la cloche qui devient plus assourdie. Voix de la Chair un gros tapage fatigué. Des gens ont bu. L'endroit fait semblant d'être gai. Des yeux, des noms, et l'air plein de parfums atroces Où vient mourir le gros tapage fatigué. Voix d'Autrui; de lointains dans des brouillards. Des noces Vont et viennent. Des tas d'embarras. Des négoces, Et tout le cirque des civilisations Au son trotte-menu du violon des noces. Colères, soupirs noirs, regrets, tentations Qu'il a fallu pourtant que nous entendissions Pour l'assourdissement des silences honnêtes, Colères, soupirs noirs, regrets, tentations, Ah, les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes, Sentences, mots en vain, métaphores mal faites, Toute la rhétorique en fuite des péchés, Ah, les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes! Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés. Mourez à nous, mourez aux humbles voeux cachés Que nourrit la douceur de la Parole forte, Car notre coeur n'est plus de ceux que vous cherchez! Mourez parmi la voix que la prière emporte Au ciel, dont elle seule ouvre et ferme la porte Et dont elle tiendra les sceaux au dernier jour, Mourez parmi la voix que la prière apporte, Mourez parmi la voix terrible de l'Amour! XX. L'ennemi se déguise... L'ennemi se déguise en l'Ennui Et me dit "A quoi bon, pauvre dupe?" Moi je passe et me moque de lui. L'ennemi se déguise en la Chair Et me dit "Bah, retrousse une jupe!" Moi j'écarte le conseil amer. L'ennemi se transforme en un Ange De lumière et dit "Qu'est ton effort A côté des tributs de louange Et de Foi dus au Père céleste? Ton Amour va-t-il jusqu'à la mort?" Je réponds "L'Espérance me reste." Comme c'est le vieux logicien, Il a fait bientôt de me réduire A ne plus vouloir répliquer rien. Mais sachant qui c'est, épouvanté De ne plus sentir les mondes luire, Je prierai pour de l'humilité. XXI. Va ton chemin... Va ton chemin sans plus t'inquiéter! La route est droite et tu n'as qu'à monter, Portant d'ailleurs le seul trésor qui vaille Et l'arme unique au cas d'une bataille, La pauvreté d'esprit et Dieu pour toi. Surtout il faut garder toute espérance. Qu'importe un peu de nuit et de souffrance? La route est bonne et la mort est au bout. Oui, garde toute espérance surtout. La mort là -bas te dresse un lit de joie. Et fais-toi doux de toute la douceur. La vie est laide, encore c'est ta soeur. Simple, gravis la côte et même chante Pour écarter la prudence méchante Dont la voix basse est pour tenter ta foi. Simple comme un enfant, gravis la côte, Humble comme un pécheur qui hait la faute, Chante, et même sois gai, pour défier L'ennui que l'ennemi peut t'envoyer Afin que tu t'endormes sur la voie. Ris du vieux piège et du vieux séducteur, Puisque la Paix est là , sur la hauteur, Qui luit parmi des fanfares de gloire. Monte, ravi, dans la nuit blanche et noire, Déjà l'Ange Gardien étend sur toi Joyeusement des ailes de victoire. XXII. Pourquoi triste... Pourquoi triste, ô mon âme, Triste jusqu'à la mort, Quand l'effort te réclame, Quand le suprême effort Est là qui te réclame? Ah, tes mains que tu tords Au lieu d'être à la tâche, Tes lèvres que tu mords Et leur silence lâche, Et tes yeux qui sont morts! N'as-tu pas l'espérance De la fidélité, Et, pour plus d'assurance Dans la sécurité, N'as-tu pas la souffrance? Mais chasse le sommeil Et ce rêve qui pleure. Grand jour et plein soleil! Vois, il est plus que l'heure Le ciel bruit vermeil, Et la lumière crue Découpant d'un trait noir Toute chose apparue Te montre le Devoir Et sa forme bourrue. Marche à lui vivement, Tu verras disparaÃtre Tout aspect inclément De sa manière d'être, Avec l'éloignement. C'est le dépositaire Qui te garde un trésor D'amour et de mystère, Plus précieux que l'or, Plus sûr que rien sur terre Les biens qu'on ne voit pas, Toute joie inouïe, Votre paix, saints combats, L'extase épanouie Et l'oubli d'ici-bas, Et l'oubli d'ici-bas! XXIII. Né l'enfant... Né l'enfant des grandes villes Et des révoltes serviles J'ai là tout cherché, trouvé De tout appétit rêvé. Mais, puisque rien n'en demeure, J'ai dit un adieu léger A tout ce qui peut changer, Au plaisir, au bonheur même, Et même à tout ce que j'aime Hors de vous, mon doux Seigneur! La Croix m'a pris sur ses ailes Qui m'emporte aux meilleurs zèles, Silence, expiation, Et l'âpre vocation Pour la vertu qui s'ignore. Douce, chère Humilité, Arrose ma charité, Trempe-la de tes eaux vives. O mon coeur, que tu ne vives Qu'aux fins d'une bonne mort! XXIV L'âme antique était rude et vaine Et ne voyait dans la douleur Que l'acuité de la peine Ou l'étonnement du malheur. L'art, sa figure la plus claire, Traduit ce double sentiment Par deux grands types de la Mère En proie au suprême tourment. C'est la vielle reine de Troie Tous ses fils sont morts par le fer. Alors ce deuil brutal aboie Et glapit au bord de la mer. Elle court le long du rivage, Bavant vers le flot écumant, Hirsute, criarde, sauvage, La chienne littéralement!... Et c'est Niobé qui s'effare Et garde fixement des yeux Sur les dalles de pierre rare Ses enfants tués par les dieux. Le souffle expire sur sa bouche, Elle meurt dans un geste fou. Ce n'est plus qu'un marbre farouche Là transporté nul ne sait d'où!... La douleur chrétienne est immense, Elle, comme le coeur humain. Elle souffre, puis elle pense, Et calme poursuit son chemin. Elle est debout sur le Calvaire Pleine de larmes et sans cris. C'est également une mère, Mais quelle mère de quel fils! Elle participe au Supplice Qui sauve toute nation, Attendrissant le sacrifice Par sa vaste compassion. Et comme tous sont les fils d'elle, Sur le monde et sur sa langueur Toute la charité ruisselle Des sept blessures de son coeur. Au jour qu'il faudra, pour la gloire Des cieux enfin tout grands ouverts, Ceux qui surent et purent croire, Bons et doux, sauf au seul Pervers, Ceux-là , vers la joie infinie Sur la colline de Sion, Monteront d'une aile bénie Aux plis de son assomption. II I. O mon Dieu... O mon Dieu vous m'avez blessé d'amour Et la blessure est encore vibrante, O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour. O mon Dieu, votre crainte m'a frappé Et la brûlure est encor là qui tonne, O mon Dieu votre crainte m'a frappé. O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil Et votre gloire en moi s'est installée, O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil. Noyez mon âme aux flots de votre Vin, Fondez ma vie au Pain de votre table, Noyez mon âme aux flots de votre Vin. Voici mon sang que je n'ai pas versé, Voici ma chair indigne de souffrance, Voici mon sang que je n'ai pas versé. Voici mon front qui n'a pu que rougir, Pour l'escabeau de vos pieds adorables, Voici mon front qui n'a pu que rougir. Voici mes mains qui n'ont pas travaillé, Pour les charbons ardents et l'encens rare, Voici mes mains qui n'ont pas travaillé. Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain, Pour palpiter aux ronces du Calvaire, Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain. Voici mes pieds, frivoles voyageurs, Pour accourir au cri de votre grâce, Voici mes pieds, frivoles voyageurs. Voici ma voix, bruit maussade et menteur, Pour les reproches de la Pénitence, Voici ma voix, bruit maussade et menteur. Voici mes yeux, luminaires d'erreur, Pour être éteints aux pleurs de la prière, Voici mes yeux, luminaires d'erreur. Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon, Quel est le puits de mon ingratitude, Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon, Dieu de terreur et Dieu de sainteté, Hélas! ce noir abÃme de mon crime, Dieu de terreur et Dieu de sainteté, Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur, Toutes mes peurs, toutes mes ignorances, Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur, Vous connaissez tout cela, tout cela, Et que je suis plus pauvre que personne, Vous connaissez tout cela, tout cela, Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne. II. Je ne veux plus... Je ne veux plus aimer que ma mère Marie. Tous les autres amours sont de commandement. Nécessaires qu'ils sont, ma mère seulement Pourra les allumer aux coeurs qui l'ont chérie. C'est pour Elle qu'il faut chérir mes ennemis, C'est par Elle que j'ai voué ce sacrifice, Et la douceur de coeur et le zèle au service, Comme je la priais, Elle les a permis. Et comme j'étais faible et bien méchant encore, Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins, Elle baissa mes yeux et me joignit les mains, Et m'enseigna les mots par lesquels on adore. C'est par Elle que j'ai voulu de ces chagrins, C'est pour Elle que j'ai mon coeur dans les cinq Plaies, Et tous ces bons efforts vers les croix et les claies, Comme je l'invoquais, Elle en ceignit mes reins. Je ne veux plus penser qu'à ma mère Marie, Siège de la Sagesse et source des pardons, Mère de France aussi, de qui nous attendons Inébranlablement l'honneur de la patrie. Marie Immaculée, amour essentiel, Logique de la foi cordiale et vivace, En vous aimant qu'est-il de bon que je ne fasse, En vous aimant du seul amour, Porte du ciel? III. Vous êtes calme... Vous êtes calme, vous voulez un voeu discret, Des secrets à mi-voix dans l'ombre et le silence, Le coeur qui se répand plutôt qu'il ne s'élance, Et ces timides, moins transis qu'il ne paraÃt. Vous accueillez d'un geste exquis telles pensées Qui ne marchent qu'en ordre et font le moins de bruit. Votre main, toujours prête à la chute du fruit, Patiente avec l'arbre et s'abstient de poussées. Et si l'immense amour de vos commandements Embrasse et presse tous en sa sollicitude, Vos conseils vont dicter aux meilleurs et l'étude Et le travail des plus humbles recueillements. Le pécheur, s'il prétend vous connaÃtre et vous plaire, O vous qui nous aimant si fort parliez si peu, Doit et peut, à tout temps du jour comme en tout lieu, Bien faire obscurément son devoir et se taire, Se taire pour le monde, un pur sénat de fous, Se taire sur autrui, des âmes précieuses, Car nous taire vous plaÃt, même aux heures pieuses, Même à la mort, sinon devant le prêtre et vous. Donnez-leur le silence et l'amour du mystère, O Dieu glorifieur du bien fait en secret, A ces timides moins transis qu'il ne paraÃt, Et l'horreur, et le pli des choses de la terre. Donnez-leur, ô mon Dieu, la résignation, Toute forte douceur, l'ordre et l'intelligence, Afin qu'au jour suprême ils gagnent l'indulgence De l'Agneau formidable en la neuve Sion, Afin qu'ils puissent dire "Au moins nous sûmes croire" Et que l'Agneau terrible, ayant tout supputé, Leur réponde "Venez, vous avez mérité, Pacifiques, ma paix, et douloureux, ma gloire." IV. Mon Dieu m'a dit... I Mon Dieu m'a dit "Mon fils, il faut m'aimer. Tu vois Mon flanc percé, mon coeur qui rayonne et qui saigne, Et mes pieds offensés que Madeleine baigne De larmes, et mes bras douloureux sous le poids De tes péchés, et mes mains! Et tu vois la croix, Tu vois les clous, le fiel, l'éponge, et tout t'enseigne A n'aimer, en ce monde amer où la chair règne, Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix. Ne t'ai-je pas aimé jusqu'à la mort moi-même, O mon frère en mon Père, ô mon fils en l'Esprit, Et n'ai-je pas souffert, comme c'était écrit? N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprême Et n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits, Lamentable ami qui me cherches où je suis?" II J'ai répondu "Seigneur, vous avez dit mon âme. C'est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas. Mais vous aimer! Voyez comme je suis en bas, Vous dont l'amour toujours monte comme la flamme. Vous, la source de paix que toute soif réclame, Hélas! voyez un peu tous mes tristes combats! Oserai-je adorer la trace de vos pas, Sur ces genoux saignants d'un rampement infâme? Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements, Je voudrais que votre ombre au moins vêtÃt ma honte, Mais vous n'avez pas d'ombre, ô vous dont l'amour monte, O vous, fontaine calme, amère aux seuls amants De leur damnation, ô vous toute lumière Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière!" III - Il faut m'aimer! Je suis l'universel Baiser, Je suis cette paupière et je suis cette lèvre Lont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre Qui t'agite, c'est moi toujours! Il faut oser M'aimer! Oui, mon amour monte sans biaiser Jusqu'où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre, Et t'emportera, comme un aigle vole un lièvre, Vers des serpolets qu'un ciel cher vient arroser! O ma nuit claire! ô tes yeux dans mon clair de lune! O ce lit de lumière et d'eau parmi la brune! Toute cette innocence et tout ce reposoir! Aime-moi! Ces deux mots sont mes verbes suprêmes, Car étant ton Dieu tout-puissant, je peux vouloir, Mais je ne veux d'abord que pouvoir que tu m'aimes! IV - Seigneur, c'est trop! Vraiment je n'ose. Aimer qui? Vous? Oh! non! Je tremble et n'ose. Oh! vous aimer je n'ose, Je ne veux pas! Je suis indigne. Vous, la Rose Immense des purs vents de l'Amour, ô Vous, tous Les coeurs des saints, ô Vous qui fûtes le Jaloux D'IsraÃl, Vous, la chaste abeille qui se pose Sur la seule fleur d'une innocence mi-close, Quoi, moi, moi, pouvoir Vous aimer. Etes-vous fous, Père, Fils, Esprit? Moi, ce pécheur-ci, ce lâche, Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche Et n'a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût, Vue, ouïe, et dans tout son être - hélas! dans tout Son espoir et dans tout son remords que l'extase D'une caresse où le seul vieil Adam s'embrase? V - Il faut m'aimer. Je suis ces Fous que tu nommais, Je suis l'Adam nouveau qui mange le vieil homme, Ta Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome, Comme un pauvre rué parmi d'horribles mets. Mon amour est le feu qui dévore à jamais Toute chair insensée, et l'évapore comme Un parfum, - et c'est le déluge qui consomme En son flot tout mauvais germe que je semais, Afin qu'un jour la Croix où je meurs fût dressée Et que par un miracle effrayant de bonté Je t'eusse un jour à moi, frémissant et dompté. Aime. Sors de ta nuit. Aime. C'est ma pensée De toute éternité, pauvre âme délaissée, Que tu dusses m'aimer, moi seul qui suis resté! VI - Seigneur, j'ai peur. Mon âme en moi tressaille toute. Je vois, je sens qu'il faut vous aimer. Mais comment Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant, O Justice que la vertu des bons redoute? Oui, comment? Car voici que s'ébranle la voûte Où mon coeur creusait son ensevelissement Et que je sens fluer à moi le firmament, Et je vous dis de vous à moi quelle est la route? Tendez-moi votre main, que je puisse lever Cette chair accroupie et cet esprit malade. Mais recevoir jamais la céleste accolade, Est-ce possible? Un jour, pouvoir la retrouver Dans votre sein, sur votre coeur qui fut le nôtre, La place où reposa la tête de l'apôtre? VII - Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui, Et voici. Laisse aller l'ignorance indécise De ton coeur vers les bras ouverts de mon Eglise Comme la guêpe vole au lis épanoui. Approche-toi de mon oreille. Epanches-y L'humiliation d'une brave franchise. Dis-moi tout sans un mot d'orgueil ou de reprise Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi. Puis franchement et simplement viens à ma table, Et je t'y bénirai d'un repas délectable Auquel l'ange n'aura lui-même qu'assisté, Et tu boiras le Vin de la vigne immuable Dont la force, dont la douceur, dont la bonté Feront germer ton sang à l'immortalité. * ** Puis, va! Garde une foi modeste en ce mystère D'amour par quoi je suis ta chair et ta raison, Et surtout reviens très souvent dans ma maison, Pour y participer au Vin qui désaltère, Au Pain sans qui la vie est une trahison, Pour y prier mon Père et supplier ma mère Qu'il te soit accordé, dans l'exil de la terre, D'être l'agneau sans cris qui donne sa toison, D'être l'enfant vêtu de lin et d'innocence, D'oublier ton pauvre amour-propre et ton essence, Enfin, de devenir un peu semblable à moi Qui fus, durant les jours d'Hérode et de Pilate Et de Judas et de Pierre, pareil à toi Pour souffrir et mourir d'une mort scélérate! * ** Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs Si doux qu'ils sont encor d'ineffables délices, Je te ferai goûter sur terre mes prémices, La paix du coeur, l'amour d'être pauvre, et mes soirs Mystiques, quand l'esprit s'ouvre aux calmes espoirs Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice Eternel, et qu'au ciel pieux la lune glisse, Et que sonnent les angélus roses et noirs, En attendant l'assomption dans ma lumière, L'éveil sans fin dans ma charité coutumière, La musique de mes louanges à jamais, Et l'extase perpétuelle et la science, Et d'être en moi parmi l'aimable irradiance De tes souffrances, enfin miennes, que j'aimais! VIII - Ah! Seigneur, qu'ai-je? Hélas! me voici tout en larmes D'une joie extraordinaire votre voix Me fait comme du bien et du mal à la fois, Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes. Je ris, je pleure, et c'est comme un appel aux armes D'un clairon pour des champs de bataille où je vois Des anges bleus et blancs portés sur des pavois, Et ce clairon m'enlève en de fières alarmes. J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être choisi. Je suis indigne, mais je sais votre clémence. Ah! quel effort, mais quelle ardeur! Et me voici Plein d'une humble prière, encor qu'un trouble immense Brouille l'espoir que votre voix me révéla, Et j'aspire en tremblant. IX - Pauvre âme, c'est cela! III I. Désormais le Sage... Désormais le Sage, puni Pour avoir trop aimé les choses, Rendu prudent à l'infini, Mais franc de scrupules moroses, Et d'ailleurs retournant au Dieu Qui fit les yeux et la lumière, L'honneur, la gloire, et tout le peu Qu'a son âme de candeur fière, Le Sage peut, dorénavant, Assister aux scènes du monde, Et suivre la chanson du vent, Et contempler la mer profonde. Il ira, calme, et passera Dans la férocité des villes, Comme un mondain à l'Opéra Qui sort blasé des danses viles. Même, - et pour tenir abaissé L'orgueil, qui fit son âme veuve, Il remontera le passé, Ce passé, comme un mauvais fleuve! Il reverra l'herbe des bords, Il entendra le flot qui pleure Sur le bonheur mort et les torts De cette date et de cette heure!... Il aimera les cieux, les champs, La bonté, l'ordre et l'harmonie, Et sera doux, même aux méchants, Afin que leur mort soit bénie. Délicat et non exclusif, Il sera du jour où nous sommes Son coeur, plutôt contemplatif, Pourtant saura l'oeuvre des hommes, Mais revenu des passions, Un peu méfiant des "usages", A vos civilisations Préférera les paysages. II. De fond du grabat... Du fond du grabat As-tu vu l'étoile Que l'hiver dévoile? Comme ton coeur bat, Comme cette idée, Regret ou désir, Ravage à plaisir Ta tête obsédée, Pauvre tête en feu, Pauvre coeur sans dieu! L'ortie et l'herbette Au bas du rempart D'où l'appel frais part D'une aigre trompette, Le vent du coteau, La Meuse, la goutte Qu'on boit sur la route A chaque écriteau, Les sèves qu'on hume, Les pipes qu'on fume! Un rêve de froid "Que c'est beau la neige Et tout son cortège Dans leur cadre étroit! Oh! tes blancs arcanes, Nouvelle Archangel, Mirage éternel De mes caravanes! Oh! ton chaste ciel, Nouvelle Archangel!" Cette ville sombre! Tout est crainte ici... Le ciel est transi D'éclairer tant d'ombre. Les pas que tu fais Parmi ces bruyères Lèvent des poussières Au souffle mauvais... Voyageur si triste, Tu suis quelle piste? C'est l'ivresse à mort, C'est la noire orgie, C'est l'amer effort De ton énergie Vers l'oubli dolent De la voix intime, C'est le seuil du crime, C'est l'essor sanglant. - Oh! fuis la chimère Ta mère, ta mère! Quelle est cette voix Qui ment et qui flatte? "Ah! la tête plate, Vipère des bois!" Pardon et mystère. Laisse ça dormir. Qui peut, sans frémir, Juger sur la terre? - Ah! pourtant, pourtant, Ce monstre impudent!" La mer! Puisse-t-elle Laver ta rancoeur, La mer au grand coeur, Ton aïeule, celle Qui chante en berçant Ton angoisse atroce, La mer, doux colosse Au sein innocent, Grondeuse infinie De ton ironie! Tu vis sans savoir! Tu verses ton âme, Ton lait et ta flamme Dans quel désespoir? Ton sang qui s'amasse En une fleur d'or N'est pas prêt encor A la dédicace. Attends quelque peu, Ceci n'est que jeu. Cette frénésie T'initie au but. D'ailleurs, le salut Viendra d'un Messie Dont tu ne sens plus Depuis bien des lieues Les effluves bleues Sous tes bras perclus, Naufragé d'un rêve Qui n'a pas de grève! Vis en attendant L'heure toute proche Ne sois pas prudent. Trêve à tout reproche. Fais ce que tu veux. Une main te guide A travers le vide Affreux de tes voeux. Un peu de courage, C'est le bon orage. Voici le Malheur Dans sa plénitude. Mais à sa main rude Quelle belle fleur! "La brûlante épine!" Un lis est moins blanc. "Elle m'entre au flanc." Et l'odeur divine! "Elle m'entre au coeur." Le parfum vainqueur! "Pourtant je regrette, Pourtant je me meurs, Pourtant ces deux coeurs..." Lève un peu la tête "Eh bien, c'est la Croix." Lève un peu ton âme De ce monde infâme. "Est-ce que je crois?" Qu'en sais-tu? La Bête Ignore sa tête, La Chair et le Sang Méconnaissent l'Acte. Mais j'ai fait un pacte Qui va m'enlaçant A la faute noire, Je me dois à mon Tenace démon Je ne veux point croire. Je n'ai pas besoin De rêver si loin! Aussi bien j'écoute Des sons d'autrefois. Vipère des bois, Encor sur ma route? Cette fois tu mords." Laisse cette bête. Que fait au poète? Que sont des coeurs morts? Ah! plutôt oublie Ta propre folie. Ah! plutôt, surtout, Douceur, patience, Mi-voix et nuance, Et paix jusqu'au bout! Aussi bon que sage, Simple autant que bon, Soumets ta raison Au plus pauvre adage, Naïf et discret, Heureux en secret! Ah! surtout, terrasse Ton orgueil cruel, Implore la grâce D'être un pur Abel, Finis l'odyssée Dans le repentir D'un humble martyr D'une humble pensée. Regarde au-dessus... "Est-ce vous, Jésus?" III. L'espoir luit comme un brin... L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable. Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou? Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou. Que ne t'endormais-tu, le coude sur la table? Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé, Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste, Et je dorloterai les rêves de ta sieste, Et tu chantonneras comme un enfant bercé. Midi sonne. De grâce éloignez-vous, madame. Il dort. C'est étonnant comme les pas de femme Résonnent au cerveau des pauvres malheureux. Midi sonne. J'ai fait arroser dans la chambre. Va, dors! L'espoir luit comme un caillou dans un creux. Ah, quand refleuriront les roses de septembre! IV. Je suis venu,... Gaspard Hauser chante Je suis venu, calme orphelin, Riche de mes seuls yeux tranquilles, Vers les hommes des grandes villes Ils ne m'ont pas trouvé malin. A vingt ans un trouble nouveau Sous le nom d'amoureuses flammes M'a fait trouver belles les femmes Elles ne m'ont pas trouvé beau. Bien que sans patrie et sans roi Et très brave ne l'étant guère, J'ai voulu mourir à la guerre La mort n'a pas voulu de moi. Suis-je né trop tôt ou trop tard? Qu'est-ce que je fais en ce monde? O vous tous, ma peine est profonde Priez pour le pauvre Gaspard! V. Un grand sommeil noir Un grand sommeil noir Tombe sur ma vie Dormez, tout espoir, Dormez, toute envie! Je ne vois plus rien, Je perds la mémoire Du mal et du bien... O la triste histoire! Je suis un berceau Qu'une main balance Au creux d'un caveau Silence, silence! VI. Le ciel est... Le ciel est, par-dessus le toit, Si bleu, si calme! Un arbre, par-dessus le toit Berce sa palme. La cloche dans le ciel qu'on voit Doucement tinte. Un oiseau sur l'arbre qu'on voit Chante sa plainte. Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là , Simple et tranquille. Cette paisible rumeur-là Vient de la ville. - Qu'as-tu fait, ô toi que voilà Pleurant sans cesse, Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà , De ta jeunesse? VII. Je ne sais pourquoi Je ne sais pourquoi Mon esprit amer D'une aile inquiète et folle, vole sur la mer, Tout ce qui m'est cher, D'une aile d'effroi Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi? Mouette à l'essor mélancolique. Elle suit la vague, ma pensée, A tous les vents du ciel balancée Et biaisant quand la marée oblique, Mouette à l'essor mélancolique. Ivre de soleil Et de liberté, Un instinct la guide à travers cette immensité. La brise d'été Sur le flot vermeil Doucement la porte en un tiède demi-sommeil. Parfois si tristement elle crie Qu'elle alarme au lointain le pilote Puis au gré du vent se livre et flotte Et plonge, et l'aile toute meurtrie Revole, et puis si tristement crie! Je ne sais pourquoi Mon esprit amer D'une aile inquiète et folle vole sur la mer. Tout ce qui m'est cher, D'une aile d'effroi Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi? VIII. Parfums, couleurs,... Parfums, couleurs, systèmes, lois! Les mots ont peur comme des poules. La chair sanglote sur la croix. Pied, c'est du rêve que tu foules, Et partout ricane la voix, La voix tentatrice des foules. Cieux bruns où nagent nos desseins, Fleurs qui n'êtes pas le calice, Vin et ton geste qui se glisse, Femme et l'oeillade de tes seins, Nuit câline aux frais traversins, Qu'est-ce que c'est que ce délice, Qu'est-ce que c'est que ce supplice, Nous les damnés et vous les Saints? IX. Le son du cor... Le son du cor s'afflige vers les bois D'une douleur on veut croire orpheline Qui vient mourir au bas de la colline Parmi la bise errant en courts abois. L'âme du loup pleure dans cette voix Qui monte avec le soleil qui décline D'une agonie on veut croire câline Et qui ravit et qui navre à la fois. Pour faire mieux cette plainte assoupie La neige tombe à longs traits de charpie A travers le couchant sanguinolent, Et l'air a l'air d'être un soupir d'automne, Tant il fait doux par ce soir monotone Où se dorlote un paysage lent. X. La tristesse, la langueur... La tristesse, la langueur du corps humain M'attendrissent, me fléchissent, m'apitoient, Ah! surtout quand des sommeils noirs le foudroient, Quand des draps zèbrent la peau, foulent la main! Et que mièvre dans la fièvre du demain, Tiède encor du bain de sueur qui décroÃt, Comme un oiseau qui grelotte sur un toit! Et les pieds, toujours douloureux du chemin, Et le sein, marqué d'un double coup de poing, Et la bouche, une blessure rouge encor, Et la chair frémissante, frêle décor, Et les yeux, les pauvres yeux si beaux où point La douleur de voir encore du fini!... Triste corps! Combien faible et combien puni! XI. La bise se rue... La bise se rue à travers Les buissons tout noirs et tout verts, Glaçant la neige éparpillée, Dans la campagne ensoleillée. L'odeur est aigre près des bois, L'horizon chante avec des voix, Les coqs des clochers des villages Luisent crûment sur les nuages. C'est délicieux de marcher A travers ce brouillard léger Qu'un vent taquin parfois retrousse. Ah! fi de mon vieux feu qui tousse! J'ai des fourmis plein les talons. Debout, mon âme, vite, allons! C'est le printemps sévère encore, Mais qui par instants s'édulcore D'un souffle tiède juste assez Pour mieux sentir les froids passés Et penser au Dieu de clémence... Va, mon âme, à l'espoir immense! XII. Vous voilà ,... Vous voilà , vous voilà , pauvres bonnes pensées! L'espoir qu'il faut, regret des grâces dépensées, Douceur de coeur avec sévérité d'esprit, Et cette vigilance, et le calme prescrit, Et toutes! - Mais encor lentes, bien éveillées, Bien d'aplomb, mais encor timides, débrouillées A peine du lourd rêve et de la tiède nuit. C'est à qui de vous va plus gauche, l'une suit L'autre, et toutes ont peur du vaste clair de lune. "Telles, quand des brebis sortent d'un clos. C'est une, Puis deux, puis trois. Le reste est là , les yeux baissés, La tête à terre, et l'air des plus embarrassés, Faisant ce que fait leur chef de file il s'arrête, Elles s'arrêtent tour à tour, posant leur tête Sur son dos, simplement et sans savoir pourquoi." Votre pasteur, ô mes brebis, ce n'est pas moi, C'est un meilleur, un bien meilleur, qui sait les causes, Lui qui vous tint longtemps et si longtemps là closes, Mais qui vous délivra de sa main au temps vrai. Suivez-le. Sa houlette est bonne. Et je serai, Sous sa voix toujours douce à votre ennui qui bêle, Je serai, moi, par vos chemins, son chien fidèle. XIII. L'échelonnement des haies... L'échelonnement des haies Moutonne à l'infini, mer Claire dans le brouillard clair Qui sent bon les jeunes baies. Des arbres et des moulins Sont légers sur le vert tendre Où vient s'ébattre et s'étendre L'agilité des poulains. Dans ce vague d'un Dimanche Voici se jouer aussi De grandes brebis aussi Douces que leur laine blanche. Tout à l'heure déferlait L'onde, roulée en volutes, De cloches comme des flûtes Dans le ciel comme du lait. XIV. L'immensité de l'humanité L'immensité de l'humanité, Le Temps passé vivace et bon père, Une entreprise à jamais prospère Quelle puissante et calme cité! Il semble ici qu'on vit dans l'histoire. Tout est plus fort que l'homme d'un jour. De lourds rideaux d'atmosphère noire Font richement la nuit alentour. O civilisés que civilise L'Ordre obéi, le Respect sacré! O dans ce champ si bien préparé Cette moisson de la Seule Eglise! XV. La mer est plus belle La mer est plus belle Que les cathédrales, Nourrice fidèle, Berceuse de râles, La mer sur qui prie La Vierge Marie! Elle a tous les dons Terribles et doux. J'entends ses pardons Gronder ses courroux. Cette immensité N'a rien d'entêté. O! si patiente, Même quand méchante! Un souffle ami hante La vague, et nous chante "Vous sans espérance, Mourez sans souffrance!" Et puis sous les cieux Qui s'y rient plus clairs, Elle a des airs bleus, Roses, gris et verts... Plus belle que tous, Meilleure que nous! XVI La "grande ville". Un tas criard de pierres blanches Où rage le soleil comme en pays conquis. Tous les vices ont leur tanière, les exquis Et les hideux, dans ce désert de pierres blanches. Des odeurs! Des bruits vains! Où que vague le coeur, Toujours ce poudroiement vertigineux de sable, Toujours ce remuement de la chose coupable Dans cette solitude où s'écoeure le coeur! De près, de loin, le Sage aura sa thébaïde Parmi le fade ennui qui monte de ceci, D'autant plus âpre et plus sanctifiante aussi, Que deux parts de son âme y pleurent, dans ce vide! XVII. Toutes les amours... Toutes les amours de la terre Laissent au coeur du délétère Et de l'affreusement amer, Fraternelles et conjugales, Paternelles et filiales, Civiques et nationales, Les charnelles, les idéales, Toutes ont la guêpe et le ver. La mort prend ton père et ta mère, Ton frère trahira son frère, Ta femme flaire un autre époux, Ton enfant, on te l'aliène, Ton peuple, il se pille ou s'enchaÃne Et l'étranger y pond sa haine, Ta chair s'irrite et tourne obscène, Ton âme flue en rêves fous. Mais, dit Jésus, aime, n'importe! Puis de toute illusion morte Fais un cortège, forme un choeur, Va devant, tel aux champs le pâtre, Tel le coryphée au théâtre, Tel le vrai prêtre ou l'idolâtre, Tels les grands-parents près de l'âtre, Oui, que devant aille ton coeur! Et que toutes ces voix dolentes S'élèvent, rapides ou lentes, Aigres ou douces, composant A la gloire de Ma souffrance, Instrument de ta délivrance, Condiment de ton espérance Et mets de ta propre navrance, L'hymne qui te sied à présent! XVIII. Sainte Thérèse... Sainte Thérèse veut que la Pauvreté soit La reine d'ici-bas, et littéralement! Elle dit peu de mots de ce gouvernement Et ne s'arrête point aux détails de surcroÃt; Mais le Point, à son sens, celui qu'il faut qu'on voie Et croie, est ceci dont elle la complimente Le libre arbitre pèse, arguà et parlemente, Puis le pauvre de coeur décide et suit sa voie. Qui l'en empêchera? De voeux il n'en a plus Que celui d'être un jour au nombre des élus, Tout-puissant serviteur, tout-puissant souverain, Prodigue et dédaigneux, sur tous, des choses eues, Mais accumulateur des seules choses sues, De quel si fier sujet, et libre, quelle reine! XIX. Parisien mon frère... Parisien mon frère à jamais étonné, Montons sur la colline où le soleil est né Si glorieux qu'il fait comprendre l'idolâtre, Sous cette perspective, inconnue au théâtre, D'arbres au vent et de poussière d'ombre et d'or. Montons. Il fait si frais encor, montons encor. Là ! nous voilà placés comme dans une "loge De face", et le décor vraiment tire un éloge. La cathédrale énorme et le beffroi sans fin, Ces toits de tuile sous ces verdures, le vain Appareil des remparts pompeux et grands quand même, Ces clochers, cette tour, ces autres, sur l'or blême Des nuages à l'ouest réverbérant l'or dur De derrière chez nous, tous ces lourds joyaux sur Ces ouates, n'est-ce pas, l'écrin vaut le voyage, Et c'est ce qu'on peut dire un brin de paysage? - Mais descendons, si ce n'est pas trop abuser, De vos pieds las, à fin seule de reposer Vos yeux qui n'ont jamais rien vu que de Montmartre, - "Campagne" vert de plaie et ville blanc de dartre Et les sombres parfums qui grimpent de Pantin! - Donc, par ce lent sentier de rosée et de thym, Cheminons vers la ville au long de la rivière, Sous les frais peupliers, dans la fine lumière. L'une des portes ouvre une rue, entrons-y. Aussi bien, c'est le point qu'il faut, l'endroit choisi Si blanches, les maisons anciennes, si bien faites, Point hautes, çà et là des branches sur leurs faÃtes, Si doux et sinueux le cours de ces maisons, Comme un ruisseau parmi de vagues frondaisons, Profilant la lumière et l'ombre en broderies Au lieu du long ennui de vos haussmanneries, Et si gentil l'accent qui confie au patois De ces passants naïfs avec leurs yeux matois!... Des places ivres d'air et de cris d'hirondelles Où l'histoire proteste en formules fidèles A la crête des toits comme au fer des balcons, Des portes ne tournant qu'à regret sur leurs gonds, Jalouses de garder l'honneur et la famille... Ici tout vit et meurt calme, rien ne fourmille, Le "Théâtre" fait four, et ce dieu des brouillons, Le "Journal" n'en est plus à compter ses bouillons, L'amour même prétend conserver ses noblesses Et le vice se gobe en de rares drôlesses. Enfin rien de Paris, mon frère "dans nos murs", Que les modes... d'hier, et que les fruits bien mûrs De ce fameux progrès que vous mangez en herbe. Du reste on vit à l'aise. Une chère superbe, La raison raisonnable et l'esprit des aïeux, Beaucoup de sain travail, quelques loisirs joyeux, Et ce besoin d'avoir peur de la grande route! Avouez, la province est bonne, somme toute... Et vous regrettez moins que tantôt la "splendeur" Du vieux monstre, et son pouls fébrile, et cette odeur! XX. C'est la fête du blé,... C'est la fête du blé, c'est la fête du pain Aux chers lieux d'autrefois revus après ces choses! Tout bruit, la nature et l'homme, dans un bain De lumière si blanc que les ombres sont roses. L'or des pailles s'effondre au vol siffleur des faux Dont l'éclair plonge, et va luire, et se réverbère. La plaine, tout au loin couverte de travaux, Change de face à chaque instant, gaie et sévère. Tout halète, tout n'est qu'effort et mouvement Sous le soleil, tranquille auteur des moissons mûres, Et qui travaille encore imperturbablement A gonfler, à sucrer là -bas les grappes sures. Travaille, vieux soleil, pour le pain et le vin, Nourris l'homme du lait de la terre, et lui donne L'honnête verre où rit un peu d'oubli divin. Moissonneurs, vendangeurs là -bas! votre heure est bonne! Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins, Fruit de la force humaine en tous lieux répartie, Dieu moissonne, et vendange, et dispose à ses fins La Chair et le Sang pour le calice et l'hostie! Jadis et naguère Prologue En route, mauvaise troupe! Partez, mes enfants perdus! Ces loisirs vous étaient dus La Chimère tend sa croupe. Partez, grimpés sur son dos, Comme essaime un vol de rêves D'un malade dans les brèves Fleurs vagues de ses rideaux. Ma main tiède qui s'agite Faible encore, mais enfin Sans fièvre, et qui ne palpite Plus que d'un effort divin, Ma main vous bénit, petites Mouches de mes soleils noirs Et de mes nuits blanches. Vites, Partez, petits désespoirs, Petits espoirs, douleurs, joies, Que dès hier renia Mon coeur quêtant d'autres proies... Allez, aegri somnia Sonnets et autres vers Chose italienne A la louange de Laure et de Pétrarque Chose italienne où Shakspeare a passé Mais que Ronsard fit superbement française, Fine basilique au large diocèse, Saint-Pierre-des-Vers, immense et condensé, Elle, ta marraine, et Lui qui t'a pensé, Dogme entier toujours debout sous l'exégèse. Même edmondschéresque ou francisquesarceyse, Sonnet, force acquise et trésor amassé, Ceux-là sont très bons et toujours vénérables, Ayant procuré leur luxe aux misérables Et l'or fou qui sied aux pauvres glorieux, Aux poètes fiers comme les gueux d'Espagne, Aux vierges qu'exalte un rythme exact, aux yeux Epris d'ordre, aux coeurs qu'un voeu chaste accompagne. Pierrot A Léon Valade Ce n'est plus le rêveur lunaire du vieil air Qui riait aux aïeux dans les dessus de porte; Sa gaÃté, comme sa chandelle, hélas! est morte, Et son spectre aujourd'hui nous hante, mince et clair. Et voici que parmi l'effroi d'un long éclair Sa pâle blouse a l'air, au vent froid qui l'emporte, D'un linceul, et sa bouche est béante, de sorte Qu'il semble hurler sous les morsures du ver. Avec le bruit d'un vol d'oiseaux de nuit qui passe, Ses manches blanches font vaguement par l'espace Des signes fous auxquels personne ne répond. Ses yeux sont deux grands trous où rampe du phosphore Et la farine rend plus effroyable encore Sa face exsangue au nez pointu de moribond. Kaléidoscope A Germain Nouveau Dans une rue, au coeur d'une ville de rêve, Ce sera comme quand on a déjà vécu Un instant à la fois très vague et très aigu... O ce soleil parmi la brume qui se lève! O ce cri sur la mer, cette voix dans les bois! Ce sera comme quand on ignore des causes Un lent réveil après bien des métempsycoses Les choses seront plus les mêmes qu'autrefois Dans cette rue, au coeur de la ville magique Où des orgues moudront des gigues dans les soirs, Où les cafés auront des chats sur les dressoirs, Et que traverseront des bandes de musique. Ce sera si fatal qu'on en croira mourir Des larmes ruisselant douces le long des joues, Des rires sanglotés dans le fracas des roues, Des invocations à la mort de venir, Des mots anciens comme un bouquet de fleurs fanées! Les bruits aigres des bals publics arriveront, Et des veuves avec du cuivre après leur front, Paysannes, fendront la foule des traÃnées Qui flânent là , causant avec d'affreux moutards Et des vieux sans sourcils que la dartre enfarine, Cependant qu'à deux pas, dans des senteurs d'urine, Quelque fête publique enverra des pétards. Ce sera comme quand on rêve et qu'on s'éveille! Et que l'on se rendort et que l'on rêve encor De la même féerie et du même décor, L'été, dans l'herbe, au bruit moiré d'un vol d'abeille. Intérieur A grands plis sombres une ample tapisserie De haute lice, avec emphase descendrait Le long des quatre murs immenses d'un retrait Mystérieux où l'ombre au luxe se marie. Les meubles vieux, d'étoffe éclatante flétrie, Le lit entr'aperçu vague comme un regret, Tout aurait l'attitude et l'âge du secret, Et l'esprit se perdrait en quelque allégorie. Ni livres, ni tableaux, ni fleurs, ni clavecins; Seule, à travers les fonds obscurs, sur des coussins, Une apparition bleue et blanche de femme Tristement sourirait - inquiétant témoin - Au lent écho d'un chant lointain d'épithalame, Dans une obsession de musc et de benjoin. Dizain mil huit cent trente Je suis né romantique et j'eusse été fatal En un frac très étroit aux boutons de métal, Avec ma barbe en pointe et mes cheveux en brosse. Hablant español, très loyal et très féroce, L'oeil idoine à l'oeillade et chargé de défis. Beautés mises à mal et bourgeois déconfits Eussent bondé ma vie et soûlé mon coeur d'homme. Pâle et jaune, d'ailleurs, et taciturne comme Un infant scrofuleux dans un Escurial... Et puis j'eusse été si féroce et si loyal! A Horatio Ami, le temps n'est plus des guitares, des plumes, Des créanciers, des duels hilares à propos De rien, des cabarets, des pipes aux chapeaux Et de cette gaÃté banale où nous nous plûmes. Voici venir, ami très tendre qui t'allumes Au moindre dé pipé, mon doux briseur de pots, Horatio, terreur et gloire des tripots, Cher diseur de jurons à remplir cent volumes, Voici venir parmi les brumes d'Elseneur Quelque chose de moins plaisant, sur mon honneur, Qu'Ophélia, l'enfant aimable qui s'étonne. C'est le spectre, le spectre impérieux! Sa main Montre un but et son oeil éclaire et son pied tonne, Hélas! et nul moyen de remettre à demain! Sonnet boÃteux A Ernest Delahaye Ah! vraiment c'est triste, ah! vraiment ça finit trop mal. Il n'est pas permis d'être à ce point infortuné. Ah! vraiment c'est trop la mort du naïf animal Qui voit tout son sang couler sous son regard fané. Londres fume et crie. O quelle ville de la Bible! Le gaz flambe et nage et les enseignes sont vermeilles. Et les maisons dans leur ratatinement terrible Epouvantent comme un sénat de petites vieilles. Tout l'affreux passé saute, piaule, miaule et glapit Dans le brouillard rose et jaune et sale des sohos Avec des indeeds et des all rights et des haôs. Non vraiment c'est trop un martyre sans espérance, Non vraiment cela finit trop mal, vraiment c'est triste O le feu du ciel sur cette ville de la Bible! Le clown A Laurent Tailhade Bobèche, adieu! bonsoir, Paillasse! arrière, Gille! Place, bouffons vieillis, au parfait plaisantin, Place! très grave, très discret et très hautain, Voici venir le maÃtre à tous, le clown agile Plus souple qu'Arlequin et plus brave qu'Achille, C'est bien lui, dans sa blanche armure de satin; Vides et clairs ainsi que des miroirs sans tain, Ses yeux ne vivent pas dans son masque d'argile. Ils luisent bleus parmi le fard et les onguents, Cependant que la tête et le buste, élégants, Se balancent sur l'arc paradoxal des jambes. Puis il sourit. Autour le peuple bête et laid, La canaille puante et sainte des Iambes Acclame l'histrion sinistre qui la hait. Ecrit sur l'Album de Mme N. de V. Des yeux tout autour de la tête Ainsi qu'il est dit dans Murger. Point très bonne. Un esprit d'enfer Avec des rires d'alouette. Sculpteur, musicien; poète Sont ses hôtes. Dieux quel hiver Nous passâmes! Ce fut amer Et doux. Un sabbat! Une fête! Ses cheveux, noir tas sauvage où Scintille un barbare bijou, La font reine et la font fantoche. Ayant vu cet ange pervers, "Oùsqu'est mon sonnet?" dit Arvers Et Chilpéric dit "Sapristoche!" Le Squelette A Albert Mérat Deux reÃtres saouls, courant les champs, virent parmi La fange d'un fossé profond, une carcasse Humaine dont la faim torve d'un loup fugace Venait de disloquer l'ossature à demi. La tête, intacte, avait ce rictus ennemi Qui nous attriste, nous énerve et nous agace. Or, peu mystiques, nos capitaines Fracasse Songèrent John Falstaff lui-même en eût frémi Qu'ils avaient bu, que tout vin bu filtre et s'égoutte, Et qu'en outre ce mort avec son chef béant Ne serait pas fâché de boire aussi, sans doute. Mais comme il ne faut pas insulter au Néant, Le squelette s'étant dressé sur son séant Fit signe qu'ils pouvaient continuer leur route. A Albert Mérat Et nous voilà très doux à la bêtise humaine, Lui pardonnant vraiment et même un peu touchés De sa candeur extrême et des torts très légers Dans le fond qu'elle assume et du train qu'elle mène. Pauvres gens que les gens! Mourir pour Célimène, Epouser Angélique ou venir de nuit chez Agnès et la briser, et tous les sots péchés, Tel est l'Amour encor plus faible que la Haine! L'Ambition, l'Orgueil, des tours dont vous tombez, Le Vin, qui vous imbibe et vous tord imbibés, L'Argent, le Jeu, le Crime, un tas de pauvres crimes! C'est pourquoi mon très cher Mérat, Mérat et moi, Nous étant dépouillés de tout banal émoi, Vivons dans un dandysme épris des seules Rimes! Art poétique A Charles Morice De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l'Impair Plus vague et plus soluble dans l'air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Il faut aussi que tu n'ailles point Choisir tes mots sans quelque méprise Rien de plus cher que la chanson grise Où l'Indécis au Précis se joint. C'est des beaux yeux derrière des voiles, C'est le grand jour tremblant de midi, C'est, par un ciel d'automne attiédi, Le bleu fouillis des claires étoiles! Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la nuance! Oh! la nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flûte au cor! Fuis du plus loin la Pointe assassine, L'Esprit cruel et le rire impur, Qui font pleurer les yeux de l'Azur, Et tout cet ail de basse cuisine! Prends l'éloquence et tords-lui son cou! Tu feras bien, en train d'énergie, De rendre un peu la Rime assagie. Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où? O qui dira les torts de la Rime! Quel enfant sourd ou quel nègre fou Nous a forgé ce bijou d'un sou Qui sonne creux et faux sous la lime? De la musique encore et toujours! Que ton vers soit la chose envolée Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée Vers d'autres cieux à d'autres amours. Que ton vers soit la bonne aventure Eparse au vent crispé du matin Qui va fleurant la menthe et le thym... Et tout le reste est littérature. Le Pitre Le tréteau qu'un orchestre emphatique secoue Grince sous les grands pieds du maigre baladin Qui harangue non sans finesse et sans dédain Les badauds piétinant devant lui dans la boue. Le plâtre de son front et le fard de sa joue Font merveille. Il pérore et se tait tout soudain, Reçoit des coups de pieds au derrière, badin Baise au cou sa commère énorme, et fait la roue. Ses boniments, de coeur et d'âme approuvons-les. Son court pourpoint de toile à fleurs et ses mollets Tournants jusqu'à l'abus valent que l'on s'arrête. Mais ce qu'il sied à tous d'admirer, c'est surtout Cette perruque d'où se dresse sur la tête, Preste, une queue avec un papillon au bout. Allégorie A Jules Valadon Despotique, pesant, incolore, l'Eté, Comme un roi fainéant présidant un supplice, S'étire par l'ardeur blanche du ciel complice Et bâille. L'homme dort loin du travail quitté. L'alouette au matin, lasse n'a pas chanté. Pas un nuage, pas un souffle, rien qui plisse Ou ride cet azur implacablement lisse Où le silence bout dans l'immobilité. L'âpre engourdissement a gagné les cigales Et sur leur lit étroit de pierres inégales Les ruisseaux à moitié taris ne sautent plus. Une rotation incessante de moires Lumineuses étend ses flux et ses reflux... Des guêpes, çà et là , volent, jaunes et noires. L'Auberge A Jean Moréas Murs blancs, toit rouge, c'est l'Auberge fraÃche au bord Du grand chemin poudreux où le pied brûle et saigne, L'auberge gaie avec le Bonheur pour enseigne. Vin bleu, pain tendre, et pas besoin de passeport. Ici l'on fume, ici l'on chante, ici l'on dort. L'hôte est un vieux soldat, et l'hôtesse qui peigne Et lave dix marmots roses et pleins de teigne Parle d'amour, de joie et d'aise, et n'a pas tort! La salle au noir plafond de poutres, aux images Violentes, Maleck Adel et les Rois Mages, Vous accueille d'un bon parfum de soupe aux choux. Entendez-vous? C'est la marmite qu'accompagne L'horloge du tic tac allègre de son pouls. Et la fenêtre s'ouvre au loin sur la campagne. Circonspection A Gaston Sénéchal Donne ta main, retiens ton souffle, asseyons-nous Sous cet arbre géant où vient mourir la brise En soupirs inégaux sous la ramure grise Que caresse le clair de lune blême et doux. Immobiles, baissons nos yeux vers nos genoux. Ne pensons pas, rêvons. Laissons faire à leur guise Le bonheur qui s'enfuit et l'amour qui s'épuise, Et nos cheveux frôlés par l'aile des hiboux. Oublions d'espérer. Discrète et contenue, Que l'âme de chacun de nous deux continue Ce calme et cette mort sereine du soleil. Restons silencieux parmi la paix nocturne Il n'est pas bon d'aller troubler dans son sommeil La nature, ce dieu féroce et taciturne. Vers pour être calomnié A Charles Vignier Ce soir je m'étais penché sur ton sommeil. Tout ton corps dormait chaste sur l'humble lit, Et j'ai vu, comme un qui s'applique et qui lit, Ah! j'ai vu que tout est vain sous le soleil! Qu'on vive, ô quelle délicate merveille, Tant notre appareil est une fleur qui plie! O pensée aboutissant à la folie! Va, pauvre, dors, moi, l'effroi pour toi m'éveille. Ah! misère de t'aimer, mon frêle amour Qui vas respirant comme on respire un jour! O regard fermé que la mort fera tel! O bouche qui ris en songe sur ma bouche, En attendant l'autre rire plus farouche! Vite, éveille-toi! Dis, l'âme est immortelle? Luxures A Léo Trézenik Chair! ô seul fruit mordu des vergers d'ici-bas, Fruit amer et sucré qui jutes aux dents seules Des affamés du seul amour, bouches ou gueules, Et bon dessert des forts, et leurs joyeux repas, Amour! le seul émoi de ceux que n'émeut pas L'horreur de vivre, Amour qui presses sous tes meules Les scrupules des libertins et des bégueules Pour le pain des damnés qu'élisent les sabbats, Amour, tu m'apparais aussi comme un beau pâtre Dont rêve la fileuse assise auprès de l'âtre Les soirs d'hiver dans la chaleur d'un sarment clair, Et la fileuse c'est la Chair, et l'heure tinte Où le rêve étreindra la rêveuse, - heure sainte Ou non! qu'importe à votre extase, Amour et Chair? Vendanges A Georges Rall Les choses qui chantent dans la tête Alors que la mémoire est absente, Ecoutez! c'est notre sang qui chante... O musique lointaine et discrète! Ecoutez! c'est notre sang qui pleure Alors que notre âme s'est enfuie D'une voix jusqu'alors inouïe Et qui va se taire tout à l'heure. Frère du sang de la vigne rose, Frère du vin de la veine noire, O vin, ô sang, c'est l'apothéose! Chantez, pleurez! Chassez la mémoire Et chassez l'âme, et jusqu'aux ténèbres Magnétisez nos pauvres vertèbres. Images d'un sou A Léon Dierx De toutes les douleurs douces Je compose mes magies! Paul, les paupières rougies, Erre seule aux Pamplemousses. La Folle-par-amour chante Une ariette touchante. C'est la mère qui s'alarme De sa fille fiancée. C'est l'épouse délaissée Qui prend un sévère charme A s'exagérer l'attente Et demeure palpitante. C'est l'amitié qu'on néglige Et qui se croit méconnue. C'est toute angoisse ingénue, C'est tout bonheur qui s'afflige L'enfant qui s'éveille et pleure, Le prisonnier qui voit l'heure, Les sanglots des tourterelles, La plainte des jeunes filles. C'est l'appel des Inésilles - Que gardent dans tes tourelles De bons vieux oncles avares - A tous sonneurs de guitares. Voici Damon qui soupire Sa tendresse à Geneviève De Brabant qui fait ce rêve D'exercer un chaste empire Dont elle-même se pâme Sur la veuve de Pyrame Tout exprès ressuscitée, Et la forêt des Ardennes Sent circuler dans ses veines La flamme persécutée De ces princesses errantes Sous les branches murmurantes, Et madame Malbrouck monte A sa tour pour mieux entendre La viole et la voix tendre De ce cher trompeur de Comte Ory qui revient d'Espagne Sans qu'un doublon l'accompagne. Mais il s'est couvert de gloire Aux gorges des Pyrénées Et combien d'infortunées Au teint de lys et d'ivoire Ne fit-il pas à tous risques Là -bas, parmi les Morisques!... Toute histoire qui se mouille De délicieuses larmes, Fût-ce à travers des chocs d'armes Aussitôt chez moi s'embrouille, Se mêle à d'autres encore, Finalement s'évapore En capricieuses nues, Laissant à travers des filtres Subtils talismans et philtres Au fin fond de mes cornues Au feu de l'amour rougies. Accourez à mes magies! C'est très beau. Venez d'aucunes Et d'aucuns. Entrrez, bagasse! Cadet-Roussel est paillasse Et vous dira vos fortunes. C'est Crédit qui tient la caisse. Allons vite qu'on se presse! Les uns et les autres Comédie dédiée à Théodore de Banville Personnages Myrtil Sylvandre Rosalinde Chloris Mezzetin Corydon Aminte Bergers, Masques La scène se passe dans un parc de Watteau, vers une fin d'après-midi d'été. Une nombreuse compagnie d'hommes et de femmes est groupée, en de nonchalantes attitudes, autour d'un chanteur costumé en Mezzetin qui s'accompagne doucement sur une mandoline. Scène I Mezzetin, chantant. Puisque tout n'est rien que fables, Hormis d'aimer ton désir, Jouis vite du loisir Que te font des dieux affables. Puisqu'à ce point se trouva Facile ta destinée, Puisque vers toi ramenée L'Arcadie est proche, - va! Va! le vin dans les feuillages Fait éclater les beaux yeux Et battre les coeurs joyeux A l'étroit sous les corsages... Corydon A l'exemple de la cigale nous avons Chanté... Aminte Si nous allions danser? Tous, moins Myrtil, Rosalinde, Sylvandre et Chloris. Nous vous suivons! Ils sortent, à l'exception des mêmes. Scène II Myrtil, Rosalinde, Sylvandre, Chloris, Rosalinde, à Myrtil. Chloris, à Sylvandre. Favorisé, vous pouvez dire l'être J'aime la danse à m'en jeter par la fenêtre, Et si je ne vais pas sur l'herbette avec eux C'est bien pour vous! Sylvandre la presse. Paix là ! Que vous êtes fougueux! Sortent Sylvandre et Chloris. Scène III Myrtil, Rosalinde Rosalinde Parlez-moi. Myrtil De quoi voulez-vous donc que je cause? Du passé? Cela vous ennuierait, et pour cause. Du présent? A quoi bon, puisque nous y voilà ? De l'avenir? Laissons en paix ces choses-là ! Rosalinde Parlez-moi du passé. Myrtil Pourquoi? Rosalinde C'est mon caprice. Et fiez-vous à la mémoire adulatrice Qui va teinter d'azur les plus mornes jadis Et masque les enfers anciens en paradis. Myrtil Soit donc! J'évoquerai, ma chère, pour vous plaire, Ce morne amour qui fut, hélas! notre chimère, Regrets sans fin, ennuis profonds, poignants remords, Et toute la tristesse atroce des jours morts; Je dirai nos plus beaux espoirs déçus sans cesse, Ces deux coeurs dévoués jusques à la bassesse Et soumis l'un à l'autre, et puis, finalement, Pour toute récompense et tout remerciement, Navrés, martyrisés, bafoués l'un par l'autre, Ma folle jalousie étreinte par la vôtre, Vos soupçons complétant l'horreur de mes soupçons, Toutes vos trahisons, toutes mes trahisons! Oui, puisque ce passé vous flatte et vous agrée, Ce passé que je lis tracé comme à la craie Sur le mur ténébreux du souvenir, je veux, Ce passé tout entier, avec ses désaveux Et ses explosions de pleurs et de colère, Vous le redire, afin, ma chère, de vous plaire! Rosalinde Savez-vous que je vous trouve admirable, ainsi Plein d'indignation élégante? Myrtil, irrité. Merci! Rosalinde Vous vous exagérez aussi par trop les choses. Quoi! pour un peu d'ennui, quelques heures moroses, Vous lamenter avec ce courroux enfantin! Moi, je rends grâce au dieu qui me fit ce destin D'avoir aimé, d'aimer l'ingrat, d'aimer encore L'ingrat qui tient de sots discours, et qui m'adore Toujours, ainsi qu'il sied d'ailleurs en ce pays De Tendre. Oui! Car malgré vos regards ébahis Et vos bras de poupée inerte, je suis sûre Que vous gardez toujours ouverte la blessure Faite par ces yeux-ci, boudeur, à ce coeur-là . Myrtil, attendri. Pourtant le jour où cet amour m'ensorcela Vous fut autant qu'à moi funeste, mon amie. Croyez-moi, réveiller la tendresse endormie, C'est téméraire, et mieux vaudrait pieusement Respecter jusqu'au bout son assoupissement Qui ne peut que finir par la mort naturelle. Rosalinde Fou! par quoi pouvons-nous vivre, sinon par elle? Myrtil, sincère. Alors, mourons! Rosalinde Vivons plutôt! Fût-ce à tout prix! Quant à moi, vos aigreurs, vos fureurs, vos mépris, Qui ne sont, je le sais, qu'un dépit éphémère, Et cet orgueil qui rend votre parole amère, J'en veux faire litière à mon amour têtu, Et je vous aimerai quand même, m'entends-tu? Myrtil Vous êtes mutinée... Rosalinde Allons, laissez-vous faire! Myrtil, cédant. Donc, il le faut! Rosalinde Venez cueillir la primevère De l'amour renaissant timide après l'hiver. Quittez ce front chagrin, souriez comme hier A ma tendresse entière et grande, encor qu'ancienne! Myrtil Ah! toujours tu m'auras mené, magicienne! Ils sortent. Rentrent Sylvandre et Chloris. Scène IV Sylvandre, Chloris Chloris, courant. Non! Sylvandre Si! Chloris Je ne veux pas... Sylvandre, la baisant sur la nuque. Dites je ne veux plus! La tenant embrassée. Mais voici, j'ai fixé vos voeux irrésolus Et le milan affreux tient la pauvre hirondelle. Chloris Fi! l'action vilaine! Au moins rougissez d'elle! Mais non! Il rit, il rit! Pleurnichant pour rire. Ah, oh, hi, que c'est mal! Sylvandre Tarare! mais le seul état vraiment normal, C'est le nôtre, c'est, fous l'un de l'autre, gais, libres, Jeunes, et méprisant tous autres équilibres Quelconques, qui ne sont que cloche-pieds piteux, D'avoir deux coeurs pour un, et, chère âme, un pour deux! Chloris Que voilà donc, monsieur l'amant, de beau langage! Vous êtes procureur ou poète, je gage, Pour ainsi discourir, sans rire, obscurément. Sylvandre Vous vous moquez avec un babil très charmant, Et me voici deux fois épris de ma conquête Tant d'éclat en vos yeux jolis, et dans la tête Tant d'esprit! Du plus fin encore, s'il vous plaÃt. Chloris Et si je vous trouvais par hasard bête et laid, Fier conquérant fictif, grand vainqueur en peinture? Sylvandre Alors, n'eussiez-vous pas arrêté l'aventure De tantôt, qui semblait exclure tout dégoût Conçu par vous, à mon détriment, après tout? Chloris O la fatuité des hommes qu'on n'évince Pas sur-le-champ! Allez, allez, la preuve est mince Que vous invoquez là d'un penchant présumé De mon coeur pour le vôtre, aspirant bien-aimé. - Au fait, chacun de nous vainement déblatère Et, tenez, je vais vous dire mon caractère, Pour qu'étant à la fin bien au courant de moi Si vous souffrez, du moins vous connaissiez pourquoi. Sachez donc... Sylvandre Que je meure ici, ma toute belle, Si j'exige... Chloris - Sachez d'abord vous taire. - Or celle Qui vous parle est coquette et folle. Oui, je le suis. J'aime les jours légers et les frivoles nuits; J'aime un ruban qui m'aille, un amant qui me plaise, Pour les bien détester après tout à mon aise. Vous, par exemple, vous, monsieur, que je n'ai pas Naguère tout à fait traité de haut en bas, Me dussiez-vous tenir pour la pire pécore, Eh bien, je ne sais pas si je vous souffre encore! Sylvandre, souriant. Dans le doute... Chloris, coquette, s'enfuyant. "Abstiens-toi", dit l'autre. Je m'abstiens. Sylvandre, presque naïf. Ah! c'en est trop, je souffre et m'en vais pleurer. Chloris, touchée, mais gaie. Viens, Enfant, mais souviens-toi que je suis infidèle Souvent, ou bien plutôt, capricieuse. Telle Il faut me prendre. Et puis, voyez-vous, nous voici Tous deux bien amoureux, - car je vous aime aussi, - Là ! voilà le grand mot lâché! Mais... Sylvandre O cruelle Réticence! Chloris Attendez la fin, pauvre cervelle. Mais, dirais-je, malgré tous nos transports et tous Nos serments mutuels, solennels, et jaloux D'être éternels, un dieu malicieux préside Aux autels de Paphos - Sur un geste de dénégation de Sylvandre. C'est un fait - et de Gnide. Telle est la loi qu'Amour à nos coeurs révéla. L'on n'a pas plutôt dit ceci qu'on fait cela. Plus tard on se repent, c'est vrai, mais le parjure A des ailes, et comme il perdrait sa gageure Celui qui poursuivrait un mensonge envolé! Qu'y faire? Promener son souci désolé, Bras ballants, yeux rougis, la tête décoiffée, A travers monts et vaux, ainsi qu'un autre Orphée, Gonfler l'air de soupirs et l'océan de pleurs Par l'indiscrétion de bavardes douleurs? Non, cent fois non! Plutôt aimer à l'aventure Et ne demander pas l'impossible à Nature! Nous voici, venez-vous de dire, bien épris L'un de l'autre, soyons heureux, faisons mépris De tout ce qui n'est pas notre douce folie! Deux coeurs pour un, un coeur pour deux... je m'y rallie, Me voici vôtre, tienne!... Etes-vous rassuré? Tout à l'heure j'avais mille fois tort, c'est vrai, D'ainsi bouder un coeur offert de bonne grâce, Et c'est moi qui reviens à vous, de guerre lasse. Donc aimons-nous. Prenez mon coeur avec ma main, Mais, pour Dieu, n'allons pas songer au lendemain, Et si ce lendemain doit ne pas être aimable, Sachons que tout bonheur repose sur le sable, Qu'en amour il n'est pas de malhonnêtes gens, Et surtout soyons-nous l'un à l'autre indulgents. Cela vous plaÃt? Sylvandre Cela me plairait si... Scène V Les précédents, Myrtil Myrtil, survenant. Madame A raison. Son discours serait l'épithalame Que j'eusse proféré si... Chloris Cela fait deux "si", C'est un de trop. Myrtil, à Chloris. Je pense absolument ainsi Que vous. Chloris, à Sylvandre. Et vous, monsieur? Sylvandre La vérité m'oblige... Chloris, au même. Et quoi, monsieur, déjà si tiède!... Myrtil, à Chloris. L'homme-lige Qu'il vous faut, ô Chloris, c'est moi... Scène VI Les précédents, Rosalinde Rosalinde, survenant. Salut! je suis Alors, puisqu'il le faut décidément, depuis Tous ces étonnements où notre coeur se joue, A votre chariot la cinquième roue. à Myrtil. Je vous rends vos serments anciens et les nouveaux Et les récents, les vrais aussi bien que les faux. Myrtil, au bras de Chloris et protestant comme par manière d'acquit. Chère! Rosalinde Vous n'avez pas besoin de vous défendre, Car me voici l'amie intime de Sylvandre. Sylvandre, ravi, surpris, et léger. O doux Charybde après un aimable Scylla! Mais celle-ci va faire ainsi que celle-là Sans doute, et toutes deux, adorables coquettes Dont les caprices sont bel et bien des raquettes Joueront avec mon coeur, je le crains, au volant. Chloris, à Sylvandre. Fat! Rosalinde, au même. Ingrat! Myrtil, au même. Insolent! Sylvandre, à Myrtil. Quant à cet "insolent", Ami cher, mes griefs sont au moins réciproques Et s'il est vrai que nous te vexions, tu nous choques. A Rosalinde et à Chloris. Mesdames, je suis votre esclave à toutes deux, Mais mon coeur qui se cabre aux chemins hasardeux Est un méchant cheval réfractaire à la bride Qui devant tout péril connu s'enfuit, rapide, A tous crins, s'allât-il rompre le col plus loin. A Rosalinde. Or donc, si vous avez, Rosalinde, besoin Pour un voyage au bleu pays des fantaisies D'un franc coursier, gourmand de provendes choisies Et quelque peu fringant, mais jamais rebuté, Chevauchez à loisir ma bonne volonté. Myrtil La déclaration est un tant soit peu roide. Mais, bah! chat échaudé craint l'eau, fût-elle froide, A Rosalinde. N'est-ce pas, Rosalinde, et vous le savez bien Que ce chat-là surtout, c'est moi. Rosalinde Je ne sais rien. Myrtil Et puisqu'en ce conflit où chacun se rebiffe Chloris aussi veut bien m'avoir pour hippogriffe De ses rêves devers la lune ou bien ailleurs, Me voici tout bridé, couvert d'ailleurs de fleurs Charmantes aux odeurs puissantes et divines Dont je sentirai bien tôt ou tard les épines, à Chloris. Madame, n'est-ce pas? Chloris Taisez-vous et m'aimez. Adieu, Sylvandre! Rosalinde Adieu, Myrtil! Myrtil, à Rosalinde. Est-ce à jamais? Sylvandre, à Chloris. C'est pour toujours! Rosalinde Adieu, Myrtil! Chloris Adieu, Sylvandre! Sortent Sylvandre et Rosalinde. Scène VII Myrtil, Chloris Chloris C'est donc que vous avez de l'amour à revendre Pour, le joug d'une amante irritée écarté, Vous tourner aussitôt vers ma faible beauté? Myrtil Croyez-vous qu'elle soit à ce point offensée? Chloris Qui? ma beauté? Myrtil Non. L'autre... Chloris Ah! - J'avais la pensée Bien autre part, je vous l'avoue, et m'attendais A quelque madrigal un peu compliqué, mais Sans doute vous voulez parler de Rosalinde Et du courroux auquel son coeur crispé se guinde... N'en doutez pas, elle est vexée horriblement. Myrtil En êtes-vous bien sûre? Chloris Ah çà , pour un amant Tout récemment élu, sur sa chaude supplique Encore! et dans un tel concours mélancolique Malgré qu'un tant soit peu plaisant d'événements, Ne pouvez-vous pas mieux employer les moments Premiers de nos premiers amours, ô cher Thésée, Qu'à vous préoccuper d'Ariane laissée? - Mais taisons cela, quitte à plus tard en parler. - Eh oui, là je vous jure, à ne rien vous celer, Que Rosalinde, éprise encor d'un infidèle, Trépigne, peste, enrage, et sa rancoeur est telle Qu'elle m'en a pris mon Sylvandre de dépit. Myrtil Et vous regrettez fort Sylvandre? Chloris Mal lui prit, Que je crois, de tomber sur votre ancienne amie? Myrtil Et pourquoi? Chloris Faux naïf! je ne le dirai mie. Myrtil Mais regrettez-vous fort Sylvandre? Chloris M'aimez-vous, Vous? Myrtil Vos yeux sont si beaux, votre... Chloris Etes-vous jaloux De Sylvandre? Myrtil, très vivement. O oui! Se reprenant. Mais au passé, chère belle. Chloris Allons, un tel aveu, bien que tardif, s'appelle Une galanterie et je l'admets ainsi. Donc vous m'aimez? Myrtil, distrait, après un silence. O oui! Chloris Quel amoureux transi Vous seriez si d'ailleurs vous l'étiez de moi! Myrtil, même jeu que précédemment. Douce Amie! Chloris Ah, que c'est froid! "Douce amie!" Il vous trousse Un compliment banal et prend un air vainqueur! J'aurai longtemps vos "oui" de tantôt sur le coeur. Myrtil, indolemment. Permettez... Chloris Mais voici Rosalinde et Sylvandre. Myrtil, comme réveillé en sursaut. Rosalinde! Chloris Et Sylvandre. Et quel besoin de fendre Ainsi l'air de vos bras en façon de moulin? Ils débusquent. Tournons vite le terre-plein Et vidons, s'il vous plaÃt, ailleurs cette querelle. Ils sortent. Scène VIII Sylvandre, Rosalinde Sylvandre Et voilà mon histoire en deux mots. Rosalinde Elle est telle Que j'y lis à l'envers l'histoire de Myrtil. Par un pressentiment inquiet et subtil Vous redoutez l'amour qui venait et sa lèvre Aux baisers inconnus encore, et lui qu'enfièvre Le souvenir d'un vieil amour désenlacé, Stupide autant qu'ingrat, il a peur du passé, Et tous deux avez tort, allez Sylvandre. Sylvandre Dites Qu'il a tort... Rosalinde Non, tous deux, et vous n'êtes pas quittes, Et tous deux souffrirez, et ce sera bien fait. Sylvandre Après tout je ne vois que très mal mon forfait Et j'ignore très bien quel sera mon martyre Minaudant. A moins que votre coeur... Rosalinde Vous avez tort de rire. Sylvandre Je ne ris pas, je dis posément d'une part, Que je ne crois point tant criminel mon départ D'avec Chloris, coquette aimable mais sujette A caution, et puis, d'autre part je projette D'être heureux avec vous qui m'avez bien voulu Recueillir quand brisé, désemparé, moulu, Berné par ma maÃtresse et planté là par elle J'allais probablement me brûler la cervelle Si j'avais eu quelque arme à feu sous mes dix doigts. Oui je vais vous aimer, je le veux je le dois En outre, je vais vous aimer à la folie... Donc, arrière regrets, dépit, mélancolie! Je serai votre chien féal, ton petit loup Bien doux... Rosalinde Vous avez tort de rire, encore un coup. Sylvandre Encore un coup, je ne ris pas. Je vous adore, J'idolâtre ta voix si tendrement sonore, J'aime vos pieds, petits à tenir dans la main, Qui font un bruit mignard et gai sur le chemin Et luisent, rêves blancs, sous les pompons des mules. Quand tes grands yeux, de qui les astres sont émules Abaissent jusqu'à nous leurs aimables rayons, Comparable à ces fleurs d'été que nous voyons Tourner vers le soleil leur fidèle corolle Lors je tombe en extase et reste sans parole, Sans vie et sans pensée, éperdu, fou, hagard, Devant l'éclat charmant et fier de ton regard. Je frémis à ton souffle exquis comme au vent l'herbe, O ma charmante, ô ma divine, ô ma superbe, Et mon âme palpite au bout de tes cils d'or... - A propos, croyez-vous que Chloris m'aime encor? Rosalinde Et si je le pensais? Sylvandre Question saugrenue En effet! Rosalinde Voulez-vous la vérité bien nue? Sylvandre Non! Que me fait? Je suis un sot, et me voici Confus, et je vous aime uniquement. Rosalinde Ainsi, Cela vous est égal qu'il soit patent, palpable, Evident, que Chloris vous adore... Sylvandre Du diable Si c'est possible! Elle! Elle? Allons donc! Soucieux tout à coup, à part. Hélas! Rosalinde Quoi, Vous en doutez? Sylvandre Ce coeur volage suit sa loi, Elle leurre à présent Myrtil... Rosalinde, passionnément. Elle le leurre, Dites-vous? Mais alors il l'aime!... Sylvandre Que je meure Si je comprends ce cri jaloux! Rosalinde Ah, taisez-vous! Sylvandre Un trompeur! une folle! Rosalinde Es-tu donc pas jaloux De Myrtil, toi, hein, dis? Sylvandre, comme frappé subitement d'une idée douloureuse. Tiens! la fâcheuse idée Mais c'est qu'oui! me voici l'âme tout obsédée... Rosalinde, presque joyeuse. Ah, vous êtes jaloux aussi, je savais bien! Sylvandre, à part. Feignons encor. A Rosalinde. Je vous jure qu'il n'en est rien Et si vraiment je suis jaloux de quelque chose Le seul Myrtil du temps jadis en est la cause. Rosalinde Trêve de compliments fastidieux. Je suis Très triste, et vous aussi. Le but que je poursuis Est le vôtre. Causons de nos deuils identiques. Des malheureux ce sont, il paraÃt, les pratiques, Cela, dit-on, console. Or, nous aimons toujours Vous Chloris, moi Myrtil, sans espoir de retours Apparents. Entre nous la seule différence C'est que l'on m'a trahie, et que votre souffrance A vous vient de vous-même, et n'est qu'un châtiment. Ai-je tort? Sylvandre Vous lisez dans mon coeur couramment, Chère Chloris, je t'ai méchamment méconnue! Qui me rendra jamais ta malice ingénue, Et ta gaieté si bonne, et ta grâce, et ton coeur? Rosalinde Et moi, par un destin bien autrement moqueur, Je pleure après Myrtil infidèle... Sylvandre Infidèle! Mais c'est qu'alors Chloris l'aimerait. O mort d'elle! J'enrage et je gémis! Mais ne disiez-vous pas Tantôt qu'elle m'aimait encore. - O cieux, là -bas, Regardez, les voilà . Rosalinde Qu'est-ce qu'ils vont se dire? Ils remontent le théâtre. Scène IX Les Précédents, Chloris, Myrtil Chloris Allons, encore un peu de franchise, beau sire Ténébreux. Avouez votre cas tout à fait. Le silence, n'est-il pas vrai? vous étouffait, Et l'obligation banale où vous vous crûtes D'imiter à tout bout de champ la voix des flûtes Pour quelque madrigal bien fade à mon endroit Vous étouffait, ainsi qu'un pourpoint trop étroit? Votre coeur qui battait pour elle dut me taire Par politesse et par prudence son mystère; Mais à présent que j'ai presque tout deviné Pourquoi continuer ce mutisme obstiné? Parlez d'elle, cela d'abord sera sincère. Puis vous souffrirez moins, et, s'il est nécessaire De vous intéresser aux souffrances d'autrui, J'ai besoin, en retour, de vous parler de lui! Myrtil Et quoi, vous aussi, vous! Chloris Moi-même, hélas! moi-même Puis-je encore espérer que mon bien-aimé m'aime? Nous étions tous les deux Sylvandre, si bien faits L'un pour l'autre! Quel sort jaloux, quel dieu mauvais Fit ce malentendu cruel qui nous sépare? Hélas, il fut frivole encore plus que barbare Et son esprit surtout fit que son coeur pécha. Myrtil Espérez, car peut-être il se repent déjà , Si j'en juge d'après mes remords... Il sanglote. Et mes larmes! Sylvandre et Rosalinde se pressent la main. Rosalinde, survenant. Les pleurs délicieux! Cher instant plein de charmes! Myrtil C'est affreux! Chloris O douleur! Rosalinde, sur la pointe du pied et très bas. Chloris! Chloris Vous étiez là ? Rosalinde Le sort capricieux qui nous désassembla A remis, faisant trêve à son ire inhumaine, Sylvandre en bonnes mains, et je vous le ramène Jurant son grand serment qu'on ne l'y prendrait plus. Est-il trop tard? Sylvandre, à Chloris. O point de refus absolus! De grâce ayez pitié quelque peu. La vengeance Suprême c'est d'avoir un aspect d'indulgence, Punissez-moi sans trop de justice et daignez Ne me point accabler de traits plus indignés Que n'en méritent - non mes crimes, - mais ma tête Folle, mais mon coeur faible et lâche... Il tombe à genoux. Chloris Etes-vous bête? Relevez-vous, je suis trop heureuse à présent Pour vous dire quoi que ce soit de déplaisant Et je jette à ton cou chéri mes bras de lierre. Nous nous expliquerons plus tard Et ma première Querelle et mon premier reproche seront pour L'air de doute dont tu reçus mon pauvre amour Qui, s'il a quelques tours étourdis et frivoles, N'en est pas moins, parmi ses apparences folles, Quelque chose de tout dévoué pour toujours Donc, chassons ce nuage, et reprenons le cours De la charmante ivresse où s'exalta notre âme. A Rosalinde. Et quant à vous, soyez sûre, bonne Madame, De mon amitié franche - et baisez votre soeur. Les deux femmes s'embrassent. Sylvandre O si joyeuse avec toute cette douceur! Rosalinde, à Myrtil. Que diriez-vous, Myrtil, si je faisais comme elle? Myrtil Dieux! elle a pardonné, clémente autant que belle. A Rosalinde. O laissez-moi baiser vos mains pieusement! Rosalinde Voilà qui finit bien et c'est un cher moment Que celui-ci. Sans plus parler de ces tristesses, Soyons heureux. A Chloris et à Sylvandre. Sachez enlacer vos jeunesses, Doux amis, et joyeux que vous êtes, cueillez La fleur rouge de vos baisers ensoleillés. Se tournant vers Myrtil. Pour nous, amants anciens sur qui gronda la vie, Nous vous admirerons sans vous porter envie, Ayant, nous, nos bonheurs discrets d'après-midi. Tous les personnages de la Scène Ire reviennent se grouper comme au lever du rideau. Et voyez, aux rayons du soleil attiédi, Voici tous nos amis qui reviennent des danses Comme pour recevoir nos belles confidences. Scène X Tous, groupés comme ci-dessus. Mezzetin, chantant. Va! sans nul autre souci Que de conserver ta joie! Fripe les jupes de soie Et goûte les vers aussi. La morale la meilleure, En ce monde où les plus fous Sont les plus sages de tous, C'est encor d'oublier l'heure. Il s'agit de n'être point Mélancolique et morose. La vie est-elle une chose Grave et réelle à ce point? La toile tombe. Vers jeunes Le soldat laboureur A Edmond Lepelletier Or ce vieillard était horrible un de ses yeux, Crevé, saignait, tandis que l'autre, chassieux, Brutalement luisait sous son sourcil en brosse; Les cheveux se dressaient d'une façon féroce, Blancs, et paraissaient moins des cheveux que des crins; Le vieux torse solide encore sur les reins, Comme au ressouvenir des balles affrontées, Cambré, contrariait les épaules voûtées; La main gauche avait l'air de chercher le pommeau D'un sabre habituel et dont le long fourreau Semblait, s'embarrassant avec la sabretache, Gêner la marche et vers la tombante moustache La main droite parfois montait, la retroussant. Il était grand et maigre et jurait en toussant. Fils d'un garçon de ferme et d'une lavandière, Le service à seize ans le prit. Il fit entière, La campagne d'Egypte. Austerlitz, Iéna, Le virent. En Espagne un moine l'éborgna - Il tua le bon père, et lui vola sa bourse, - Par trois fois traversa la Prusse au pas de course, En Hesse eut une entaille épouvantable au cou, Passa brigadier lors de l'entrée à Moscou, Obtint la croix et fut de toutes les défaites D'Allemagne et de France, et gagna dans ces fêtes Trois blessures, plus un brevet de lieutenant Qu'il résigna bientôt, les Bourbons revenant, A Mont-Saint-Jean, bravant la mort qui l'environne, Dit un mot analogue à celui de Cambronne; Puis, quand pour un second exil et le tombeau, La Redingote grise et le petit Chapeau Quittèrent à jamais leur France tant aimée Et que l'on eut, hélas! dissous la grande armée, Il revint au village, étonné du clocher. Presque forcé pendant un an de se cacher, Il braconna pour vivre, et quand des temps moins rudes L'eurent, sans le réduire à trop de platitudes, Mis à même d'écrire en hauts lieux à l'effet D'obtenir un secours d'argent qui lui fut fait, Logea moyennant deux cents francs par an chez une Parente qu'il avait, dont toute la fortune Consistait en un champ cultivé par ses fieux, L'un marié depuis longtemps et l'autre vieux Garçon encore, et là notre foudre de guerre Vivait et bien qu'il fût tout le jour sans rien faire Et qu'il eût la charrue et la terre en horreur, C'était ce qu'on appelle un soldat laboureur. Toujours levé dès l'aube et la pipe à la bouche Il allait et venait, engloutissait, farouche, Des verres d'eau-de-vie et parfois s'enivrait, Les dimanches tirait à l'arc au cabaret, Après dÃner faisait un quart d'heure sans faute Sauter sur ses genoux les garçons de son hôte Ou bien leur apprenait l'exercice et comment Un bon soldat ne doit songer qu'au fourniment. Le soir il voisinait, tantôt pinçant les filles, Habitude un peu trop commune aux vieux soudrilles, Tantôt, geste ample et voix forte qui dominait Le grillon incessant derrière le chenet, Assis auprès d'un feu de sarments qu'on entoure Confusément disait l'Elster, l'Estramadoure, Smolensk, Dresde, Lutzen et les ravins vosgeois Devant quatre ou cinq gars attentifs et narquois S'exclamant et riant très fort aux endroits farce. Canonnade compacte et fusillade éparse, Chevaux éventrés, coups de sabre, prisonniers Mis à mal entre deux batailles, les derniers Moments d'un officier ajusté par derrière, Qui se souvient et qu'on insulte, la barrière Clichy, les alliés jetés au fond des puits, La fuite sur la Loire et la maraude, et puis Les femmes que l'on force après les villes prises, Sans choix souvent, si bien qu'on a des mèches grises Aux mains et des dégoûts au coeur après l'ébat Quand passe le marchef ou que le rappel bat, Puis encore, les camps levés et les déroutes. Toutes ces gaÃtés, tous ces faits d'armes et toutes Ces gloires défilaient en de longs entretiens, Entremêlés de gros jurons très peu chrétiens Et de grands coups de poing sur les cuisses voisines. Les femmes cependant, soeurs, mères et cousines, Pleuraient et frémissaient un peu, conformément A l'usage, tout en se disant "Le vieux ment." Et les hommes fumaient et crachaient dans la cendre. Et lui qui quelquefois voulait bien condescendre A parler discipline avec ces bons lourdauds Se levait, à grands pas marchait, les mains au dos, Et racontait alors quelque fait politique Dont il se proclamait le témoin authentique, La distribution des Aigles, les Adieux, Le Sacre et ce Dix-huit Brumaire radieux, Beau jour où le soldat qu'un bavard importune Brisa du même coup orateurs et tribune, Où le dieu Mars mis par la Chambre hors la Loi Mit la Loi hors la Chambre et, sans dire pourquoi, Balaya du pouvoir tous ces ergoteurs glabres, Tous ces législateurs qui n'avaient pas de sabres! Tel parlait et faisait le grognard précité Qui mourut centenaire à peu près l'autre été. Le maire conduisit le deuil au cimetière. Un feu de peloton fut tiré sur la bière Par le garde champêtre et quatorze pompiers Dont sept revinrent plus ou moins estropiés A cause des mauvais fusils de la campagne. Un tertre qu'une pierre assez grande accompagne Et qu'orne un saule en pleurs est l'humble monument Où notre héros dort perpétuellement. De plus, suivant le voeu dernier du camarade, On grava sur la pierre, après ses nom et grade, Ces mots que tout Français doit lire en tressaillant "Amour à la plus belle et gloire au plus vaillant." Les loups Parmi l'obscur champ de bataille Rôdant sans bruit sous le ciel noir Les loups obliques font ripaille Et c'est plaisir que de les voir, Agiles, les yeux verts, aux pattes Souples sur les cadavres mous, - Gueules vastes et têtes plates - Joyeux, hérisser leurs poils roux. Un rauquement rien moins que tendre Accompagne les dents mâchant Et c'est plaisir que de l'entendre, Cet hosannah vil et méchant - "Chair entaillée et sang qui coule Les héros ont du bon vraiment. La faim repue et la soif soûle Leur doivent bien ce compliment. Mais aussi, soit dit sans reproche, Combien de peines et de pas Nous a coûtés leur seule approche, On ne l'imaginerait pas. Dès que, sans pitié ni relâches, Sonnèrent leurs pas fanfarons Nos coeurs de fauves et de lâches, A la fois gourmands et poltrons, Pressentant la guerre et la proie Pour maintes nuits et pour maints jours Battirent de crainte et de joie A l'unisson de leurs tambours. Quand ils apparurent ensuite Tout étincelants de métal, Oh, quelle peur et quelle fuite Vers la femelle, au bois natal! Ils allaient fiers, les jeunes hommes, Calmes sous leur drapeau flottant, Et plus forts que nous ne le sommes Ils avaient l'air très doux pourtant. Le fer terrible de leurs glaives Luisait moins encor que leurs yeux Où la candeur d'augustes rêves Eclatait en regards joyeux. Leurs cheveux que le vent fouette Sous leurs casques battaient, pareils Aux ailes de quelque mouette, Pâles avec des tons vermeils. Ils chantaient des choses hautaines! Ça parlait de libres combats, D'amour, de brisements de chaÃnes Et de mauvais dieux mis à bas. - Ils passèrent. Quand leur cohorte Ne fut plus là -bas qu'un point bleu, Nous nous arrangeâmes en sorte De les suivre en nous risquant peu. Longtemps, longtemps rasant la terre, Discrets, loin derrière eux, tandis Qu'ils allaient au pas militaire, Nous marchâmes par rangs de dix, Passant les fleuves à la nage Quand ils avaient rompu les ponts, Quelques herbes pour tout carnage, N'avançant que par faibles bonds, Perdant à tout moment haleine... Enfin une nuit ces démons Campèrent au fond d'une plaine Entre des forêts et des monts. Là nous les guettâmes à l'aise, Car ils dormaient pour la plupart. Nos yeux pareils à de la braise Brillaient autour de leur rempart, Et le bruit sec de nos dents blanches Qu'attendaient des festins si beaux Faisaient cliqueter dans les branches Le bec avide des corbeaux. L'aurore éclate. Une fanfare Epouvantable met sur pied La troupe entière qui s'effare. Chacun s'équipe comme il sied. Derrière les hautes futaies Nous nous sommes dissimulés Tandis que les prochaines haies Cachent les corbeaux affolés. Le soleil qui monte commence A brûler. La terre a frémi. Soudain une clameur immense A retenti. C'est l'ennemi! C'est lui, c'est lui! Le sol résonne Sous les pas durs des conquérants. Les polémarques en personne Vont et viennent le long des rangs. Et les lances et les épées Parmi les plis des étendards Flambent entre les échappées De lumières et de brouillards. Sur ce, dans ses courroux épiques La jeune bande s'avança, Gaie et sereine sous les piques, Et la bataille commença. Ah, ce fut une chaude affaire Cris confus, choc d'armes, le tout Pendant une journée entière Sous l'ardeur rouge d'un ciel d'août. Le soir. - Silence et calme. A peine Un vague moribond tardif Crachant sa douleur et sa haine Dans un hoquet définitif; A peine, au lointain gris, le triste Appel d'un clairon égaré. Le couchant d'or et d'améthyste S'éteint et brunit par degré. La nuit tombe. Voici la lune! Elle cache et montre à moitié Sa face hypocrite comme une Complice feignant la pitié. Nous autres qu'un tel souci laisse Et laissera toujours très cois, Nous n'avons pas cette faiblesse, Car la faim nous chasse du bois, Et nous avons de quoi repaÃtre Cet impérial appétit, Le champ de bataille sans maÃtre N'étant ni vide ni petit. Or, sans plus perdre en phrases vaines Dont quelque sot serait jaloux Cette heure de grasses aubaines, Buvons et mangeons, nous, les Loups!" La pucelle A Robert Caze Quand déjà pétillait et flambait le bûcher, Jeanne qu'assourdissait le chant brutal des prêtres, Sous tous ces yeux dardés de toutes ces fenêtres Sentit frémir sa chair et son âme broncher. Et semblable aux agneaux que revend au boucher Le pâtour qui s'en va sifflant des airs champêtres, Elle considéra les choses et les êtres Et trouva son seigneur bien ingrat et léger. "C'est mal, gentil Bâtard, doux Charles, bon Xaintrailles, De laisser les Anglais faire ces funérailles A qui leur fi lever le siège d'Orléans." Et la lorraine, au seul penser de cette injure, Tandis que l'étreignait la mort des mécréants, Las! pleura comme eût fait une autre créature. L'Angélus du matin A Léon Vanier Fauve avec des tons d'écarlate Une aurore de fin d'été Tempétueusement éclate A l'horizon ensanglanté. La nuit rêveuse, bleue et bonne Pâlit, scintille et fond en l'air, Et l'ouest dans l'ombre qui frissonne Se teinte au bord de rose clair. La plaine brille au loin et fume. Un oblique rayon venu Du soleil surgissant allume Le fleuve comme un sabre nu. Le bruit des choses réveillées Se marie aux brouillards légers Que les herbes et les feuillées Ont subitement dégagés. L'aspect vague du paysage S'accentue et change à foison. La silhouette d'un village ParaÃt. - Parfois une maison Illumine sa vitre et lance Un grand éclair qui va chercher L'ombre du bois plein de silence. Cà et là se dresse un clocher. Cependant, la lumière accrue Frappe dans les sillons les socs Et voici que claire, bourrue, Despotique, la voix des coqs Proclamant l'heure froide et grise Du pain mangé sans faim, des yeux Frottés que flagelle la bise Et du grincement des moyeux, Fait sortir des toits la fumée, Aboyer les chiens en fureur, Et par la pente accoutumée Descendre le lourd laboureur, Tandis qu'un choeur de cloches dures Dans le grandissement du jour Monte, aubade franche d'injures A l'adresse du Dieu d'amour! La soupe du soir A J. -K. Huysmans Il fait nuit dans la chambre étroite et froide où l'homme Vient de rentrer, couvert de neige, en blouse, et comme Depuis trois jours il n'a pas prononcé deux mots La femme a peur et fait des signes aux marmots. Un seul lit, un bahut disloqué, quatre chaises, Des rideaux jadis blancs conchiés des punaises, Une table qui va s'écroulant d'un côté, - Le tout navrant avec un air de saleté. L'homme, grand front, grands yeux pleins d'une sombre flamme, A vraiment des lueurs d'intelligence et d'âme Et c'est ce qu'on appelle un solide garçon. La femme, jeune encore, est belle à sa façon. Mais la Misère a mis sur eux sa main funeste, Et perdant par degrés rapides ce qui reste En eux de tristement vénérable et d'humain, Ce seront la femelle et le mâle, demain. Tous se sont attablés pour manger de la soupe Et du boeuf, et ce tas sordide forme un groupe Dont l'ombre à l'infini s'allonge tout autour De la chambre, la lampe étant sans abat-jour. Les enfants sont petits et pâles, mais robustes En dépit des maigreurs saillantes de leurs bustes Qui disent les hivers passés sans feu souvent Et les étés subis dans un air étouffant. Non loin d'un vieux fusil rouillé qu'un clou supporte Et que la lampe fait luire d'étrange sorte, Quelqu'un qui chercherait longtemps dans ce retrait Avec l'oeil d'un agent de police verrait Empilés dans le fond de la boiteuse armoire Quelques livres poudreux de "science" et "d'histoire", Et sous le matelas, cachés avec grand soin, Des romans capiteux cornés à chaque coin. Ils mangent cependant. L'homme, morne et farouche, Porte la nourriture écoeurante à sa bouche D'un air qui n'est rien moins nonobstant que soumis, Et son eustache semble à d'autres soins promis. La femme pense à quelque ancienne compagne, Laquelle a tout, voiture et maison de campagne, Tandis que les enfants, leurs poings dans leurs yeux clos, Ronflant sur leur assiette imitent des sanglots. Les vaincus A Louis-Xavier de Ricard I La Vie est triomphante et l'Idéal est mort, Et voilà que, criant sa joie au vent qui passe, Le cheval enivré du vainqueur broie et mord Nos frères, qui du moins tombèrent avec grâce, Et nous que la déroute a fait survivre, hélas! Les pieds meurtris, les yeux troubles, la tête lourde, Saignants, veules, fangeux, déshonorés et las, Nous allons, étouffant mal une plainte sourde, Nous allons, au hasard du soir et du chemin, Comme les meurtriers et comme les infâmes, Veufs, orphelins, sans toit, ni fils, ni lendemain, Aux lueurs des forêts familières en flammes! Ah, puisque notre sort est bien complet, qu'enfin L'espoir est aboli, la défaite certaine, Et que l'effort le plus énorme serait vain, Et puisque c'en est fait, même de notre haine, Nous n'avons plus, à l'heure où tombera la nuit, Abjurant tout risible espoir de funérailles; Qu'à nous laisser mourir obscurément, sans bruit, Comme il sied aux vaincus des suprêmes batailles. II Une faible lueur palpite à l'horizon Et le vent glacial qui s'élève redresse Le feuillage des bois et les fleurs du gazon; C'est l'aube! tout renaÃt sous sa froide caresse. De fauve l'Orient devient rose, et l'argent Des astres va bleuir dans l'azur qui se dore; Le coq chante, veilleur exact et diligent; L'alouette a volé stridente c'est l'aurore! Eclatant, le soleil surgit c'est le matin! Amis, c'est le matin splendide dont la joie Heurte ainsi notre lourd sommeil, et le festin Horrible des oiseaux et des bêtes de proie. O prodige! en nos coeurs le frisson radieux Met à travers l'éclat subit de nos cuirasses, Avec un violent désir de mourir mieux, La colère et l'orgueil anciens des bonnes races. Allons, debout! allons, allons! debout, debout! Assez comme cela de hontes et de trêves! Au combat, au combat! car notre sang qui bout A besoin de fumer sur la pointe de glaives! III Les vaincus se sont dit dans la nuit de leurs geôles Ils nous ont enchaÃnés, mais nous vivons encor. Tandis que les carcans font ployer nos épaules, Dans nos veines le sang circule, bon trésor. Dans nos têtes nos yeux rapides avec ordre Veillent, fins espions, et derrière nos fronts Notre cervelle pense, et s'il faut tordre ou mordre, Nos mâchoires seront dures et nos bras prompts. Légers, ils n'ont pas vu d'abord la faute immense Qu'ils faisaient, et ces fous qui s'en repentiront Nous ont jeté le lâche affront de la clémence. Bon! la clémence nous vengera de l'affront. Ils nous ont enchaÃnés! Mais les chaÃnes sont faites Pour tomber sous la lime obscure et pour frapper Les gardes qu'on désarme, et les vainqueurs en fêtes Laissent aux évadés le temps de s'échapper. Et de nouveau bataille! Et victoire peut-être, Mais bataille terrible et triomphe inclément, Et comme cette fois le Droit sera le maÃtre Cette fois-ci sera la dernière, vraiment! IV Car les morts, en dépit des vieux rêves mystiques, Sont bien morts, quand le fer a bien fait son devoir Et les temps ne sont plus des fantômes épiques Chevauchant des chevaux spectres sous le ciel noir, La jument de Roland et Roland sont des mythes Dont le sens nous échappe et réclame un effort Qui perdrait notre temps, et si vous vous promÃtes D'être épargnés par nous vous vous trompâtes fort. Vous mourrez de nos mains, sachez-le, si la chance Est pour nous. Vous mourrez, suppliants, de nos mains. La justice le veut d'abord, puis la vengeance, Puis le besoin pressant d'opportuns lendemains. Et la terre, depuis longtemps aride et maigre, Pendant longtemps boira joyeuse votre sang Dont la lourde vapeur savoureusement aigre Montera vers la nue et rougira son flanc, Et les chiens et les loups et les oiseaux de proie Feront vos membres nets et fouilleront vos troncs, Et nous rirons, sans rien qui trouble notre joie Car les morts sont bien morts et nous vous l'apprendrons. A la manière de plusieurs I. La Princesse Bérénice A Jacques Madeleine Sa tête fine dans sa main toute petite, Elle écoute le chant des cascades lointaines, Et dans la plainte langoureuse des fontaines, Perçoit comme un écho béni du nom de Tite. Elle a fermé ses yeux divins de clématite Pour bien leur peindre, au coeur des batailles hautaines, Son doux héros, le mieux aimant des capitaines, Et, Juive, elle se sent au pouvoir d'Aphrodite. Alors un grand souci la prend d'être amoureuse, Car dans Rome une loi bannit, barbare, affreuse, Du trône impérial toute femme étrangère. Et sous le noir chagrin dont sanglote son âme, Entre les bras de sa servante la plus chère, La reine, hélas! défaille et tendrement se pâme. II. Langueur A Georges Courteline Je suis l'Empire à la fin de la décadence, Qui regarde passer les grands Barbares blancs En composant des acrostiches indolents D'un style d'or où la langueur du soleil danse. L'âme seulette a mal au coeur d'un ennui dense, Là -bas on dit qu'il est de longs combats sanglants. O n'y pouvoir, étant si faible aux voeux si lents, O n'y vouloir fleurir un peu cette existence! O n'y vouloir, ô n'y pouvoir mourir un peu! Ah! tout est bu! Bathylle, as-tu fini de rire? Ah! tout est bu, tout est mangé! Plus rien à dire! Seul, un poème un peu niais qu'on jette au feu, Seul, un esclave un peu coureur qui vous néglige, Seul, un ennui d'on ne sait quoi qui vous afflige! III. Pantoum négligé Trois petits pâtés, ma chemise brûle. Monsieur le curé n'aime pas les os. Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule, Que n'émigrons-nous vers les Palaiseaux. Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule. On dirait d'un cher glaïeul sur les eaux Vivent le muguet et la campanule! Dodo, l'enfant do, chantez, doux fuseaux. Que n'émigrons-nous vers les Palaiseaux. Trois petits pâtés, un point et virgule; On dirait d'un cher glaïeul sur les eaux; Vivent le muguet et la campanule. Trois petits pâtés, un point et virgule Dodo, l'enfant do, chantez, doux fuseaux. La libellule erre emmi des roseaux. Monsieur le Curé, ma chemise brûle. IV. Paysage Vers Saint-Denis c'est bête et sale la campagne. C'est pourtant là qu'un jour j'emmenai ma compagne. Nous étions de mauvaise humeur et querellions. Un plat soleil d'été tartinait ses rayons Sur la plaine séchée ainsi qu'une rôtie. C'était pas trop après le Siège une partie Des "maisons de campagne" était à terre encor, D'autres se relevaient comme on hisse un décor, Et des obus tout neufs encastrés aux pilastres Portaient écrit autour SOUVENIR DES DESASTRES. V. Conseil Falot A Raoul Ponchon Brûle aux yeux des femmes Et garde ton coeur, Mais crains la langueur Des épithalames. Bois pour oublier! L'eau-de-vie est une Qui porte la lune Dans son tablier. L'injure des hommes, Qu'est-ce que ça fait? Va, notre coeur sait Seul ce que nous sommes. Ce que nous valons, Notre sang le chante! L'épine méchante Te mord aux talons? Le vent taquin ose Te gifler souvent? Chante dans le vent Et cueille la rose! Va, tout est au mieux Dans ce monde pire! Surtout laisse dire, Surtout sois joyeux D'être une victime A ces pauvres gens Les dieux indulgents Ont aimé ton crime! Tu refleuriras Dans un élysée. Ame méprisée, Tu rayonneras! Tu n'es pas de celles Qu'un coup du Destin Dissipe soudain En mille étincelles. Métal dur et clair, Chaque coup t'affine En arme divine Pour un destin fier. Arrière la forge! Et tu vas frémir Vibrer et jouir Au poing de saint George Et de saint Michel, Dans des gloires calmes, Au vent pur des palmes Sur l'aile du ciel!... C'est d'être un sourire Au milieu des pleurs, C'est d'être des fleurs, Au champ du martyre, C'est d'être le feu Qui dort dans la pierre, C'est d'être en prière, C'est d'attendre un peu! VI. Le poète et la muse La chambre, as-tu gardé leurs spectres ridicules, O pleine de jour sale et de bruits d'araignées? La chambre, as-tu gardé leurs formes désignées Par ces crasses au mur et par quelles virgules? Ah fi! Pourtant, chambre en garni qui te recules En ce sec jeu d'optique aux mines renfrognées Du souvenir de trop de choses destinées, Comme ils ont donc regret aux nuits, aux nuits d'Hercules? Qu'on l'entende comme on voudra, ce n'est pas ça Vous ne comprenez rien aux choses, bonnes gens. Je vous dis que ce n'est pas ce que l'on pensa. Seule, ô chambre qui fuis en cônes affligeants Seule, tu sais! mais sans doute combien de nuits De noce auront dévirginé leurs nuits depuis! VII. L'aube à l'envers A Louis Dumoulin Le Point-du-Jour avec Paris au large, Des chants, des tirs, les femmes qu'on "rêvait", La Seine claire et la foule qui fait Sur ce poème un vague essai de charge. On danse aussi, car tout est dans la marge Que fait le fleuve à ce livre parfait, Et si parfois l'on tuait ou buvait Le fleuve est sourd et le vin est litharge. Le Point-du-Jour, mais c'est l'Ouest de Paris! Un calembour a béni son histoire D'affreux baisers et d'immondes paris. En attendant que sonne l'heure noire Où les bateaux-omnibus et les trains Ne partent plus, tirez, tirs, fringuez, reins! VIII. Un pouacre A Jean Moréas Avec les yeux d'une tête de mort Que la lune encore décharne Tout mon passé, disons tout mon remord Ricane à travers ma lucarne. Avec la voix d'un vieillard très cassé, Comme l'on n'en voit qu'au théâtre, Tout mon remords, disons tout mon passé Fredonne un tralala folâtre. Avec les doigts d'un pendu déjà vert Le drôle agace une guitare Et danse sur l'avenir grand ouvert, D'un air d'élasticité rare. "Vieux turlupin, je n'aime pas cela. Tais ces chants et cesse ces danses." Il me répond avec la voix qu'il a "C'est moins farce que tu ne penses, Et quant au soin frivole, ô doux morveux, De te plaire ou de te déplaire, Je m'en soucie au point que, si tu veux, Tu peux t'aller faire lanlaire." IX. Madrigal Tu m'as, ces pâles jours d'automne blanc, fait mal A cause de tes yeux où fleurit l'animal, Et tu me rongerais, en princesse Souris, Du bout fin de la quenotte de ton souris, Fille auguste qui fis flamboyer ma douleur Avec l'huile rancie encor de ton vieux pleur! Oui, folle, je mourrais de ton regard damné. Mais va veux-tu? l'étang là dort insoupçonné Dont du lys, nef qu'il eût fallu qu'on acclamât, L'eau morte a bu le vent qui coule du grand mât. T'y jeter, palme! et d'avance mon repentir Parle si bas qu'il faut être sourd pour l'ouïr. Naguère Prologue Ce sont choses crépusculaires, Des visions de fin de nuit. O Vérité, tu les éclaires Seulement d'une aube qui luit Si pâle dans l'ombre abhorrée Qu'on doute encore par instants Si c'est la lune qui les crée Sous l'horreur des rameaux flottants, Ou si ces fantômes moroses Vont tout à l'heure prendre corps Et se mêler au choeur des choses Dans les harmonieux décors Du soleil et de la nature Doux à l'homme et proclamant Dieu Pour l'extase de l'hymne pure Jusqu'à la douceur du ciel bleu. Crimen Amoris A Villiers de l'Isle Adam Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane, De beaux démons, des satans adolescents, Au son d'une musique mahométane Font litière aux Sept Péchés de leurs cinq sens. C'est la fête aux Sept Péchés ô qu'elle est belle! Tous les Désirs rayonnaient en feux brutaux; Les Appétits, pages prompts que l'on harcèle, Promenaient des vins roses dans des cristaux. Des danses sur des rhythmes d'épithalames Bien doucement se pâmaient en longs sanglots Et de beaux choeurs de voix d'hommes et de femmes Se déroulaient, palpitaient comme des flots, Et la bonté qui s'en allait de ces choses Etait puissante et charmante tellement Que la campagne autour se fleurit de roses Et que la nuit paraissait en diamant. Or le plus beau d'entre tous ces mauvais anges Avait seize ans sous sa couronne de fleurs. Les bras croisés sur les colliers et les franges, Il rêve, l'oeil plein de flammes et de pleurs. En vain la fête autour se faisait plus folle, En vain les satans, ses frères et ses soeurs, Pour l'arracher au souci qui le désole, L'encourageaient d'appels de bras caresseurs Il résistait à toutes câlineries, Et le chagrin mettait un papillon noir A son cher front tout brûlant d'orfèvreries O l'immortel et terrible désespoir! Il leur disait "O vous, laissez-moi tranquille!" Puis les ayant baisés tous bien tendrement Il s'évada d'avec eux d'un geste agile, Leur laissant aux mains des pans de vêtement. Le voyez-vous sur la tour la plus céleste Du haut palais avec une torche au poing? Il la brandit comme un héros fait d'un ceste D'en bas on croit que c'est une aube qui point. Qu'est-ce qu'il dit de sa voix profonde et tendre Qui se marie au claquement clair du feu Et que la lune est extatique d'entendre? "Oh! je serai celui-là qui créera Dieu! Nous avons tous trop souffert, anges et hommes, De ce conflit entre le Pire et le Mieux. Humilions, misérables que nous sommes, Tous nos élans dans le plus simple des voeux. O vous tous, ô nous tous, ô les pécheurs tristes, O les gais Saints! Pourquoi ce schisme têtu? Que n'avons-nous fait, en habiles artistes, De nos travaux la seule et même vertu! Assez et trop de ces luttes trop égales! Il va falloir qu'enfin se rejoignent les Sept Péchés aux Trois Vertus Théologales! Assez et trop de ces combats durs et laids! Et pour réponse à Jésus qui crut bien faire En maintenant l'équilibre de ce duel, Par moi l'enfer dont c'est ici le repaire Se sacrifie à l'Amour universel!" La torche tombe de sa main éployée, Et l'incendie alors hurla s'élevant, Querelle énorme d'aigles rouges noyée Au remous noir de la fumée et du vent. L'or fond et coule à flots et le marbre éclate; C'est un brasier tout splendeur et tout ardeur; La soie en courts frissons comme de l'ouate Vole à flocons tout ardeur et tout splendeur. Et les satans mourants chantaient dans les flammes Ayant compris, comme ils étaient résignés Et de beaux choeurs de voix d'hommes et de femmes Montaient parmi l'ouragan des bruits ignés. Et lui, les bras croisés d'une sorte fière, Les yeux au ciel où le feu monte en léchant Il dit tout bas une espèce de prière Qui va mourir dans l'allégresse du chant. Il dit tout bas une espèce de prière, Les yeux au ciel où le feu monte en léchant... Quand retentit un affreux coup de tonnerre Et c'est la fin de l'allégresse et du chant. On n'avait pas agréé le sacrifice Quelqu'un de fort et de juste assurément Sans peine avait su démêler la malice Et l'artifice en un orgueil qui se ment. Et du palais aux cent tours aucun vestige, Rien ne resta dans ce désastre inouï, Afin que par le plus effrayant prodige Ceci ne fût qu'un vain rêve évanoui... Et c'est la nuit, la nuit bleue aux mille étoiles; Une campagne évangélique s'étend Sévère et douce, et, vagues comme des voiles, Les branches d'arbre ont l'air d'ailes s'agitant. De froids ruisseaux courent sur un lit de pierre; Les doux hiboux nagent vaguement dans l'air Tout embaumé de mystère et de prière; Parfois un flot qui saute lance un éclair. La forme molle au loin monte des collines Comme un amour encore mal défini, Et le brouillard qui s'essore des ravines Semble un effort vers quelque but réuni. Et tout cela comme un coeur et comme une âme, Et comme un verbe, et d'un amour virginal Adore, s'ouvre en une extase et réclame Le Dieu clément qui nous gardera du mal. La grâce A Armand Silvestre Un cachot. Une femme à genoux, en prière. Une tête de mort est gisante par terre, Et parle, d'un ton aigre et douloureux aussi. D'une lampe au plafond tombe un rayon transi. "Dame Reine,... - Encor toi, Satan! - Madame Reine,... - O Seigneur, faites mon oreille assez sereine Pour ouïr sans l'écouter ce que dit le Malin!" - "Ah! ce fut un vaillant et galant châtelain Que votre époux! Toujours en guerre ou bien en fête, Hélas! j'en puis parler puisque je suis sa tête. Il vous aima, mais moins encore qu'il n'eût dû. Que de vertu gâtée et que de temps perdu En vains tournois, en cours d'amour loin de sa dame Qui belle et jeune prit un amant, la pauvre âme!" - - "O Seigneur, écartez ce calice de moi!" - - "Comme ils s'aimèrent! Ils s'étaient juré leur foi De s'épouser sitôt que serait mort le maÃtre, Et le tuèrent dans son sommeil d'un coup traÃtre." - "Seigneur, vous le savez, dès le crime accompli, J'eus horreur, et prenant ce jeune homme en oubli, Vins au roi, dévoilant l'attentat effroyable, Et pour mieux déjouer la malice du diable, J'obtins qu'on m'apportât en ma juste prison La tête de l'époux occis en trahison Par ainsi le remords, devant ce triste reste, Me met toujours aux yeux mon action funeste, Et la ferveur de mon repentir s'en accroÃt, O Jésus! Mais voici le Malin qui se voit Dupe et qui voudrait bien ressaisir sa conquête S'en vient-il pas loger dans cette pauvre tête Et me tenir de faux propos insidieux? O Seigneur, tendez-moi vos secours précieux!" - "Ce n'est pas le démon, ma Reine, c'est moi-même, Votre époux, qui vous parle en ce moment suprême, Votre époux qui, damné car j'étais en mourant En état de péché mortel, vers vous se rend, O Reine, et qui, pauvre âme errante, prend la tête Qui fut la sienne aux jours vivants pour interprète Effroyable de son amour épouvanté." - "O blasphème hideux, mensonge détesté! Monsieur Jésus, mon maÃtre adorable, exorcise Ce chef horrible et le vide de la hantise Diabolique qui n'en fait qu'un instrument Où souffle Belzébuth fallacieusement Comme dans une flûte on joue un air perfide!" - "O douleur, une erreur lamentable te guide, Reine, je ne suis pas Satan, je suis Henry!" - - "Oyez, Seigneur, il prend la voix de mon mari! A mon secours, les Saints, à l'aide, Notre Dame!" - - "Je suis Henry, du moins, Reine, je suis son âme Qui, par sa volonté, plus forte que l'enfer, Ayant su transgresser toute porte de fer Et de flamme, et braver leur impure cohorte, Hélas! vient pour te dire avec cette voix morte Qu'il est d'autres amours encor que ceux d'ici, Tout immatériels et sans autre souci Qu'eux-mêmes, des amours d'âmes et de pensées. Ah, que leur fait le Ciel ou l'enfer. Enlacées, Les âmes, elles n'ont qu'elles-mêmes pour but! L'enfer pour elles c'est que leur amour mourût, Et leur amour de son essence est immortelle! Hélas! moi, je ne puis te suivre aux cieux, cruelle Et seule peine en ma damnation. Mais toi, Damne-toi! Nous serons heureux à deux, la loi Des âmes, je te dis, c'est l'alme indifférence Pour la félicité comme pour la souffrance Si l'amour partagé leur fait d'intimes cieux. Viens afin que l'enfer jaloux, voie, envieux, Deux damnés ajouter, comme on double un délice, Tous les feux de l'amour à tous ceux du supplice, Et se sourire en un baiser perpétuel!" "- Ame de mon époux, tu sais qu'il est réel Le repentir qui fait qu'en ce moment j'espère En la miséricorde ineffable du Père Et du Fils et du Saint-Esprit! Depuis un mois Que j'expie, attendant la mort que je te dois, En ce cachot trop doux encor, nue et par terre, Le crime monstrueux et l'infâme adultère N'ai-je pas, repassant ma vie en sanglotant, O mon Henry, pleuré des siècles cet instant Où j'ai pu méconnaÃtre en toi celui qu'on aime? Va, j'ai revu, superbe et doux, toujours le même, Ton regard qui parlait délicieusement Et j'entends, et c'est là mon plus dur châtiment, Ta noble voix, et je me souviens des caresses! Or si tu m'as absoute et si tu t'intéresses A mon salut, du haut des cieux, ô cher souci, Manifeste-toi, parle, et démens celui-ci Qui blasphème et vomit d'affreuses hérésies!" - - "Je te dis que je suis damné! Tu t'extasies En terreurs vaines, ô ma Reine. Je te dis Qu'il te faut rebrousser chemin du Paradis, Vain séjour du bonheur banal et solitaire Pour l'amour avec moi! Les amours de la terre Ont, tu le sais, de ces instants chastes et lents L'âme veille, les sens se taisent somnolents, Le coeur qui se repose et le sang qui s'affaisse Font dans tout l'être comme une douce faiblesse. Plus de désirs fiévreux, plus d'élans énervants, On est des frères et des soeurs et des enfants, On pleure d'une intime et profonde allégresse, On est les cieux, on est la terre, enfin on cesse De vivre et de sentir pour s'aimer au delà , Et c'est l'éternité que je t'offre, prends-la! Au milieu des tourments nous serons dans la joie, Et le Diable aura beau meurtrir sa double proie, Nous rirons, et plaindrons ce Satan sans amour. Non, les Anges n'auront dans leur morne séjour Rien de pareil à ces délices inouïes!" - La Comtesse est debout, paumes épanouies. Elle fait le grand cri des amours surhumains, Puis se penche et saisit avec ses pâles mains La tête qui, merveille! a l'aspect de sourire. Un fantôme de vie et de chair semble luire Sur le hideux objet qui rayonne à présent Dans un nimbe languissamment phosphorescent. Un halo clair, semblable à des cheveux d'aurore Tremble au sommet et semble au vent flotter encore Parmi le chant des cors à travers la forêt. Les noirs orbites ont des éclairs, on dirait De grands regards de flamme et noirs. Le trou farouche Au rire affreux, qui fut, Comte Henry, votre bouche Se transfigure rouge aux deux arcs palpitants De lèvres qu'auréole un duvet de vingt ans, Et qui pour un baiser se tendent savoureuses... Et la Comtesse à la façon des amoureuses Tient la tête terrible amplement, une main Derrière et l'autre sur le front, pâle, en chemin D'aller vers le baiser spectral, l'âme tendue, Hoquetant, dilatant sa prunelle perdue Au fond de ce regard vague qu'elle a devant... Soudain elle recule, et d'un geste rêvant O femmes, vous avez ces allures de faire! Elle laisse tomber la tête qui profère Une plainte, et, roulant, sonne creux et longtemps - "Mon Dieu, mon Dieu, pitié! Mes péchés pénitents Lèvent leurs pauvres bras vers ta bénévolence, O ne les souffre pas criant en vain! O lance L'éclair de ton pardon qui tuera ce corps vil! Vois que mon âme est faible en ce dolent exil Et ne la laisse pas au Mauvais qui la guette! O que je meure!" Avec le bruit d'un corps qu'on jette, La Comtesse à l'instant tombe morte, et voici Son âme en blanc linceul, par l'espace éclairci D'une douce clarté d'or blond qui flue et vibre Monte au plafond ouvert désormais à l'air libre Et d'une ascension lente va vers les cieux. ................................ La tête est là , dardant en l'air ses sombres yeux Et sautèle dans des attitudes étranges Telle dans les Assomptions des têtes d'anges, Et la bouche vomit un gémissement long, Et des orbites vont coulant des pleurs de plomb. L'Impénitence finale A Catulle Mendès La petite marquise Osine est toute belle, Elle pourrait aller grossir la ribambelle Des folles de Watteau sous leur chapeau de fleurs Et de soleil, mais comme on dit, elle aime ailleurs Parisienne en tout, spirituelle et bonne Et mauvaise à ne rien redouter de personne, Avec cet air mi-faux qui fait que l'on vous croit, C'est un ange fait pour le monde qu'elle voit, Un ange blond, et même on dit qu'il a des ailes. Vingt soupirants, brûlés du feu des meilleurs zèles Avaient en vain quêté leur main à ses seize ans, Quand le pauvre marquis, quittant ses paysans Comme il avait quitté son escadron, vint faire Escale au Jockey; vous connaissez son affaire Avec la grosse Emma de qui - l'eussions-nous cru? Le bon garçon était absolument féru, Son désespoir après le départ de la grue, Le duel avec Gontran, c'est vieux comme la rue; Bref il vit la petite un jour dans un salon, S'en éprit tout d'un coup comme un fou; même l'on Dit qu'il en oublia si bien son infidèle Qu'on le voyait le jour d'ensuite avec Adèle. Temps et moeurs! La petite on sait tout aux Oiseaux Connaissait le roman du cher, et jusques aux Moindres chapitres elle en conçut de l'estime. Aussi quand le marquis offrit sa légitime Et sa main contre sa menotte, elle dit Oui, Avec un franc parler d'allégresse inouï. Les parents, voyant sans horreur ce mariage Le marquis était riche et pouvait passer sage Signèrent au contrat avec laisser-aller. Elle qui voyait là quelqu'un à consoler Ouït la messe dans une ferveur profonde. Elle le consola deux ans. Deux ans du monde! Mais tout passe! Si bien qu'un jour qu'elle attendait Un autre et que cet autre atrocement tardait, De dépit la voilà soudain qui s'agenouille Devant l'image d'une Vierge à la quenouille Qui se trouvait là , dans cette chambre en garni, Demandant à Marie, en un trouble infini, Pardon de son péché si grand, - si cher encore Bien qu'elle croie au fond du coeur qu'elle l'abhorre. Comme elle relevait son front d'entre ses mains Elle vit Jésus-Christ avec les traits humains Et les habits qu'il a dans les tableaux d'église. Sévère, il regardait tristement la marquise. La vision flottait blanche dans un jour bleu Dont les ondes voilant l'apparence du lieu, Semblaient envelopper d'une atmosphère élue Osine qui tremblait d'extase irrésolue Et qui balbutiait des exclamations. Des accords assoupis de harpes de Sions Célestes descendaient et montaient par la chambre Et des parfums d'encens, de cinnamome et d'ambre Fluaient, et le parquet retentissait des pas Mystérieux de pieds que l'on ne voyait pas, Tandis qu'autour c'était, en cadences soyeuses, Un grand frémissement d'ailes mystérieuses La marquise restait à genoux, attendant, Toute admiration peureuse, cependant. Et le Sauveur parla "Ma fille, le temps passe, Et ce n'est pas toujours le moment de la grâce. Profitez de cette heure, ou c'en est fait de vous." La vision cessa. Oui certes, il est doux Le roman d'un premier amant. L'âme s'essaie, C'est un jeune coureur à la première haie. C'est si mignard qu'on croit à peine que c'est mal. Quelque chose d'étonnamment matutinal. On sort du mariage habitueux. C'est comme Qui dirait la lueur aurorale de l'homme Et les baisers parmi cette fraÃche clarté Sonnent comme des cris d'alouette en été, O le premier amant! Souvenez-vous, mesdames! Vagissant et timide élancement des âmes Vers le fruit défendu qu'un soupir révéla... Mais le second amant d'une femme, voilà ! On a tout su. La faute est bien délibérée Et c'est bien un nouvel état que l'on se crée, Un autre mariage à soi-même avoué. Plus de retour possible au foyer bafoué. Le mari, débonnaire ou non, fait bonne garde Et dissimule mal. Déjà rit et bavarde Le monde hostile et qui sévirait au besoin. Ah, que l'aise de l'autre intrigue se fait loin! Mais aussi cette fois comme on vit; comme on aime, Tout le coeur est éclos en une fleur suprême. Ah, c'est bon! Et l'on jette à ce feu tout remords, On ne vit que pour lui, tous autres soins sont morts. On est à lui, on n'est qu'à lui, c'est pour la vie, Ce sera pour après la vie, et l'on défie Les lois humaines et divines, car on est Folle de corps et d'âme, et l'on ne reconnaÃt Plus rien, et l'on ne sait plus rien, sinon qu'on l'aime! Or cet amant était justement le deuxième De la marquise, ce qui fait qu'un jour après, - O sans malice et presque avec quelques regrets - Elle le revoyait pour le revoir encore. Quant au miracle, comme une odeur s'évapore, Elle n'y pensa plus bientôt que vaguement. Un matin, elle était dans son jardin charmant, Un matin de printemps, un jardin de plaisance. Les fleurs vraiment semblaient saluer sa présence, Et frémissaient au vent léger, et s'inclinaient Et les feuillages, verts tendrement, lui donnaient L'aubade d'un timide et délicat ramage Et les petits oiseaux, volant à son passage, Pépiaient à plaisir dans l'air tout embaumé Des feuilles, des bourgeons et des gommes de mai. Elle pensait à lui; sa vue errait, distraite, A travers l'ombre jeune et la pompe discrète D'un grand rosier bercé d'un mouvement câlin, Quand elle vit Jésus en vêtements de lin Qui marchait, écartant les branches de l'arbuste Et la couvait d'un long regard triste. Et le Juste Pleurait. Et tout en un instant s'évanouit. Elle se recueillait. Soudain un petit bruit Se fit. On lui portait en secret une lettre, Une lettre de lui, qui lui marquait peut-être Un rendez-vous. Elle ne put la déchirer. .................................. Marquis, pauvre marquis, qu'avez-vous à pleurer Au chevet de ce lit de blanche mousseline? Elle est malade, bien malade. "Soeur Aline, A-t-elle un peu dormi?" - "Mal, monsieur le marquis." Et le marquis pleurait. "Elle est ainsi depuis Deux heures, somnolente et calme. Mais que dire De la nuit? Ah, monsieur le marquis, quel délire! Elle vous appelait, vous demandait pardon Sans cesse, encor, toujours, et tirait le cordon De sa sonnette." Et le marquis frappait sa tête De ses deux poings et, fou dans sa douleur muette Marchait à grands pas sourds sur les tapis épais Dès qu'elle fut malade, elle n'eut pas de paix Qu'elle n'eût avoué ses fautes au pauvre homme Qui pardonna. La soeur reprit pâle "Elle eut comme Un rêve, un rêve affreux. Elle voyait Jésus, Terrible sur la nue et qui marchait dessus, Un glaive dans la main droite, et de la main gauche Qui ramait lentement comme une faux qui fauche, Ecartant sa prière, et passait furieux." .......................................... Un prêtre, saluant les assistants des yeux, Elle dort. O ses paupières violettes! O ses petites mains qui tremblent maigrelettes! O tout son corps perdu dans les draps étouffants! Regardez, elle meurt de la mort des enfants. Et le prêtre anxieux, se penche à son oreille. Elle s'agite un peu, la voilà qui s'éveille, Elle voudrait parler, la voilà qui s'endort Plus pâle. Et le marquis "Est-ce déjà la mort?" Et le docteur lui prend les deux mains, et sort vite. On l'enterrait hier matin. Pauvre petite! Don Juan pipé A François Coppée Don Juan qui fut grand Seigneur en ce monde Est aux enfers ainsi qu'un pauvre immonde Pauvre, sans la barbe faite, et pouilleux, Et si n'étaient la lueur de ses yeux Et la beauté de sa maigre figure, En le voyant ainsi quiconque jure Qu'il est un gueux et non ce héros fier Aux dames comme au poète si cher Et dont l'auteur de ces humbles chroniques Vous va parler sur des faits authentiques. Il a son front dans ses mains et paraÃt Penser beaucoup à quelque grand secret. Il marche à pas douloureux sur la neige, Car c'est son châtiment que rien n'allège D'habiter seul et vêtu de léger Loin de tout lieu où fleurit l'oranger Et de mener ses tristes promenades Sous un ciel veuf de toutes sérénades Et qu'une lune morte éclaire assez Pour expier tous ses soleils passés. Il songe. Dieu peut gagner, car le Diable S'est vu réduire à l'état pitoyable De tourmenteur et de geôlier gagé Pour être las trop tôt, et trop âgé. Du Révolté de jadis il ne reste Plus qu'un bourreau qu'on paie et qu'on moleste Si bien qu'enfin la cause de l'Enfer S'en va tombant comme un fleuve à la mer, Au sein de l'alliance primitive. Il ne faut pas que cette honte arrive. Mais lui, don Juan, n'est pas mort, et se sent Le coeur vif comme un coeur d'adolescent Et dans sa tête une jeune pensée Couve et nourrit une force amassée; S'il est damné c'est qu'il le voulut bien, Il avait tout pour être un bon chrétien, La foi, l'ardeur au ciel, et le baptême, Et ce désir de volupté lui-même, Mais s'étant découvert meilleur que Dieu, Il résolut de se mettre en son lieu. A cet effet, pour asservir les âmes Il rendit siens d'abord les coeurs des femmes. Toutes pour lui laissèrent là Jésus, Et son orgueil jaloux monta dessus Comme un vainqueur foule un champ de bataille. Seule la mort pouvait être à sa taille. Il l'insulta, la défit. C'est alors Qu'il vint à Dieu sans peur et sans remords Il vint à Dieu, lui parla face à face Sans qu'un instant hésitât son audace. Le défiant, Lui, son Fils et ses saints! L'affreux combat! Très calme et les reins ceints D'impiété cynique et de blasphème, Ayant volé son verbe à Jésus même, Il voyagea, funeste pèlerin, Prêchant en chaire et chantant au lutrin, Et le torrent amer de sa doctrine, Parallèle à la parole divine, Troublait la paix des simples et noyait Toute croyance et, grossi, s'enfuyait. Il enseignait "Juste, prends patience. Ton heure est proche. Et mets ta confiance En ton bon coeur. Sois vigilant pourtant, Et ton salut en sera sûr d'autant. Femmes, aimez vos maris et les vôtres Sans cependant abandonner les autres... L'amour est un dans tous et tous dans un, Afin qu'alors que tombe le soir brun L'ange des nuits n'abrite sous ses ailes Que coeurs mi-clos dans la paix fraternelle." Au mendiant errant dans la forêt Il ne donnait un sol que s'il jurait. Il ajoutait "De ce que l'on invoque Le nom de Dieu, celui-ci ne s'en choque, Bien au contraire, et tout est pour le mieux. Tiens, prends, et bois à ma santé, bon vieux." Puis il disait "Celui-là prévarique Qui de sa chair faisant une bourrique La subordonne au soin de son salut Et lui désigne un trop servile but. La chair est sainte! Il faut qu'on la vénère. C'est notre fille, enfants, et notre mère, Et c'est la fleur du jardin d'ici-bas! Malheur à ceux qui ne l'adorent pas! Car, non contents de renier leur être, Ils s'en vont reniant le divin maÃtre, Jésus fait chair qui mourut sur la croix, Jésus fait chair qui de sa douce voix Ouvrait le coeur de la Samaritaine, Jésus fait chair qu'aima la Madeleine!" A ce blasphème effroyable, voilà Que le ciel de ténèbres se voila. Et que la mer entrechoqua les Ãles. On vit errer des formes dans les villes Les mains des morts sortirent des cercueils, Ce ne fut plus que terreurs et que deuils, Et Dieu voulant venger l'injure affreuse Prit sa foudre en sa droite furieuse Et maudissant don Juan, lui jeta bas Son corps mortel, mais son âme, non pas! Non pas son âme, on l'allait voir! Et pâle De male joie et d'audace infernale, Le grand damné, royal sous ses haillons, Promène autour son oeil plein de rayons, Et crie "A moi l'Enfer! ô vous qui fûtes Par moi guidés en vos sublimes chutes, Disciples de don Juan, reconnaissez Ici la voix qui vous a redressés. Satan est mort, Dieu mourra dans la fête, Aux armes pour la suprême conquête! Apprêtez-vous, vieillards et nouveau-nés, C'est le grand jour pour le tour des damnés." Il dit. L'écho frémit et va répandre L'appel altier, et don Juan croit entendre Un grand frémissement de tous côtés. Ses ordres sont à coup sûr écoutés Le bruit s'accroÃt des clameurs de victoire, Disant son nom et racontant sa gloire. "A nous deux, Dieu stupide, maintenant!" Et don Juan a foulé d'un pied tonnant Le sol qui tremble et la neige glacée Qui semble fondre au feu de sa pensée... Mais le voilà qui devient glace aussi Et dans son coeur horriblement transi Le sang s'arrête, et son geste se fige. Il est statue, il est glace. O prodige Vengeur du Commandeur assassiné! Tout bruit s'éteint et l'Enfer réfréné Rentre à jamais dans ses mornes cellules. "O les rodomontades ridicules", Dit du dehors Quelqu'un qui ricanait, "Contes prévus! farces que l'on connaÃt! Morgue espagnole et fougue italienne! Don Juan, faut-il afin qu'il t'en souvienne, Que ce vieux Diable, encor que radoteur, Ainsi te prenne en délit de candeur? Il est écrit de ne tenter... personne. L'Enfer ni ne se prend ni ne se donne. Mais avant tout, ami, retiens ce point On est le Diable, on ne le devient point." Amoureuse du Diable A Stéphane Mallarmé Il parle italien avec un accent russe. Il dit "Chère, il serait précieux que je fusse Riche, et seul, tout demain et tout après-demain. Mais riche à paver d'or monnayé le chemin De l'Enfer, et si seul qu'il vous va falloir prendre Sur vous de m'oublier jusqu'à ne plus entendre Parler de moi sans vous dire de bonne foi Qu'est-ce que ce monsieur Félice? Il vend de quoi?" Cela s'adresse à la plus blanche des comtesses. Hélas! toute grandeur, toutes délicatesses, Coeur d'or, comme l'on dit, âme de diamant, Riche, belle, un mari magnifique et charmant Qui lui réalisait toute chose rêvée, Adorée, adorable, une Heureuse, la Fée, La Reine, aussi la Sainte, elle était tout cela, Elle avait tout cela. Cet homme vint, vola Son coeur, son âme, en fit sa maÃtresse et sa chose Et ce que la voilà dans ce doux peignoir rose Avec ses cheveux d'or épars comme du feu, Assise, et ses grands yeux d'azur tristes un peu. Ce fut une banale et terrible aventure Elle quitta de nuit l'hôtel Une voiture Attendait. Lui dedans. Ils restèrent six mois Sans que personne sût où ni comment. Parfois On les disait partis à toujours. Le scandale Fut affreux. Cette allure était par trop brutale Aussi pour que le monde ainsi mis au défi N'eût pas frémi d'une ire énorme et poursuivi De ses langues les plus agiles l'insensée. Elle, que lui faisait? Toute à cette pensée, Lui, rien que lui, longtemps avant qu'elle s'enfuÃt, Ayant réalisé son avoir sept ou huit Millions en billets de mille qu'on liasse Ne pèsent pas beaucoup et tiennent peu de place. Elle avait tassé tout dans un coffret mignon Et le jour du départ, lorsque son compagnon Dont du rhum bu de trop rendait la voix plus tendre L'interrogea sur ce colis qu'il voyait pendre A son bras qui se lasse, elle répondit "Ça C'est notre bourse." O tout ce qui se dépensa! Il n'avait rien que sa beauté problématique D'autant pire et que cet esprit dont il se pique Et dont nous parlerons, comme de sa beauté, Quand il faudra... Mais quel bourreau d'argent! Prêté Gagné, volé! Car il volait à sa manière, Excessive, partant respectable en dernière Analyse, et d'ailleurs respectée, et c'était Prodigieux la vie énorme qu'il menait Quand au bout de six mois ils revinrent. Le coffre Aux millions dont plus que quatre est là qui s'offre A sa main. Et pourtant cette fois - une fois N'est pas coutume - il a gargarisé sa voix Et remplacé son geste ordinaire de prendre Sans demander, par ce que nous venons d'entendre. Elle s'étonne avec douceur et dit "Prends tout Si tu veux." Il prend tout et sort. Un mauvais goût Qui n'avait de pareil que sa désinvolture Semblait pétrir le fond même de sa nature, Et dans ses moindres mots, dans ses moindres clins d'yeux, Faisait luire et vibrer comme un charme odieux. Ses cheveux noirs étaient trop bouclés pour un homme, Ses yeux très grands, tout verts, luisaient comme à Sodome. Dans sa voix claire et lente, un serpent s'avançait, Et sa tenue était de celles que l'on sait Du vernis, du velours, trop de linge, et des bagues. D'antécédents, il en avait de vraiment vagues Ou pour mieux dire, pas. Il parut un beau soir, L'autre hiver, à Paris, sans qu'aucun pût savoir D'où venait ce petit monsieur, fort bien du reste Dans son genre et dans son outrecuidance leste. Il fit rage, eut des duels célèbres et causa Des morts de femmes par amour dont on causa. Comment il vint à bout de la chère comtesse, Par quel philtre ce gnome insuffisant qui laisse Une odeur de cheval et de femme après lui A-t-il fait d'elle cette fille d'aujourd'hui? Ah, ça, c'est le secret perpétuel que berce Le sang des dames dans son plus joli commerce, A moins que ce ne soit celui du Diable aussi. Toujours est-il que quand le tour eut réussi Ce fut du propre! Absent souvent trois jours sur quatre, Il rentrait ivre, assez lâche et vil pour la battre, Et quand il voulait bien rester près d'elle un peu, Il la martyrisait, en manière de jeu, Par l'étalage de doctrines impossibles. .......................................... "Mia, je ne suis pas d'entre les irascibles, Je suis le doux par excellence, mais tenez, Ca m'exaspère, et je le dis à votre nez, Quand je vous vois l'oeil blanc et la lèvre pincée, Avec je ne sais quoi d'étroit dans la pensée Parce que je reviens un peu soûl quelquefois. Vraiment, en seriez-vous à croire que je bois Pour boire, pour licher, comme vous autres chattes, Avec vos vins sucrés dans vos verres à pattes Et que l'Ivrogne est une forme du Gourmand? Alors l'instinct qui vous dit ça ment plaisamment Et d'y prêter l'oreille un instant, quel dommage! Dites, dans un bon Dieu de bois est-ce l'image Que vous voyez et vers qui vos voeux vont monter? L'Eucharistie est-elle un pain à cacheter Pur et simple, et l'amant d'une femme, si j'ose Parler ainsi, consiste-t-il en cette chose Unique d'un monsieur qui n'est pas son mari Et se voit de ce chef tout spécial chéri? Ah, si je bois c'est pour me soûler, non pour boire. Etre soûl, vous ne savez pas quelle victoire C'est qu'on remporte sur la vie, et quel don c'est! On oublie, on revoit, on ignore et l'on sait; C'est des mystères pleins d'aperçus, c'est du rêve Qui n'a jamais eu de naissance et ne s'achève Pas, et ne se meut pas dans l'essence d'ici; C'est une espèce d'autre vie en raccourci, Un espoir actuel, un regret qui "rapplique", "Que sais-je encore? Et quant à la rumeur publique, Au préjugé qui hue un homme dans ce cas, C'est hideux, parce que bête, et je ne plains pas Ceux ou celles qu'il bat à travers son extase, O que nenni! ......................................... Voyons, l'amour, c'est une phrase Sous un mot, - avouez, un écoute-s'il-pleut, Un calembour dont un chacun prend ce qu'il veut, Un peu de plaisir fin, beaucoup de grosse joie Selon le plus ou moins de moyens qu'il emploie, Ou pour mieux dire, au gré de son tempérament, Mais, entre nous, le temps qu'on y perd! Et comment! Vrai, c'est honteux que des personnes sérieuses Comme nous deux, avec ces vertus précieuses Que nous avons, du coeur, de l'esprit, - de l'argent, Dans un siècle que l'on peut dire intelligent Aillent!..." ........................................ Ainsi de suite, et sa fade ironie N'épargnait rien de rien dans sa blague infinie. Elle écoutait le tout avec les yeux baissés Des coeurs aimants à qui tous torts sont effacés, Hélas! L'après-demain et le demain se passent. Il rentre et dit "Altro! que voulez-vous que fassent Quatre pauvres petits millions contre un sort? Ruinés, ruinés, je vous dis! C'est la mort Dans l'âme que je vous le dis." Elle frissonne Un peu, mais sait que c'est arrivé. - "Ca, personne, Même vous, diletta, ne me croit assez sot Pour demeurer ici dedans le temps d'un saut De puce." Elle pâlit très fort et frémit presque, Et dit "Va, je sais tout." - "Alors c'est trop grotesque Et vous jouez là sans atouts avec le feu. - "Qui dit non?" - Mais Je Suis Spécial à ce jeu." - "Mais si je veux, exclame-t-elle, être damnée?" - "C'est différent, arrange ainsi ta destinée, Moi, je sors." - "Avec moi!" - "Je ne puis aujourd'hui." Il a disparu sans autre trace de lui Qu'une odeur de soufre et qu'un aigre éclat de rire. Elle tire un petit couteau. Le temps de luire Et la lame est entrée à deux lignes du coeur. Le temps de dire, en renfonçant l'acier vainqueur A toi, je t'aime!" et la Justice la recense. Elle ne savait pas que l'Enfer c'est l'absence. Amour Prière du matin A mon fils Georges Verlaine O Seigneur, exaucez et dictez ma prière, Vous la pleine Sagesse et la toute Bonté, Vous sans cesse anxieux de mon heure dernière, Et qui m'avez aimé de toute éternité, Car - ce bonheur terrible est tel, tel ce mystère Miséricordieux, que, cent fois médité, Toujours il confondit ma raison qu'il atterre, - Oui, vous m'avez aimé de toute éternité, Oui, votre grand souci, c'est mon heure dernière, Vous la voulez heureuse et pour la faire ainsi, Dès avant l'univers, dès avant la lumière, Vous préparâtes tout, ayant ce grand souci. Exaucez ma prière après l'avoir formée De gratitude immense et des plus humbles voeux, Comme un poète scande une ode bien-aimée, Comme une mère baise un fils sur les cheveux. Donnez-moi de vous plaire, et puisque pour vous plaire Il me faut être heureux, d'abord dans la douleur Parmi les hommes durs sous une loi sévère, Puis dans le ciel tout près de vous sans plus de pleur, Tout près de vous, le Père éternel, dans la joie Eternelle, ravi dans les splendeurs des saints, O donnez-moi la foi très forte, que je croie Devoir souffrir cent morts s'il plaÃt à vos desseins; Et donnez-moi la foi très douce, que j'estime N'avoir de haine juste et sainte que pour moi, Que j'aime le pécheur en détestant mon crime, Que surtout j'aime ceux de nous encor sans foi; Et donnez-moi la foi très humble, que je pleure Sur l'impropriété de tant de maux soufferts, Sur l'inutilité des grâces et sur l'heure Lâchement gaspillée aux efforts que je perds; Et que votre Esprit Saint qui sait toute nuance Rende prudent mon zèle et sage mon ardeur Donnez, juste Seigneur, avec la confiance, Donnez la méfiance à votre serviteur. Que je ne sois jamais un objet de censure Dans l'action pieuse et le juste discours; Enseignez-moi l'accent, montrez-moi la mesure; D'un scandale, d'un seul, préservez mes entours; Faites que mon exemple amène à vous connaÃtre Tous ceux que vous voudrez de tant de pauvres fous, Vos enfants sans leur Père, un état sans le MaÃtre, Et que, si je suis bon, toute gloire aille à vous; Et puis, et puis, quand tout des choses nécessaires, L'homme, la patience et ce devoir dicté, Aura fructifié de mon mieux dans vos serres, Laissez-moi vous aimer en toute charité, Laissez-moi, faites-moi de toutes mes faiblesses Aimer jusqu'à la mort votre perfection, Jusqu'à la mort des sens et de leurs mille ivresses, Jusqu'à la mort du coeur, orgueil et passion, Jusqu'à la mort du pauvre esprit lâche et rebelle Que votre volonté dès longtemps appelait Vers l'humilité sainte éternellement belle, Mais lui, gardait son rêve infernalement laid, Son gros rêve éveillé de lourdes rhétoriques, Spéculation creuse et calculs impuissants Ronflant et s'étirant en phrases pléthoriques. Ah! tuez mon esprit et mon coeur et mes sens! Place à l'âme qui croie, et qui sente et qui voie Que tout est vanité fors elle-même en Dieu; Place à l'âme, Seigneur; marchant dans votre voie Et ne tendant qu'au ciel, seul espoir et seul lieu! Et que cette âme soit la servante très douce Avant d'être l'épouse au trône non-pareil. Donnez-lui l'Oraison comme le lit de mousse Où ce petit oiseau se baigne de soleil, La paisible oraison comme la fraÃche étable Où cet agneau s'ébatte et broute dans les coins D'ombre et d'or quand sévit le midi redoutable Et que juin fait crier l'insecte dans les foins, L'oraison bien en vous, fût-ce parmi la foule, Fût-ce dans le tumulte et l'erreur des cités. Donnez-lui l'oraison qui sourde et d'où découle Un ruisseau toujours clair d'austères vérités La mort, le noir péché, la pénitence blanche, L'occasion à fuir et la grâce à guetter; Donnez-lui l'oraison d'en haut et d'où s'épanche Le fleuve amer et fort qu'il lui faut remonter Mortification spirituelle, épreuve Du feu par le désir et de l'eau par le pleur Sans fin d'être imparfaite et de se sentir veuve D'un amour que doit seule aviver la douleur, Sécheresses ainsi que des trombes de sable En travers du torrent où luttent ses bras lourds, Un ciel de plomb fondu, la soif inapaisable Au milieu de cette eau qui l'assoiffe toujours, Mais cette eau-là jaillit à la vie éternelle, Et la vague bientôt porterait doucement L'âme persévérante et son amour fidèle Aux pieds de votre Amour fidèle, ô Dieu clément! La bonne mort pour quoi Vous-Même vous mourûtes Me ressusciterait à votre éternité. Pitié pour ma faiblesse, assistez à mes luttes Et bénissez l'effort de ma débilité! Pitié, Dieu pitoyable! et m'aidez à parfaire L'oeuvre de votre Coeur adorable en sauvant L'âme que rachetaient les affres du Calvaire Père, considérez le prix de votre enfant. Ecrit en 1875 A Edmond Lepelletier J'ai naguère habité le meilleur des châteaux Dans le plus fin pays d'eau vive et de coteaux Quatre tours s'élevaient sur le front d'autant d'ailes, Et j'ai longtemps, longtemps habité l'une d'elles. Le mur, étant de brique extérieurement, Luisait rouge au soleil de ce site dormant, Mais un lait de chaux, clair comme une aube qui pleure, Tendait légèrement la voûte intérieure. O diane des yeux qui vont parler au coeur, O réveil pour les sens éperdus de langueur, Gloire des fronts d'aieuls, orgueil jeune des branches, Innocence et fierté des choses, couleurs blanches! Parmi des escaliers en vrille, tout aciers Et cuivres, luxes brefs encore émaciés, Cette blancheur bleuâtre et si douce, à m'en croire, Que relevait un peu la longue plinthe noire, S'emplissait tout le jour de silence et d'air pur Pour que la nuit y vÃnt rêver de pâle azur. Une chambre bien close, une table, une chaise, Un lit strict où l'on pût dormir juste à son aise, Du jour suffisamment et de l'espace assez, Tel fut mon lot durant les longs mois là passés, Et je n'ai jamais plaint ni les mois ni l'espace, Ni le reste, et du point de vue où je me place, Maintenant que voici le monde de retour, Ah vraiment, j'ai regret aux deux ans dans la tour! Car c'était bien la paix réelle et respectable, Ce lit dur, cette chaise unique et cette table, La paix où l'on aspire alors qu'on est bien soi, Cette chambre aux murs blancs, ce rayon sobre et coi, Qui glissait lentement en teintes apaisées Au lieu de ce grand jour diffus de vos croisées. Car à quoi bon le vain appareil et l'ennui Du plaisir, à la fin, quand le malheur a lui, Et le malheur est bien un trésor qu'on déterre Et pourquoi cet effroi de rester solitaire Qui pique le troupeau des hommes d'à présent, Comme si leur commerce était bien suffisant? Questions! Donc j'étais heureux avec ma vie, Reconnaissant de biens que nul, certes, n'envie. O fraÃcheur de sentir qu'on n'a pas de jaloux! O bonté d'être cru plus malheureux que tous! Je partageais les jours de cette solitude Entre ces deux bienfaits, la prière et l'étude, Que délassait un peu de travail manuel. Ainsi les Saints! J'avais aussi ma part de ciel, Surtout quand, revenant au jour, si proche encore, Où j'étais ce mauvais sans plus qui s'édulcore En la luxure lâche aux farces sans pardon, Je pouvais supputer tout le prix de ce don N'être plus là , parmi les choses de la foule, S'y dépensant, plutôt dupe, pierre qui roule, Mais de fait un complice à tous ces noirs péchés, N'être plus là , compter au rang des coeurs cachés, Des coeurs discrets que Dieu fait siens dans le silence, Sentir qu'on grandit bon et sage, et qu'on s'élance Du plus bas au plus haut en essors bien réglés, Humble, prudent, béni, la croissance des blés! - D'ailleurs nuls soins gênants, nulle démarche à faire. Deux fois le jour ou trois, un serviteur sévère Apportait mes repas et repartait muet. Nul bruit. Rien dans la tour jamais ne remuait Qu'une horloge au coeur clair qui battait à coups larges. C'était la liberté la seule! sans ses charges, C'était la dignité dans la sécurité! O lieu presque aussitôt regretté que quitté, Château, château magique où mon âme s'est faite, Frais séjour où se vint apaiser la tempête De ma raison allant à vau-l'eau dans mon sang Château, château qui luis tout rouge et dors tout blanc, Comme un bon fruit de qui le goût est sur mes lèvres Et désaltère encor l'arrière-soif des fièvres, O sois béni, château d'où me voilà sorti Prêt à la vie, armé de douceur et nanti De la Foi, pain et sel et manteau pour la route Si déserte, si rude et si longue, sans doute, Par laquelle il faut tendre aux innocents sommets. Et soit aimé l'Auteur de la Grâce, à jamais! Stickney. Angleterre. Un conte A Simplement, comme on verse un parfum sur une flamme Et comme un soldat répand son sang pour la patrie, Je voudrais pouvoir mettre mon coeur avec mon âme Dans un beau cantique à la sainte Vierge Marie. Mais je suis, hélas! un pauvre pécheur trop indigne, Ma voix hurlerait parmi le choeur des voix des justes Ivre encor du vin amer de la terrestre vigne, Elle pourrait offenser des oreilles augustes. Il faut un coeur pur comme l'eau qui jaillit des roches, Il faut qu'un enfant vêtu de lin soit notre emblème, Qu'un agneau bêlant n'éveille en nous aucuns reproches, Que l'innocence nous ceigne un brûlant diadème, Il faut tout cela pour oser dire vos louanges, O vous Vierge Mère, ô vous Marie Immaculée, Vous blanche à travers les battements d'ailes des anges, Qui posez vos pieds sur notre terre consolée. Du moins je ferai savoir à qui voudra l'entendre Comment il advint qu'une âme des plus égarées, Grâce à ces regards cléments de votre gloire tendre, Revint au bercail des Innocences ignorées. Innocence, ô belle après l'Ignorance inouïe, Eau claire du coeur après le feu vierge de l'âme, Paupière de grâce sur la prunelle éblouie, Désaltèrement du cerf rompu d'amour qui brame! Ce fut un amant dans toute la force du terme Il avait connu toute la chair, infâme ou vierge, Et la profondeur monstrueuse d'un épiderme, Et le sang d'un coeur, cire vermeille pour son cierge! Ce fut un athée, et qui poussait loin sa logique Tout en méprisant les fadaises qu'elle autorise, Et comme un forçat qui remâche une vieille chique Il aimait le jus flasque de la mécréantise. Ce fut un brutal, ce fut un ivrogne des rues, Ce fut un mari comme on en rencontre aux barrières; Bon que les amours premières fussent disparues, Mais cela n'excuse en rien l'excès de ses manières. Ce fut, et quel préjudice! un Parisien fade, Vous savez, de ces provinciaux cent fois plus pires Qui prennent au sérieux la plus sotte cascade Sans s'apercevoir, ô leur âme, que tu respires; Race de théâtre et de boutique dont les vices Eux-mêmes, avec leur odeur rance et renfermée, Lèveraient le coeur à des sauvages leurs complices, Race de trottoir, race d'égout et de fumée! Enfin un sot, un infatué de ce temps bête Dont l'esprit au fond consiste à boire de la bière Et par-dessus tout une folle tête inquiète, Un coeur à tous vents, vraiment mais vilement sincère. Mais sans doute, et moi j'inclinerais fort à le croire, Dans quelque coin bien discret et sûr de ce coeur même, Il avait gardé comme qui dirait la mémoire D'avoir été ces petits enfants que Jésus aime. Avait-il, - et c'est vraiment plus vrai que vraisemblable, - Conservé dans le sanctuaire de sa cervelle Votre nom, Marie, et votre titre vénérable, Comme un mauvais prêtre ornerait encor sa chapelle? Ou tout bonnement peut-être qu'il était encore, Malgré tout son vice et tout son crime et tout le reste, Cet homme très simple qu'au moins sa candeur décore En comparaison d'un monde autour que Dieu déteste. Toujours est-il que ce grand pécheur eut des conduites Folles à ce point d'en devenir trop maladroites, Si bien que les Tribunaux s'en mirent, - et les suites! Et le voyez-vous dans la plus étroite des boÃtes? Cellules! Prisons humanitaires! Il faut taire Votre horreur fadasse et ce progrès d'hypocrisie... Puis il s'attendrit, il réfléchit. Par quel mystère, O Marie, ô vous, de toute éternité choisie? Puis il se tourna vers votre Fils et vers Sa Mère. O qu'il fut heureux, mais, là , promptement, tout de suite! Que de larmes, quelle joie, ô Mère! et pour vous plaire, Tout de suite aussi le voilà qui bien vite quitte Tout cet appareil d'orgueil et de pauvres malices, Ce qu'on nomme esprit et ce qu'on nomme La science, Et les rires et les sourires où tu te plisses, Lèvre des petits exégètes de l'incroyance! Et le voilà qui s'agenouille et, bien humble, égrène Entre ses doigts fiers les grains enflammés du Rosaire, Implorant de Vous, la Mère, et la Sainte, et la Reine, L'affranchissement d'être ce charnel, ô misère! O qu'il voudrait bien ne plus savoir plus rien du monde Q'adorer obscurément la mystique sagesse, Qu'aimer le coeur de Jésus dans l'extase profonde De penser à vous en même temps pendant la Messe. O faites cela, faites cette grâce à cette âme, O vous, Vierge Mère, ô vous, Marie Immaculée, Toute en argent parmi l'argent de l'épithalame, Qui posez vos pieds sur notre terre consolée. Bournemouth A Francis Poictevin Le long bois de sapins se tord jusqu'au rivage, L'étroit bois de sapins, de lauriers et de pins, Avec la ville autour déguisée en village Chalets éparpillés rouges dans le feuillage Et les blanches villas des stations de bains. Le bois sombre descend d'un plateau de bruyère, Va, vient, creuse un vallon, puis monte vert et noir Et redescend en fins bosquets où la lumière Filtre et dore l'obscur sommeil du cimetière Qui s'étage bercé d'un vague nonchaloir. A gauche la tour lourde elle attend une flèche Se dresse d'une église invisible d'ici, L'estacade très loin; haute, la tour, et sèche C'est bien l'anglicanisme impérieux et rêche A qui l'essor du coeur vers le ciel manque aussi. Il fait un de ces temps ainsi que je les aime, Ni brume ni soleil! le soleil deviné, Pressenti, du brouillard mourant dansant à même Le ciel très haut qui tourne et fuit, rose de crème; L'atmosphère est de perle et la mer d'or fané. De la tour protestante il part un chant de cloche, Puis deux et trois et quatre, et puis huit à la fois, Instinctive harmonie allant de proche en proche, Enthousiasme, joie, appel, douleur, reproche, Avec de l'or, du bronze et du feu dans la voix Bruit immense et bien doux que le long bois écoute! La Musique n'est pas plus belle. Cela vient Lentement sur la mer qui chante et frémit toute, Comme sous une armée au pas sonne une route Dans l'écho qu'un combat d'avant-garde retient. La sonnerie est morte. Une rouge traÃnée De grands sanglots palpite et s'éteint sur la mer. L'éclair froid d'un couchant de la nouvelle année Ensanglante là -bas la ville couronnée De nuit tombante, et vibre à l'ouest encore clair. Le soir se fonce. Il fait glacial. L'estacade Frissonne et le ressac a gémi dans son bois Chanteur, puis est tombé lourdement en cascade Sur un rythme brutal comme l'ennui maussade Qui martelait mes jours coupables d'autrefois Solitude du coeur dans le vide de l'âme, Le combat de la mer et des vents de l'hiver, L'Orgueil vaincu, navré, qui râle et qui déclame, Et cette nuit où rampe un guet-apens infâme, Catastrophe flairée, avant-goût de l'Enfer!... Voici trois tintements comme trois coups de flûtes, Trois encor, trois encor! l'Angélus oublié Se souvient, le voici qui dit Paix à ces luttes! Le Verbe s'est fait chair pour relever tes chutes, Une vierge a conçu, le monde est délié! Ainsi Dieu parle par la voix de sa chapelle Sise à mi-côte à droite et sur le bord du bois... O Rome, ô Mère! Cri, geste qui nous rappelle Sans cesse au bonheur seul et donne au coeur rebelle Et triste le conseil pratique de la Croix. - La nuit est de velours. L'estacade laissée Tait par degrés son bruit sous l'eau qui refluait, Une route assez droite heureusement tracée Guide jusque chez moi ma retraite pressée Dans ce noir absolu sous le long bois muet. Janvier 1877. There A Emile Le Brun "Angels", seul coin luisant dans ce Londres du soir, Où flambe un peu de gaz et jase quelque foule, C'est drôle que, semblable à tel très dur espoir, Ton souvenir m'obsède et puissamment enroule Autour de mon esprit un regret rouge et noir Devantures, chansons, omnibus et les danses Dans le demi-brouillard où flue un goût de rhum, Décence, toutefois, le souci des cadences, Et même dans l'ivresse un certain décorum, Jusqu'à l'heure où la brume et la nuit se font denses. "Angels"! jours déjà loin, soleils morts, flots taris; Mes vieux péchés longtemps ont rôdé par tes voies, Tout soudain rougissant, misère! et tout surpris De se plaire vraiment à tes honnêtes joies, Eux pour tout le contraire arrivés de Paris! Souvent l'incompressible Enfance ainsi se joue, Fût-ce dans ce rapport infinitésimal, Du monstre intérieur qui nous crispe la joue Au froid ricanement de la haine et du mal, Ou gonfle notre lèvre amère en lourde moue. L'Enfance baptismale émerge du pécheur, Inattendue, alerte, et nargue ce farouche D'un sourire non sans franchise ou sans fraÃcheur, Qui vient, quoi qu'il en ait, se poser sur sa bouche A lui, par un prodige exquisement vengeur. C'est la Grâce qui passe aimable et nous fait signe. O la simplicité primitive, elle encor! Cher recommencement bien humble! Fuite insigne De l'heure vers l'azur mûrisseur de fruits d'or! "Angels"! ô nom revu, calme et frais comme un cygne! Un crucifix A Germain Nouveau Eglise Saint-Géry, Arras. Au bout d'un bas-côté de l'église gothique, Contre le mur que vient baiser le jour mystique D'un long vitrail d'azur et d'or finement roux, Le Crucifix se dresse, ineffablement doux, Sur sa croix peinte en vert aux arêtes dorées, Et la gloire d'or sombre en langues échancrées Flue autour de la tête et des bras étendus, Tels quatre vols de flamme en un seul confondus. La statue est en bois, de grandeur naturelle, Légèrement teintée, et l'on croirait sur elle Voir s'arrêter la vie à l'instant qu'on la voit. Merveille d'art pieux, celui qui la fit doit N'avoir fait qu'elle et s'être éteint dans la victoire L'être un bon ouvrier trois fois sûr de sa gloire. "Voilà l'homme!" Robuste et délicat pourtant. C'est bien le corps qu'il faut pour avoir souffert tant, Et c'est bien la poitrine où bat le Coeur immense Par les lèvres le souffle expirant dit "Clémence", Tant l'artiste les a disjointes saintement, Et les bras grands ouverts prouvent le Dieu clément; La couronne d'épine est énorme et cruelle Sur le front inclinant sa pâleur fraternelle Vers l'ignorance humaine et l'erreur du pécheur, Tandis que, pour noyer le scrupule empêcheur D'aimer et d'espérer comme la Foi l'enseigne, Les pieds saignent, les mains saignent, le côté saigne; On sent qu'il s'offre au Père en toute charité, Ce vrai Christ catholique éperdu de bonté, Pour spécialement sauver vos âmes tristes, Pharisiens naïfs, sincères jansénistes! - Un ami qui passait, bon peintre et bon chrétien Et bon poète aussi - les trois s'accordent bien - Vit cette oeuvre sublime, en fit une copie Exquise, et, surprenant mon regard qui l'épie, Très gracieusement chez moi vint l'oublier. Et j'ai rimé ces vers pour le remercier. - Août 1880. Ballade A propos de deux ormeaux qu'il avait A Léon Vanier Mon jardin fut doux et léger Tant qu'il fut mon humble richesse Mi-potager et mi-verger, Avec quelque fleur qui se dresse Couleur d'amour et d'allégresse, Et des oiseaux sur des rameaux, Et du gazon pour la paresse. Mais rien ne valut mes ormeaux. De ma claire salle à manger Où du vin fit quelque prouesse, Je les voyais tous deux bouger Doucement au vent qui les presse L'un vers l'autre en une caresse, Et leurs feuilles flûtaient des mots. Le clos était plein de tendresse. Mais rien ne valut mes ormeaux. Hélas! quand il fallut changer De cieux et quitter ma liesse, Le verger et le potager Se partagèrent ma tristesse, Et la fleur couleur charmeresse, Et l'herbe, oreiller de mes maux, Et l'oiseau, surent ma détresse. Mais rien ne valut mes ormeaux. Envoi Prince, j'ai goûté la simplesse De vivre heureux dans vos hameaux GaÃté, santé que rien ne blesse. Mais rien ne valut mes ormeaux. Sur un reliquaire Qu'on lui avait dérobé Seul bijou de ma pauvreté, Ton mince argent, ta perle fausse En tout quatre francs, ont tenté Quelqu'un dont l'esprit ne se hausse, Parmi ces paysans cafards A vous dégoûter d'être au monde, - Tas d'Onans et de Putiphars! - Que juste au niveau de l'immonde, Et le Témoin, et le Gardien, Le Grain d'une poussière illustre, Un ami du mien et du tien Crispe sur Lui sa main de rustre! Est-ce simplement un voleur, Ou s'il se guinde au sacrilège? Bah! ces rustiques-là ! Mais leur Gros laid vice que rien n'allège, Ne connaÃt rien que de brutal Et ne s'est jamais douté d'une Ame immortelle. Du métal, C'est tout ce qu'il voit dans la lune; Tout ce qu'il voit dans le soleil, C'est foin épais et fumier dense, Et quand éclot le jour vermeil, Il suppute timbre et quittance, Hypothèque, gens mis dedans, Placements, la dot de la fille, Crédits ouverts à deux battants Et l'usure au bout qui mordille! Donc, vol, oui, sacrilège, non. Mais le fait monstrueux existe Et pour cet ouvrage sans nom, Mon âme est immensément triste. O pour lui ramener la paix. Daignez, vous, grand saint BenoÃt Labre, Ecouter les voeux que je fais, Peur que ma foi ne se délabre En voyant ce crime impuni Rester inutile. O la Grâce, Implorez-la sur l'homme, et ni L'homme ni moi n'oublierons. Grâce! Grâce pour le pauvre larron Inconscient du péché pire! Intercédez, ô bon patron, Et qu'enfin le bon Dieu l'inspire, Que de ce débris de ce corps Exalté par la pénitence Sorte une vertu de remords, Et que l'exquis conseil le tance Et lui montre toute l'horreur Du vol et de ce vol impie Avec la torpeur et l'erreur D'un passé qu'il faut qu'il expie. Qu'il s'émeuve à ce double objet Et tremblant au son du tonnerre Respecte ce qu'il outrageait En attendant qu'il le vénère. Et que cette conversion L'amène à la foi de ses pères D'avant la Révolution. Ma Foi, dis-le-moi, tu l'espères? Ma foi, celle du charbonnier! Ainsi la veux-je, et la souhaite Au possesseur, croyons dernier, De la sainte petite boÃte! A Madame X... En lui envoyant une pensée Au temps où vous m'aimiez bien sûr? Vous m'envoyâtes, fraÃche éclose, Une chère petite rose, Frais emblème, message pur. Elle disait en son langage Les "serments du premier amour" Votre coeur à moi pour toujours Et toutes les choses d'usage. Trois ans sont passés. Nous voilà ! Mais moi j'ai gardé la mémoire De votre rose, et c'est ma gloire De penser encore à cela. Hélas! si j'ai la souvenance, Je n'ai plus la fleur, ni le coeur! Elle est aux quatre vents, la fleur. Le coeur? Mais, voici que j'y pense, Fut-il mien jamais? entre nous? Moi, le mien bat toujours le même, Il est toujours simple. Un emblème A mon tour. Dites, voulez-vous Que, tout pesé, je vous envoie, Triste sélam, mais c'est ainsi, Cette pauvre négresse-ci? Elle n'est pas couleur de joie, Mais elle est couleur de mon coeur; Je l'ai cueillie à quelque fente Du pavé captif que j'arpente En ce lieu de juste douleur. A-t-elle besoin d'autres preuves? Acceptez-la pour le plaisir. J'ai tant fait que de la cueillir, Et c'est presque une fleur-des-veuves. 1873 Un veuf parle Je vois un groupe sur la mer. Quelle mer? Celle de mes larmes. Mes yeux mouillés du vent amer Dans cette nuit d'ombre et d'alarmes Sont deux étoiles sur la mer. C'est une toute jeune femme Et son enfant déjà tout grand. Dans une barque où nul ne rame, Sans mât ni voile, en plein courant... Un jeune garçon, une femme! En plein courant dans l'ouragan! L'enfant se cramponne à sa mère Qui ne sait plus où, non plus qu'en..., Ni plus rien, et qui, folle, espère En le courant, en l'ouragan. Espérez en Dieu, pauvre folle, Crois en notre Père, petit. La tempête qui vous désole, Mon coeur de là -haut vous prédit Qu'elle va cesser, petit, folle! Et paix au groupe sur la mer, Sur cette mer de bonnes larmes! Mes yeux joyeux dans le ciel clair, Par cette nuit sans plus d'alarmes, Sont deux bons anges sur la mer. 1878 Il parle encore Ni pardon ni répit, dit le monde, Plus de place au sénat du loisir! On rend grâce et justice au désir Qui te prend d'une paix si profonde, Et l'on eût fait trêve avec plaisir, Mais la guerre est jalouse il faut vivre Ou mourir du combat qui t'enivre. Aussi bien tes voeux sont absolus Quand notre art est un mol équilibre. Nous donnons un sens large au mot libre, Et ton sens va Vite ou jamais plus. Ta prière est un ordre qui vibre; Alors nous, indolents conseilleurs, Que te dire, excepté Cherche ailleurs? Et je vois l'Orgueil et la Luxure Parmi la réponse tel un cor Dans l'éclat fané d'un vil décor, Prêtant sa rage à la flûte impure. Quel décor connu mais triste encor! C'est la ville où se caille et se lie Ce passé qu'on boit jusqu'à la lie, C'est Paris banal, maussade et blanc, Qui chantonne une ariette vieille En cuvant sa "noce" de la veille Comme un invalide sur un banc. La Luxure me dit à l'oreille Bonhomme, on vous a déjà donné. Et l'Orgueil se tait comme un damné. O Jésus, vous voyez que la porte Est fermée au Devoir qui frappait, Et que l'on s'écarte à mon aspect. Je n'ai plus qu'à prier pour la morte. Mais l'agneau, bénissez qui le paÃt! Que le thym soit doux à sa bouchette! Que le loup respecte la houlette! Et puis, bon pasteur, paissez mon coeur Il est seul désormais sur la terre, Et l'horreur de rester solitaire Le distrait en l'étrange langueur D'un espoir qui ne veut pas se taire, Et l'appelle aux prés qu'il ne faut pas. Donnez-lui de n'aller qu'en vos pas. Ballade En rêve Au docteur Louis Jullien J'ai rêvé d'elle, et nous nous pardonnions Non pas nos torts, il n'en est en amour, Mais l'absolu de nos opinions Et que la vie ait pour nous pris ce tour. Simple elle était comme au temps de ma cour, En robe grise et verte et voilà tout, J'aimais toujours les femmes dans ce goût. Et son langage était sincère et coi. Mais quel émoi de me dire au débout J'ai rêvé d'elle et pas elle de moi. Elle ni moi nous ne nous résignions A plus souffrir pas plus tard que ce jour. O nous revoir encore compagnons, Chacun étant descendu de sa tour Pour un baiser bien payé de retour! Le beau projet! Et nous étions debout, Main dans la main, avec du sang qui bout Et chante un fier donec gratus. Mais quoi? C'était un songe, ô tristesse et dégoût! J'ai rêvé d'elle et pas elle de moi. Et nous suivions tes luisants fanions, Soie et satin, ô Bonheur vainqueur, pour Jusqu'à la mort, que d'ailleurs nous niions. J'allais par les chemins en troubadour, Chantant, ballant, sans craindre ce pandour Qui vous saute à la gorge et vous découd. Elle évoquait la chère nuit d'Août Où son aveu bas et lent me fit roi. Moi, j'adorais ce retour qui m'absout. J'ai rêvé d'elle et pas elle de moi. Envoi Princesse elle est sans doute à l'autre bout Du monde où règne et persiste ma foi. Amen, alors, puisqu'à mes dam et coût, J'ai rêvé d'elle et pas de moi! Adieu Hélas! je n'étais pas fait pour cette haine Et pour ce mépris plus forts que moi que j'ai. Mais pourquoi m'avoir fait cet agneau sans laine Et pourquoi m'avoir fait ce coeur outragé? J'étais né pour plaire à toute âme un peu fière, Sorte d'homme en rêve et capable du mieux, Parfois tout sourire et parfois tout prière, Et toujours des cieux attendris dans les yeux; Toujours la bonté des caresses sincères, En dépit de tout et quoi qu'il y parût, Toujours la pudeur des hontes nécessaires Dans l'argent brutal et les stupeurs du rut; Toujours le pardon, toujours le sacrifice! J'eus plus d'un des torts, mais j'avais tous les soins. Votre mère était tendrement ma complice, Qui voyait mes torts et mes soins, elle, au moins. Elle n'aimait pas que par vous je souffrisse. Elle est morte et j'ai prié sur son tombeau; Mais je doute fort qu'elle approuve et bénisse La chose actuelle et trouve cela beau. Et j'ai peur aussi, nous en terre, de croire Que le pauvre enfant, votre fils et le mien, Ne vénérera pas trop votre mémoire, O vous sans égard pour le mien et le tien. Je n'étais pas fait pour dire de ces choses, Moi dont la parole exhalait autrefois Un épithalame en des apothéoses, Ce chant du matin où mentait votre voix. J'étais, je suis né pour plaire aux nobles âmes, Pour les consoler un peu d'un monde impur, Cimier d'or chanteur et tunique de flammes, Moi le Chevalier qui saigne sur azur, Moi qui dois mourir d'une mort douce et chaste Dont le cygne et l'aigle encor seront jaloux, Dans l'honneur vainqueur malgré ce vous néfaste, Dans la gloire aussi des Illustres Epoux! Novembre 1886. Ballade En l'honneur de Louise Michel Madame et Pauline Roland, Chariotte, Théroigne, Lucile, Presque Jeanne d'Arc, étoilant Le front de la foule imbécile, Nom des cieux, coeur divin qu'exile Cette espèce de moins que rien France bourgeoise au dos facile, Louise Michel est très bien. Elle aime le Pauvre âpre et franc Ou timide, elle est la faucille Dans le blé mûr pour le pain blanc Du Pauvre, et la sainte Cécile Et la Muse rauque et gracile Du Pauvre et son ange gardien A ce simple, à cet indocile. Louise Michel est très bien. Gouvernements de maltalent, Mégathérium ou bacille, Soldat brut, robin insolent, Ou quelque compromis fragile, Géant de boue aux pieds d'argile, Tout cela son courroux chrétien L'écrase d'un mépris agile. Louise Michel est très bien. Envoi Citoyenne! votre évangile On meurt pour! c'est l'Honneur! et bien Loin des Taxil et des Bazile, Louise Michel est très bien. A Louis II de Bavière Roi, le seul vrai roi de ce siècle, salut, Sire, Qui voulûtes mourir vengeant votre raison Des choses de la politique, et du délire De cette Science intruse dans la maison, De cette Science assassin de l'Oraison Et du Chant et de l'Art et de toute la Lyre, Et simplement et plein d'orgueil en floraison Tuâtes en mourant, salut, Roi, bravo, Sire! Vous fûtes un poète, un soldat, le seul Roi De ce siècle où les rois se font si peu de chose, Et le martyr de la Raison selon la Foi. Salut à votre très unique apothéose, Et que votre âme ait son fier cortège, or et fer, Sur un air magnifique et joyeux de Wagner. Parsifal A Jules Tellier Parsifal a vaincu les Filles, leur gentil Babil et la luxure amusante - et sa pente Vers la Chair de garçon vierge que cela tente D'aimer les seins légers et ce gentil babil; Il a vaincu la Femme belle, au coeur subtil, Etalant ses bras frais et sa gorge excitante; Il a vaincu l'Enfer et rentre sous la tente Avec un lourd trophée à son bras puéril, Avec la lance qui perça le Flanc suprême! Il a guéri le roi, le voici roi lui-même, Et prêtre du très saint Trésor essentiel. En robe d'or il adore, gloire et symbole, Le vase pur où resplendit le Sang réel. - Et, ô ces voix d'enfants chantant dans la coupole! Saint Graal A Léon Bloy Parfois je sens, mourant des temps où nous vivons, Mon immense douleur s'enivrer d'espérance. En vain l'heure honteuse ouvre des trous profonds, En vain bâillent sous nous les désastres sans fonds Pour engloutir l'abus de notre âpre souffrance, Le sang de Jésus-Christ ruisselle sur France. Le précieux Sang coule à flots de ses autels Non encor renversés, et coulerait encore Le fussent-ils, et quand nos malheurs seraient tels Que les plus forts, cédant à ces effrois mortels, Eux-mêmes subiraient la loi qui déshonore, De l'ombre des cachots il jaillirait encore. Il coulerait encor des pierres des cachots, Descellerait l'horreur des ciments, doux et rouge Suintement, torrent patient d'oraisons, D'expiation forte et de bonnes raisons Contre les lâchetés et les "feux sur qui bouge!" Et toute guillotine et cette Gueuse rouge!... Torrent d'amour du Dieu d'amour et de douceur, Fût-ce parmi l'horreur de ce monde moqueur, Fleuve rafraÃchissant de feu qui désaltère, Source vive où s'en vient ressusciter le coeur Même de l'assassin, même de l'adultère, Salut de la patrie, ô sang qui désaltère! "Gais et contents" A Charles Vesseron Une chanson folle et légère Comme le drapeau tricolore Court furieusement dans l'air, Fifrant une France âpre encor. Sa gaÃté qui rit d'elle-même Et du reste en passant se moque Pourtant veut bien dire Tandem! Et vaticine Le grand choc. Ecoutez! le flonflon se pare Des purs accents de la Patrie, Espèce de chant du départ Du gosse effrayant de Paris. Il est le rhythme, il est la joie, Il est la Revanche essayée, Il est l'entrain, il est tout, quoi! Jusqu'au juron luron qui sied, Jusqu'au cri de reconnaissance Qu'on pousse quand il faut qu'on meure De sang-froid, dans tout son bon sens, Avec de l'honneur plein son coeur! A Fernand Langlois Vous vous êtes penché sur ma mélancolie, Non comme un indiscret, non comme un curieux, Et vous avez surpris la clef de ma folie, Tel un consolateur attentif et pieux; Et vous avez ouvert doucement ma serrure, Y mettant tout le temps, non ainsi qu'un voleur, Mais ainsi que quelqu'un qui préserve et rassure Un triste possesseur peut-être recéleur. Soyez aimé d'un coeur plus veuf que toutes veuves, Qui n'avait plus personne en qui pleurer vraiment, Soyez béni d'une âme errant au bord des fleuves Consolateurs si mal avec leur air dormant; Que soient suivis des pas d'un but à la dérive Hier encor, vos pas eux-mêmes tristes, ô Si tristes, mais que si bien tristes! et que vive Encore, alors! mais par vous pour Dieu, ce roseau, Cet oiseau, ce roseau sous cet oiseau, ce blême Oiseau sur ce pâle roseau fleuri jadis, Et pâle et sombre, spectre et sceptre noir Moi-même! Surrexit hodie, non plus de profundis. Fiat! La défaillance a fini. Le courage Revient. Sur votre bras permettez qu'appuyé Je marche en la fraÃcheur de l'expirant orage, Moi-même comme qui dirait défoudroyé. Là , je vais mieux. Tantôt le calme s'en va naÃtre. Il naÃt. Si vous voulez, allons à petits pas, Devisant de la vie et d'un bonheur peut-être Non, sans doute, impossible, en somme, n'est-ce pas? Oui, causons de bonheur, mais vous? pourquoi si triste Vous aussi? Vous si jeune et si triste, ô pourquoi, Dites? Mais cela vous regarde, et si j'insiste C'est uniquement pour vous plaire et non pour moi. Discrétion sans borne, immense sympathie! C'est l'heure précieuse, elle est unique, elle est Angélique. Tantôt l'avez-vous pressentie? Avez-vous comme su - moi je l'ai - qu'il fallait Peut-être bien, sans doute, et quoique, et puisque, en somme, Eprouvant tant d'estime et combien de pitié, Laisser monter en nous, fleur suprême de l'homme, Franchement, largement, simplement, l'Amitié. Délicatesse A Mademoiselle Rachilde Tu nous rends l'égal des héros et des dieux, Et, nous procurant d'être les seuls dandies, Fais de nos orgueils des sommets radieux, Non plus ces foyers de troubles incendies. Tu brilles et luis, vif astre aux rayons doux, Sur l'horizon noir d'une lourde tristesse. Par toi surtout nous plaisons au Dieu jaloux, Choisie, une, fleur du Bien, Délicatesse! Plus fière fierté, plus pudique pudeur Qui ne sais rougir à force d'être fière, Qui ne peux que vaincre en ta sereine ardeur, Vierge ayant tout su, très paisible guerrière. Musique pour l'âme et parfum pour l'esprit, Vertu qui n'es qu'un nom, mais le nom d'un ange, Noble dame guidant au ciel qui sourit Notre immense effort de parmi cette fange. Angélus de midi Je suis dur comme un juif et têtu comme lui, Littéral, ne faisant le bien qu'avec ennui, Quand je le fais, et prêt à tout le mal possible; Mon esprit s'ouvre et s'offre, on dirait une cible; Je ne puis plus compter les chutes de mon coeur; La charité se fane aux doigts de la langueur; L'ennemi m'investit d'un fossé d'eau dormante; Un parti de mon être a peur et parlemente Il me faut à tout prix un secours prompt et fort. Ce fort secours, c'est vous, maÃtresse de la mort Et reine de la vie, ô Vierge immaculée, Qui tendez vers Jésus la Face constellée Pour lui montrer le Sein de toutes les douleurs Et tendez vers nos pas, vers nos ris, vers nos pleurs Et vers nos vanités douloureuses les paumes Lumineuses, les Mains répandeuses de baumes. Marie, ayez pitié de moi qui ne vaux rien Dans le chaste combat du Sage et du Chrétien; Priez pour mon courage et pour qu'il persévère, Pour de la patience, en cette longue guerre, A supporter le froid et le chaud des saisons; Ecartez le fléau des mauvaises raisons; Rendez-moi simple et fort, inaccessible aux larmes, Indomptable à la peur; mettez-moi sous les armes, Que j'écrase, puisqu'il le faut, et broie enfin Tous les vains appétits, et la soif et la faim, Et l'amour sensuel, cette chose cruelle, Et la haine encor plus cruelle et sensuelle, Faites-moi le soldat rapide de vos voeux, Que pour vous obéir soit le rien que je peux, Que ce que vous voulez soit tout ce que je puisse! J'immolerai comme en un calme sacrifice Sur votre autel honni jadis, baisé depuis, Le mauvais que je fus, le lâche que je suis. La sale vanité de l'or qu'on a, l'envie D'en avoir mais pas pour le Pauvre, cette vie Pour soi, quel soi! l'affreux besoin de plaire aux gens, L'affreux besoin de plaire aux gens trop indulgents, Hommes prompts aux complots, femmes tôt adultères, Tous préjugés, mourez sous mes mains militaires! Mais pour qu'un bien beau fruit récompense ma paix, Fleurisse dans tout moi la fleur des divins Mais, Votre amour, Mère tendre, et votre culte tendre. Ah! vous aimer, n'aimer Dieu que par vous, ne tendre A lui qu'en vous sans plus aucun détour subtil, Et mourir avec vous tout près. Ainsi soit-il! A Léon Valade Douze longs ans ont lui depuis les jours si courts Où le même devoir nous tenait côte à côte! Hélas! les passions dont mon coeur s'est fait l'hôte Furieux ont troublé ma paix de ces bons jours; Et j'ai couru bien loin de nos calmes séjours Au pourchas du Bonheur, ne trouvant que la Faute; Le vaste monde autour de ma fuite trop haute Fondait en vains aspects, ronflait en vains discours... - L'Orgueil, fol hippogriffe, a replié ses ailes; Un coeur nouveau fleurit au feu des humbles zèles Dans mon sein visité par la foudre de Dieu. Mais l'antique amitié, simple, joyeuse, exacte, Pendant tout mon désastre, à toute heure, en tout lieu, - J'en suis fier, mon Valade, - entre nous tint ce pacte. 1881 A Ernest Delahaye Dieu, nous voulant amis parfaits, nous fit tous deux Gais de cette gaÃté qui rit pour elle-même, De ce rire absolu, colossal et suprême, Qui s'esclaffe de tous et ne blesse aucun d'eux. Tous deux nous ignorons l'égoïsme hideux Qui nargue ce prochain même qu'il faut qu'on aime Comme soi-même tels les termes du problème, Telle la loi totale au texte non douteux. Et notre rire étant celui de l'innocence, Il éclate et rugit dans la toute-puissance D'un bon orage plein de lumière et d'air frais. Pour le soin du Salut, qui me pique et m'inspire, J'estime que, parmi nos façons d'être prêts, Il nous faut mettre au rang des meilleures ce rire. A Emile Blémont La vindicte bourgeoise assassinait mon nom Chinoisement, à coups d'épingle, quelle affaire! Et la tempête allait plus âpre dans mon verre. D'ailleurs du seul grief, Dieu bravé, pas un non, Pas un oui, pas un mot! L'Opinion sévère Mais juste s'en moquait autant qu'une guenon De noix vides. Ce boeuf bavant sur son fanon, Le Public, mâchonnait ma gloire... encore à faire. L'heure était tentatrice, et plusieurs d'entre ceux Qui m'aimaient, en dépit de Prudhomme complice, Tournèrent carrément, furent de mon supplice, Ou se turent, la Peur les trouvant paresseux. Mais vous, du premier jour vous fûtes simple, brave, Fidèle; et dans un coeur bien fait cela se grave. A Charles de Sivry Mon Charles, autrefois mon frère, et pardieu bien! Encore tel malgré toutes les lois ensemble, Te souvient-il d'un amoureux qui n'ose et tremble Et verse le secret de son coeur dans le tien? Ah, de vivre! Et te souvient-il du fameux Sage, Austère avec douceur, en route, croyait-il, Pour un beau Bethléem littéral et subtil, Entre un berger naïf et quelque très haut mage? - L'amoureux est un veuf orgueilleux. Ah, de vivre! Le sage a suspendu son haleine et son livre, N'aspirant plus en Dieu que par la bonne mort. Et pourtant, pourtant comme ils sont toujours le même Homme du chaste espoir de justes noces qu'aime Ou non celle qui sous sa tombe d'oubli dort! A Emmanuel Chabrier Chabrier, nous faisions, un ami cher et moi, Des paroles pour vous qui leur donniez des ailes, Et tous trois frémissions quand, pour bénir nos zèles, Passait l'Ecce deus et le Je ne sais quoi. Chez ma mère charmante et divinement bonne, Votre génie improvisait au piano, Et c'était tout autour comme un brûlant anneau De sympathie et d'aise aimable qui rayonne. Hélas! ma mère est morte et l'ami cher est mort. Et me voici semblable au chrétien près du port, Qui surveille les tout derniers écueils du monde, Non toutefois sans saluer à l'horizon Comme une voile sur le large au blanc frisson, Le souvenir des frais instants de paix profonde. A Edmond Thomas Mon ami, vous m'avez, quoiqu'encore si jeune, Vu déjà bien divers, mais ondoyant jamais! Direct et bref, oui tels les Juins suivent les Mais, Ou comme un affamé de la veille déjeune. Homme de primesault et d'excès, je le suis, D'aventure et d'erreur, allons, je le concède, Soit, bien, mais illogique ou mol ou lâche ou tiède En quoi que ce soit, le dire, je ne le puis, Je ne le dois! Et ce serait le plus impie Péché contre le Saint-Esprit, que rien n'expie, Pour ma foi que l'amour éclaire de son feu, Et pour mon coeur d'or pur le mensonge suprême, Puisqu'il n'est de justice, après l'Eglise et Dieu, Que celle qu'on se fait, à confesse, soi-même. A Charles Morice Impérial, royal, sacerdotal, comme une République Française en ce Quatre-vingt-treize Brûlant empereur, roi, prêtre dans sa fournaise, Avec la danse, autour, de la grande Commune; L'étudiant et sa guitare et sa fortune A travers les décors d'une Espagne mauvaise Mais blanche de pieds nains et noire d'yeux de braise, Héroïque au soleil et folle sous la lune; Néoptolème, âme charmante et chaste tête, Dont je serais en même temps le Philoctète Au coeur ulcéré plus encor que sa blessure, Et, pour un conseil froid et bon parfois, l'Ulysse; Artiste pur, poète où la gloire s'assure; Cher aux femmes, cher aux Lettres, Charles Morice! A Maurice du Plessys Je vous prends à témoin entre tous mes amis, Vous qui m'avez connu dès l'extrême infortune, Que je fus digne d'elle, à Dieu seul tout soumis, Sans criard désespoir ni jactance importune, Simple dans mon mépris pour des revanches viles Et dans l'immense effort en détournant leurs coups, Calme à travers ces sortes de guerres civiles Où la Faim et l'Honneur eurent leurs tours jaloux, Et, n'est-ce pas, bon juge, et fier! mon du Plessys, Qu'en l'amer combat que la gloire revendique, L'Honneur a triomphé de sorte magnifique? Aimez-moi donc, aimez, quels que soient les soucis Plissant parfois mon front et crispant mon sourire, Ma haute pauvreté plus chère qu'un empire. A propos d'un "centenaire" de Calderon 1600-1681 A José Maria de Heredia Ce poète terrible et divinement doux, Plus large que Corneille et plus haut que Shakespeare, Grand comme Eschyle avec ce souffle qui l'inspire, Ce Calderon mystique et mythique est à nous. Oui, cette gloire est nôtre et nous voici jaloux De le dire bien haut à ce siècle en délire Calderon, catholique avant tout, noble lyre Et saints accents, et bon catholique avant tous, Salut! Et qu'est ce bruit fâcheux d'académies, De concours, de discours, autour de ce grand mort En éveil parmi tant de choses endormies? Laissez rêver, laissez penser son Oeuvre fort Qui plane, loin d'un siècle impie et ridicule, Au-dessus, au delà des colonnes d'Hercule! Mai 1881. A Victor Hugo En lui envoyant "sagesse" Nul parmi vos flatteurs d'aujourd'hui n'a connu Mieux que moi la fierté d'admirer votre gloire Votre nom m'enivrait comme un nom de victoire, Votre oeuvre, je l'aimais d'un amour ingénu. Depuis, la Vérité m'a mis le monde à nu. J'aime Dieu, son Eglise, et ma vie est de croire Tout ce que vous tenez, hélas! pour dérisoire, Et j'abhorre en vos vers le Serpent reconnu. J'ai changé. Comme vous. Mais d'une autre manière. Tout petit que je suis j'avais aussi le droit D'une évolution, la bonne, la dernière. Or, je sais la louange, ô maÃtre, que vous doit L'enthousiasme ancien; la voici franche, pleine, Car vous me fûtes doux en des heures de peine. Saint Benoit-Joseph Labre Jour de la Canonisation Comme l'Eglise est bonne en ce siècle de haine, D'orgueil et d'avarice et de tous les péchés, D'exalter aujourd'hui le caché des cachés, Le doux entre les doux à l'ignorance humaine Et le mortifié sans pair que la Foi mène, Saignant de pénitence et blanc d'extase, chez Les peuples et les saints, qui, tous sens détachés, Fit de la Pauvreté son épouse et sa reine, Comme un autre Alexis, comme un autre François, Et fut le Pauvre affreux, angélique, à la fois Pratiquant la douceur, l'horreur de l'Evangile! Et pour ainsi montrer au monde qu'il a tort Et que les pieds crus d'or et d'argent sont d'argile, Comme l'Eglise est tendre et que Jésus est fort! Paraboles Soyez béni, Seigneur, qui m'avez fait chrétien Dans ces temps de féroce ignorance et de haine; Mais donnez-moi la force et l'audace sereine De vous être à toujours fidèle comme un chien, De vous être l'agneau destiné qui suit bien Sa mère et ne sait faire au pâtre aucune peine, Sentant qu'il doit sa vie encore, après sa laine, Au maÃtre, quand il veut utiliser ce bien, Le poisson, pour servir au Fils de monogramme, L'ânon obscur qu'un jour en triomphe il monta, Et, dans ma chair, les porcs qu'à l'abÃme il jeta. Car l'animal, meilleur que l'homme et que la femme, En ces temps de révolte et de duplicité, Fait son humble devoir avec simplicité. Sonnet héroïque La Gueule parle "L'or, et puis encore l'or, Toujours l'or, et la viande, et les vins, et la viande, Et l'or pour les vins fins et la viande, on demande Un trou sans fond pour l'or toujours et l'or encor!" La Panse dit "A moi la chute du trésor! La viande, et les vins fins, et l'or, toute provende, A moi! Dégringolez dans l'outre toute grande Ouverte du Seigneur Nabuchodonosor!" L'Oeil est de pur cristal dans les suifs de la face Il brille, net et franc, près du vrai, rouge et faux, Seule perfection parmi tous les défauts. L'Ame attend vainement un remords efficace, Et dans l'impénitence agonise de faim Et de soif, et sanglote en pensant à LA FIN. Drapeau vrai A Raymond de la Tailbède Le soldat qui sait bien et veut bien son métier Sera l'homme qu'il faut au Devoir inflexible Le Devoir, qu'il combatte ou qu'il tire à la cible, Qu'il s'essore à la mort ou batte un plat sentier; Le Devoir, qu'il subisse et l'aime! un ordre altier Ou repousse le bas conseil de tel horrible Dégoût; le Devoir bon, le Devoir dur, le crible Où restent les défauts de l'homme tout entier; Le Devoir saint, la fière et douce Obéissance, Rappel de la Famille en dépit de la France Actuelle, au mépris de cette France-là ! Famille, foyer, France antique et l'immortelle, Le Devoir seul devoir, le Soldat qu'appela D'avance cette France or l'Espérance est telle. Pensée du soir A Ernest Raynaud Couché dans l'herbe pâle et froide de l'exil, Sous les ifs et les pins qu'argente le grésil, Ou bien errant, semblable aux formes que suscite Le rêve, par l'horreur du paysage scythe, Tandis qu'autour, pasteurs de troupeaux fabuleux, S'effarouchent les blancs Barbares aux yeux bleus, Le poète de l'art d'Aimer, le tendre Ovide Embrasse l'horizon d'un long regard avide Et contemple la mer immense tristement. Le cheveu poussé rare et gris que le tourment Des bises va mêlant sur le front qui se plisse, L'habit troué livrant la chair au froid, complice, Sous l'aigreur du sourcil tordu l'oeil terne et las, La barbe épaisse, inculte et presque blanche, hélas! Tous ces témoins qu'il faut d'un deuil expiatoire Disent une sinistre et lamentable histoire D'amour excessif, d'âpre envie et de fureur Et quelque responsabilité d'Empereur. Ovide morne pense à Rome et puis encore A Rome que sa gloire illusoire décore. Or, Jésus! vous m'avez justement obscurci Mais n'étant pas Ovide, au moins je suis ceci. Paysages A Anatole Baju Au pays de mon père on voit des bois sans nombre. Là des loups font parfois luire leurs yeux dans l'ombre Et la myrtille est noire au pied du chêne vert. Noire de profondeur, sur l'étang découvert, Sous la bise soufflant balsamiquement dure L'eau saute à petits flots, minéralement pure. Les villages de pierre ardoisière aux toits bleus Ont leur pacage et leur labourage autour d'eux. Du bétail non pareil s'y fait des chairs friandes Sauvagement un peu parmi les hautes viandes; Et l'habitant, grâce à la Foi sauve, est heureux. Au pays de ma mère est un sol plantureux Où l'homme, doux et fort, vit prince de la plaine De patients travaux pour quelles moissons pleine, Avec, rares, des bouquets d'arbres et de l'eau. L'industrie a sali par places ce tableau De paix patriarcale et de campagne dense Et compromis jusqu'à des points cette abondance, Mais l'ensemble est resté, somme toute, très bien. Le peuple est froid et chaud, non sans un fond chrétien. Belle, très au dessus de toute la contrée, Se dresse éperdument la tour démesurée D'un gothique beffroi sur le ciel balancé Attestant les devoirs et les droits du passé, Et tout en haut de lui le grand lion de Flandre Hurle en cris d'or dans l'air moderne "Osez les prendre!" Le pays de mon rêve est un site charmant Qui tient des deux aspects décrits précédemment Quelque âpreté se mêle aux saveurs géorgiques. L'amour et le loisir même sont énergiques, Calmes, équilibrés sur l'ordre et le devoir. La vierge en général s'abstient du nonchaloir Dangereux aux vertus, et l'amant qui la presse A coutume avant tout d'éviter la paresse Où le vice puisa ses larmes en tout temps, Si bien qu'en mon pays tous les coeurs sont contents, Sont, ou plutôt étaient. Au coeur ou dans la tête, La tempête est venue. Est-ce bien la tempête? Et tous cas, il y eut de la grêle et du feu, Et la misère, et comme un abandon de Dieu. La mortalité fut sur les mères taries Des troupeaux rebutés par l'herbe des prairies Et les jeunes sont morts après avoir langui D'un sort qu'on croyait parti d'où, jeté par qui? Dans les champs ravagés la terre diluée Comme une pire mer flotte en une buée. Des arbres détrempés les oiseaux sont partis, Laissant leurs nids et des squelettes de petits. D'amours de fiancés, d'union des ménages Il n'est plus question dans mes tristes parages. Mais la croix des clochers doucement toujours luit, Dans les cages plus d'une cloche encor bruit, Et, béni signal d'espérance et de refuge, L'arc-en-ciel apparaÃt comme après le déluge. Lucien Létinois I Mon fils est mort. J'adore, ô mon Dieu, votre loi. Je vous offre les pleurs d'un coeur presque parjure; Vous châtiez bien fort et parferez la foi Qu'alanguissait l'amour pour une créature. Vous châtiez bien fort. Mon fils est mort, hélas! Vous me l'aviez donné, voici que votre droite Me le reprend à l'heure où mes pauvres pieds las Réclamaient ce cher guide en cette route étroite. Vous me l'aviez donné, vous me le reprenez Gloire à vous! J'oubliais beaucoup trop votre gloire Dans la langueur d'aimer mieux les trésors donnés Que le Munificent de toute cette histoire. Vous me l'aviez donné, je vous le rends très pur, Tout pétri de vertu, d'amour et de simplesse. C'est pourquoi, pardonnez, Terrible, à celui sur Le coeur de qui, Dieu fort, sévit cette faiblesse. Et laissez-moi pleurer et faites-moi bénir L'élu dont vous voudrez certes que la prière Rapproche un peu l'instant si bon de revenir A lui dans Vous, Jésus, après ma mort dernière. II Car vraiment j'ai souffert beaucoup! Débusqué, traqué comme un loup Qui n'en peut plus d'errer en chasse Du bon repos, du sûr abri, Et qui fait des bonds de cabri Sous les coups de toute une race. La Haine et l'Envie et l'Argent, Bons limiers au flair diligent, M'entourent, me serrent. Ca dure Depuis des jours, depuis des mois, Depuis des ans! DÃner d'émois, Souper d'effrois, pitance dure! Mais, dans l'horreur du bois natal, Voici le Lévrier fatal, La Mort. - Ah! la bête et la brute! - Plus qu'à moitié mort, moi, la Mort Pose sur moi sa patte et mord Ce coeur, sans achever la lutte! Et je reste sanglant, tirant Mes pas saignants vers le torrent Qui hurle à travers mon bois chaste. Laissez-moi mourir au moins, vous, Mes frères pour de bon, les Loups! - Que ma soeur, la Femme, dévaste. III O la Femme! Prudent, sage, calme ennemi, N'exagérant jamais ta victoire à demi, Tuant tous les blessés, pillant tout le butin, Et répandant le fer et la flamme au lointain, Ou bon ami, peu sûr mais tout de même bon, Et doux, trop doux souvent, tel un feu de charbon Qui berce le loisir, vous l'amuse et l'endort, Et parfois induit le dormeur en telle mort. Délicieuse par quoi l'âme meurt aussi! Femme à jamais quittée, ô oui! reçois ici, Non sans l'expression d'un injuste regret, L'insulte d'un qu'un seul remords ramènerait. Mais comme tu n'as pas de remords plus qu'un if N'a d'ombre vive, c'est l'adieu définitif, Arbre fatal sous quoi gÃt mal l'Humanité, Depuis Eden pour jusqu'à Ce Jour Irrité. IV J'ai la fureur d'aimer. Mon coeur si faible est fou. N'importe quand, n'importe quel et n'importe où, Qu'un éclair de beauté, de vertu, de vaillance Luise, il s'y précipite, il y vole, il s'y lance, Et, le temps d'une étreinte, il embrasse cent fois L'être ou l'objet qu'il a poursuivi de son choix; Puis, quand l'illusion a replié son aile, Il revient triste et seul bien souvent, mais fidèle, Et laissant aux ingrats quelque chose de lui, Sang ou chair. Mais, sans plus mourir dans son ennui, Il embarque aussitôt pour l'Ãle des Chimères Et n'en apporte rien que des larmes amères Qu'il savoure, et d'affreux désespoirs d'un instant, Puis rembarque. - Il est brusque et volontaire tant Qu'en ses courses dans les infinis il arrive, Navigateur têtu, qu'il va droit à la rive, Sans plus s'inquiéter que s'il n'existait pas De l'écueil proche qui met son esquif à bas. Mais lui, fait de l'écueil un tremplin et dirige Sa nage vers le bord. L'y voilà . Le prodige Serait qu'il n'eût pas fait avidement le tour, Du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au jour, Et le tour et le tour encor du promontoire, Et rien! Pas d'arbres ni d'herbes, pas d'eau pour boire, La faim, la soif, et les yeux brûlés du soleil, Et nul vestige humain, et pas un coeur pareil! Non pas à lui, - jamais il n'aura son semblable - Mais un coeur d'homme, un coeur vivant, un coeur palpable, Fût-il faux, fût-il lâche, un coeur! quoi, pas un coeur! Il attendra, sans rien perdre de sa vigueur Que la fièvre soutient et l'amour encourage, Qu'un bateau montre un bout de mât dans ce parage, Et fera des signaux qui seront aperçus, Tel il raisonne. Et puis fiez-vous là -dessus! - Un jour il restera non vu, l'étrange apôtre. Mais que lui fait la mort, sinon celle d'un autre? Ah, ses morts! Ah, ses morts, mais il est plus mort qu'eux! Quelque fibre toujours de son esprit fougueux Vit dans leur fosse et puise une tristesse douce; Il les aime comme un oiseau son nid de mousse; Leur mémoire est son cher oreiller, il y dort, Il rêve d'eux, les voit, cause avec et n'en sort Plein d'eux que pour encor quelque effrayante affaire. J'ai la fureur d'aimer. Qu'y faire? Ah, laisser faire! V O ses lettres d'alors! les miennes elles-mêmes! Je ne crois pas qu'il soit des choses plus suprêmes. J'étais, je ne puis dire mieux, vraiment très bien, Ou plutôt, je puis dire tout, vraiment chrétien. J'éclatais de sagesse et de sollicitude, Mettant tout mon souci pieux, toute l'étude Dont tout mon être était capable, à confirmer Cette âme dans l'effort de prier et d'aimer. Oui, j'étais devant Dieu qui m'écoute, si j'ose Le dire, quel que soit l'orgueil fou que suppose Un tel serment juré sur sa tête qui dort, Pur comme un saint et mûr pour cette bonne mort Qu'aujourd'hui j'entrevois à travers bien des doutes. Mais lui! ses lettres! l'ange ignorant de nos routes, Le pur esprit vêtu d'une innocente chair! O souvenir de tous peut-être mon plus cher! Mots frais, la phrase enfant, style naïf et chaste Où marche la vertu dans la sorte de faste, Déroulement d'encens, cymbales de cristal, Qui sied à la candeur de cet âge natal, Vingt ans! Trois ans après il naissait dans la gloire Eternelle, emplissant à jamais ma mémoire. VI Mon fils est brave il va sur son cheval de guerre, Sans reproche et sans peur par la route du bien, Un dur chemin d'embûche et de piège où naguère Encore il fut blessé mais vainquit en chrétien. Mon fils est fier en vain sa jeunesse et sa force L'invitent au plaisir par les langueurs du soir, Mon enfant se remet, rit de la vile amorce, Et, les yeux en avant, aspire au seul devoir. Mon fils est bon un jour que du bout de son aile Le soupçon d'une faute effleurait mes cheveux, Mon enfant, pressentant l'angoisse paternelle, S'en vint me consoler en de nobles aveux. Mon fils est fort son coeur était méchant, maussade, Irrité, dépité; mon enfant dit "Tout beau, Ceci ne sera pas. Au médecin, malade!" Vint au prêtre, et partit avec un coeur nouveau. Mais surtout que mon fils est beau! Dieu l'environne De lumière et d'amour, parce qu'il fut pieux Et doux et digne encor de la Sainte Couronne Réservée aux soldats du combat pour les cieux. Chère tête un instant courbée, humiliée Sous le verbe éternel du Règne triomphant, Sois bénie à présent que réconciliée. - Et je baise le front royal de mon enfant! VII O l'odieuse obscurité Du jour le plus gai de l'année Dans la monstrueuse cité Où se fit notre destinée! Au lieu du bonheur attendu, Quel deuil profond, quelles ténèbres! J'en étais comme un mort et tu Flottais en des pensers funèbres. La nuit croissait avec le jour Sur notre vitre et sur notre âme, Tel un pur, un sublime amour Qu'eût étreint la luxure infâme; Et l'affreux brouillard refluait Jusqu'en la chambre où la bougie Semblait un reproche muet Pour quelque lendemain d'orgie. Un remords de péché mortel Serrait notre coeur solitaire... Puis notre désespoir fut tel Que nous oubliâmes la terre, Et que pensant au seul Jésus Né rien que pour nous ce jour même, Notre foi prenant le dessus Nous éclaira du jour suprême. - Bonne tristesse qu'aima Dieu! Brume dont se voilait la Grâce, Crainte que l'éclat de son feu Ne fatiguât notre âme lasse. Délicates attentions D'une Providence attendrie!... O parfois encore soyons Ainsi tristes, âme chérie! VIII Tout en suivant ton blanc convoi, je me disais Pourtant C'est vrai, Dieu t'a repris quand tu faisais Sa joie et dans l'éclair de ta blanche innocence. Plus tard la Femme eût mis sans doute en sa puissance Ton coeur ardent vers elle affrontée un moment Seulement et t'ayant laissé le tremblement D'elle, et du trouble en l'âme à cause d'une étreinte; Mais tu t'en détournas bientôt par noble crainte Et revins à la simple, à la noble Vertu, Tout entier à fleurir, lys un instant battu Des passions, et plus viril après l'orage, Plus magnifique pour le céleste suffrage Et la gloire éternelle... Ainsi parlait ma foi. Mais quelle horreur de suivre, ô toi! ton blanc convoi! IX Il patinait merveilleusement, S'élançant, qu'impétueusement! R'arrivant si joliment vraiment. Fin comme une grande jeune fille, Brillant, vif et fort, telle une aiguille, La souplesse, l'élan d'une anguille. Des jeux d'optique prestigieux, Un tourment délicieux des yeux, Un éclair qui serait gracieux. Parfois il restait comme invisible, Vitesse en route vers une cible Si lointaine, elle-même invisible... Invisible de même aujourd'hui. Que sera-t-il advenu de lui? Que sera-t-il advenu de lui? X La Belle au Bois dormait. Cendrillon sommeillait. Madame Barbe-bleue? elle attendait ses frères; Et le petit Poucet, loin de l'ogre si laid, Se reposait sur l'herbe en chantant des prières. L'Oiseau couleur-de-temps planait dans l'air léger Qui caresse la feuille au sommet des bocages Très nombreux, tout petits, et rêvant d'ombrager Semaille, fenaison, et les autres ouvrages. Les fleurs des champs, les fleurs innombrables des champs, Plus belles qu'un jardin où l'Homme a mis ses tailles, Ses coupes et son goût à lui, - les fleurs des gens! - Flottaient comme un tissu très fin dans l'or des pailles, Et, fleurant simple, ôtaient au vent sa crudité, Au vent fort mais alors atténué, de l'heure Où l'après-midi va mourir. Et la bonté Du paysage au coeur disait Meurs ou demeure! Les blés encore verts, les seigles déjà blonds Accueillaient l'hirondelle en leur flot pacifique. Un tas de voix d'oiseaux criait vers les sillons Si doucement qu'il ne faut pas d'autre musique... Peau-d'Ane rentre. On bat la retraite - écoutez! - Dans les états voisins de Riquet-à -la-Houppe, Et nous joignons l'auberge, enchantés, esquintés, Le bon coin où se coupe et se trempe la soupe! XI Je te vois encore à cheval Tandis que chantaient les trompettes, Et ton petit air martial Chantait aussi quand les trompettes; Je te vois toujours en treillis Comme un long Pierrot de corvée Très élégant sous le treillis, D'une allure toute trouvée; Je te vois autour des canons, Frêles doigts dompteurs de colosses, Grêle voix pleine de crés noms, Bras chétifs vainqueurs de colosses; Et je te rêvais une mort Militaire, sûre et splendide, Mais Dieu vint qui te fit la mort Confuse de la typhoïde... Seigneur, j'adore vos desseins, Mais comme ils sont impénétrables! Je les adore, vos desseins, Mais comme ils sont impénétrables! XII Le petit coin, le petit nid Que j'ai trouvés, Les grands espoirs que j'ai couvés, Dieu les bénit. Les heures des fautes passées Sont effacées Au pur cadran de mes pensées. L'innocence m'entoure et toi Simplicité. Mon coeur par Jésus visité Manque de quoi? Ma pauvreté, ma solitude, Pain dur, lit rude, Quel soin jaloux! l'exquise étude! L'âme aimante au coeur fait exprès, Ce dévouement, Viennent donner un dénouement Calme et si frais A la détresse de ma vie Inassouvie D'avoir satisfait toute envie! Seigneur, ô merci. N'est-ce pas La bonne mort? Aimez mon patient effort Et nos combats. Les miens et moi, le ciel nous voie. Par l'humble voie Entrer, Seigneur, dans Votre joie. XIII Notre essai de culture eut une triste fin, Mais il fit mon délice un long temps et ma joie J'y voyais se développer ton être fin Dans ce bon travail qui bénit ceux qu'il emploie; J'y voyais ton profil fluet sur l'horizon Marcher comme à pas vifs derrière la charrue, Gourmandant les chevaux ainsi que de raison, Sans colère, et criant diah et criant hue; Je te voyais herser, rouler, faucher parfois, Consultant les anciens, inquiet d'un nuage, L'hiver à la batteuse ou liant dans nos bois. Je t'aidais, vite hors d'haleine et tout en nage. Le dimanche, en l'éveil des cloches, tu suivais Le chemin de jardins pour aller à la Messe; Après midi, l'auberge une heure où tu buvais Pour dire, et puis la danse aux soirs de grand'liesse... Hélas! tout ce bonheur que je croyais permis, Vertu, courage à deux, non mépris de la foule Mais pitié d'elle avec très peu de bons amis, Croula dans des choses d'argent comme un mur croule. Après, tu meurs! - Un dol sans pair livre à la Faim Ma fierté, ma vigueur, et la gloire apparue... Ah! frérot! est-ce enfin là -haut ton spectre fin Qui m'appelle à grands bras derrière la charrue? XIV Puisque encore déjà la sottise tempête, Explique alors la chose, ô malheureux poète. Je connus cet enfant, mon amère douceur, Dans un pieux collège où j'étais professeur. Ses dix-sept ans mutins et maigres, sa réelle Intelligence, et la pureté vraiment belle Que disaient et ses yeux et son geste et sa voix, Captivèrent mon coeur et dictèrent mon choix De lui pour fils, puisque, mon vrai fils, mes entrailles, On me le cache en manière de représailles Pour je ne sais quels torts charnels et surtout pour Un fier départ à la recherche de l'amour Loin d'une vie aux platitudes résignée! Oui, surtout et plutôt pour ma fuite indignée En compagnie illustre et fraternelle vers Tous les points du physique et moral univers, - Il paraÃt que des gens dirent jusqu'à Sodome, - Où mourussent les cris de Madame Prudhomme! Je lui fis part de mon dessein. Il accepta. Il avait des parents qu'il aimait, qu'il quitta D'esprit pour être mien, tout en restant son maÃtre Et maÃtre de son coeur, de son âme peut-être, Mais de son esprit, plus. Ce fut bien, ce fut beau Et c'eût été trop bon, n'eût été le tombeau. En même temps que toutes mes idées, Les bonnes! entraient dans son esprit, précédées De l'Amitié jonchant leur passage de fleurs, De lui, simple et blanc comme un lys calme aux couleurs D'innocence candide et d'espérance verte, L'Exemple descendait sur mon âme entr'ouverte Et sur mon coeur qu'il pénétrait, plein de pitié, Par un chemin semé des fleurs de l'Amitié Exemple des vertus joyeuses, la franchise, La chasteté, la foi naïve dans l'Eglise, Exemple des vertus austères, vivre en Dieu, Le chérir en tout temps et le craindre en tout lieu, Sourire, que l'instant soit léger ou sévère, Pardonner, qui n'est pas une petite affaire! Cela dura six ans, puis l'ange s'envola, Dès lors je vais hagard et comme ivre. Voilà . XV Cette adoption de toi pour mon enfant Puisque l'on m'avait volé mon fils réel, Elle n'était pas dans les conseils du ciel, Je me le suis dit, en pleurant, bien souvent; Je me le suis dit toujours devant ta tombe Noire de fusains, blanche de marguerites, Elle fut sans doute un de ces démérites Cause de ces maux où voici que je tombe. Ce fut, je le crains, un faux raisonnement. A bien réfléchir je n'avais pas le droit, Pour me consoler dans mon chemin étroit, De te choisir, même ô si naïvement, Même ô pour ce plan d'humble vertu cachée Quelques champs autour d'une maison sans faste Que connaÃt le pauvre, et sur un bonheur chaste La grâce de Dieu complaisamment penchée! Fallait te laisser pauvre et gai dans ton nid, Ne pas te mêler à mes jeux orageux, Et souffrir l'exil en proscrit courageux, L'exil loin du fils né d'un amour bénit. Il me reviendrait, le fils des justes noces, A l'époque d'être au moment d'être un homme, Quand il comprendrait, quand il sentirait comme Son père endura de sottises féroces! Cette adoption fut le fruit défendu; J'aurais dû passer dans l'odeur et le frais De l'arbre et du fruit sans m'arrêter auprès. Le ciel m'a puni... J'aurais dû, j'aurais dû! XVI Ce portrait qui n'est pas ressemblant, Qui fait roux tes cheveux noirs plutôt, Qui fait rose ton teint brun plutôt, Ce pastel, comme il est ressemblant! Car il peint la beauté de ton âme, La beauté de ton âme un peu sombre Mais si claire au fond que, sur mon âme, Il a raison de n'avoir pas d'ombre. Tu n'étais pas beau dans le sens vil Qu'il paraÃt qu'il faut pour plaire aux dames, Et pourtant, de face et de profil, Tu plaisais aux hommes comme aux femmes. Ton nez certes n'était pas si droit, Mais plus court qu'il n'est dans le pastel, Mais plus vivant que dans le pastel, Mais aussi long et droit que de droit. Ta lèvre et son ombre de moustache Fut rouge moins qu'en cette peinture Où tu n'as pas du tout de moustache, Mais c'est ta souriance si pure. Ton port de cou n'était pas si dur, Mais flexible, et d'un aigle et d'un cygne; Car ta fierté parfois primait sur Ta douceur dive et ta grâce insigne. Mais tes yeux, ah, tes yeux, c'est bien eux, Leur regard triste et gai c'est bien lui, Leur éclat apaisé, c'est bien lui, Ces sourcils orageux, que c'est eux! Ah! portrait qu'en tous les lieux j'emporte Où m'emporte une fausse espérance, Ah, pastel spectre, te voir m'emporte Où? parmi tout, jouissance et transe! O l'élu de Dieu, priez pour moi, Toi qui sur terre étais mon bon ange; Car votre image, plein d'alme émoi, Je la vénère d'un culte étrange. XVII De la gare d'Auteuil et des trains de jadis T'amenant chaque jour, venus de La Chapelle? Jadis déjà ! Combien pourtant je me rappelle Mes stations au bas du rapide escalier Dans l'attente de toi, sans pouvoir oublier Ta grâce en descendant les marches, mince et leste Comme un ange le long de l'échelle céleste, Ton sourire amical ensemble et filial, Ton serrement de main cordial et loyal, Ni tes yeux d'innocent, doux mais vifs, clairs et sombres, Qui m'allaient droit au coeur et pénétraient mes ombres. Après les premiers mots de bonjour et d'accueil, Mon vieux bras dans le tien, nous quittions cet Auteuil Et, sous les arbres pleins d'une gente musique, Notre entretien était souvent métaphysique. O tes forts arguments, ta foi du charbonnier! Non sans quelque tendance, ô si franche! à nier, Mais si vite quittée au premier pas du doute! Et puis nous rentrions, plus que lents, par la route Un peu des écoliers, chez moi, chez nous plutôt, Y déjeuner de rien, fumailler vite et tôt, Et dépêcher longtemps une vague besogne. Mon pauvre enfant, ta voix dans le bois de Boulogne! XVIII Il m'arrivait souvent, seul avec ma pensée, - Pour le fils de son nom tel un père de chair, - D'aimer à te rêver dans un avenir cher La parfaite, la belle et sage fiancée. Je cherchais, je trouvais, jamais content assez, Amoureux tout d'un coup et prompt à me reprendre, Tour à tour confiant et jaloux, froid et tendre, Me crispant en soupçons, plein de soins empressés, Prenant ta cause enfin jusqu'à tenir ta place, Tant j'étais tien, que dis-je là ? tant j'étais toi, Un toi qui t'aimait mieux, savait mieux qui et quoi, Discernait ton bonheur de quel coeur perspicace! Puis, comme ta petite femme s'incarnait, Toute prête, vertu, bon nom, grâce et le reste, O nos projets! voici que le Père céleste, Mieux informé, rompit le mariage net, Et ravit, pour la Seule épouse, pour la Gloire Eternelle, ton âme aux plus ultimes cieux, En attendant que ressuscite glorieux Ton corps, aimable et fin compagnon de victoire. XIX Tu mourus dans la salle Serre, A l'hospice de la Pitié On avait jugé nécessaire De t'y mener mort à moitié. J'ignorais cet acte funeste. Quand j'y courus et que j'y fus, Ce fut pour recueillir le reste De ta vie en propos confus. Et puis, et puis, je me rappelle Comme d'hier, en vérité Nous obtenons qu'à la chapelle, Un service en noir soit chanté Les cierges autour de la bière Flambent comme des yeux levés Dans l'extase d'une prière Vers des paradis retrouvés La croix du tabernacle et celle De l'absoute luisent ainsi Qu'un espoir infini que scelle La Parole et le Sang aussi; La bière est blanche qu'illumine La cire et berce le plain-chant De promesse et de paix divine, Berceau plus frêle et plus touchant. XX Si tu ne mourus pas entre mes bras, Ce fut tout comme, et de ton agonie J'en vis assez, ô détresse infinie! Tu délirais, plus pâle que tes draps Tu me tenais, d'une voix trop lucide, Des propos doux et fous, "que j'étais mort, Que c'était triste", et tu serrais très fort Ma main tremblante, et regardais à vide; Je me tournais, n'en pouvant plus de pleurs, Mais ta fièvre voulait suivre son thème, Tu m'appelais par mon nom de baptême, Puis ce fut tout, ô douleur des douleurs! J'eusse en effet dû mourir à ta place, Toi debout, là , présidant nos adieux!... Je dis cela faute de dire mieux. Et pardonnez, Dieu juste, à mon audace. XXI L'affreux Ivry dévorateur A tes reliques dans sa terre Sous de pâles fleurs sans odeur Et des arbres nains sans mystère. Je laisse les charniers flétris Où gÃt la moitié de Paris. Car, mon fils béni, tu reposes Sur le territoire d'Ivry - Commune, où, du moins, mieux encloses, Les tombes dorment à l'abri Du flot des multitudes bêtes Les dimanches, jeudis et fêtes. Le cimetière est trivial Dans la campagne révoltante, Mais je sais le coin lilial Où ton corps a planté sa tente. - Ami, je viens parler à toi. - Commence par prier pour moi. Bien pieusement je me signe Devant la croix de pierre et dis En sanglotant à chaque ligne Un très humble De Profundis. - Alors ta belle âme est sauvée? - Mais par quel désir éprouvée! Les fleurettes du jardinet Sont bleuâtres et rose tendre Et blanches, et l'on reconnaÃt Des soins qu'il est juste d'attendre. - Le désir, sans doute, de Dieu? Oui, rien n'est plus dur que ce feu. Les couronnes renouvelées Semblent d'agate et de cristal; Des feuilles d'arbres des allées Tournent dans un grand vent brutal. - Comme tu dois souffrir, pauvre âme! - Rien n'est plus doux que cette flamme. Voici le soir gris qui descend; Il faut quitter le cimetière, Et je m'éloigne en t'adressant Une invocation dernière - Ame vers Dieu, pensez à moi. - Commence par prier pour toi. XXII O Nouvelle-Forêt! nom de féerie et d'armes! Le mousquet a souvent rompu philtres et charmes Sous tes rameaux où le rossignol s'effarait. O Shakspeare! ô Cromwell! ô Nouvelle-Forêt! Nom désormais joli seulement, plus tragique Ni magique, mais, par une aimable logique, Encadrant Lymington, vieux bourg, le plus joli Et le plus vieux des bourgs jadis guerriers, d'un pli D'arbres sans nombre vains de leur grâce hautaine, Avec la mer qui rêve haut, pas très lointaine, Comme un puissant écho des choses d'autrefois. J'y vécus solitaire, ou presque, quelques mois, Solitaire et caché, - comme, tapi sous l'herbe, Tout ce passé dormant aux pieds du bois superbe - Non sans, non plus, dans l'ombre et le silence fiers, Moi, le cri sourd de mes avant-derniers hiers, Passion, ironie, atroce grosse joie! Non sans, non plus, sur la dive corde de soie Et d'or du coeur désormais pur, cette chanson, La meilleure! d'amour filial au frisson Béni certes. - O ses lettres dans la semaine Par la boÃte vitrée, et que fou je promène, Fou de plaisir, à travers bois, les relisant Cent fois. - Et cet Ivry-commune d'à -présent! XXIII Ta voix grave et basse Pourtant était douce Comme du velours, Telle, en ton discours, Sur de sombre mousse De belle eau qui passe. Ton rire éclatait Sans gêne et sans art, Franc, sonore et libre. Tel, au bois qui vibre, Un oiseau qui part Trillant son motet. Cette voix, ce rire Font dans ma mémoire Qui te voit souvent Et mort et vivant Comme un bruit de gloire Dans quelque martyre. Ma tristesse en toi S'égaie à ces sons Qui disent "Courage!" Au coeur que l'orage Emplit des frissons De quel triste émoi! Orage, ta rage, Tais-la, que je cause Avec mon ami Qui semble endormi, Mais qui se repose En un conseil sage... XXIV O mes morts tristement nombreux Qui me faites un dôme ombreux De paix, de prière et d'exemple, Comme autrefois le Dieu vivant Daigna vouloir qu'un humble enfant Se sanctifiât dans le temple. O mes morts penchés sur mon coeur Pitoyables à sa langueur, Père, mère, âmes angéliques, Et toi qui fus mieux qu'une soeur, Et toi, jeune homme de douceur Pour qui ces vers mélancoliques, Et vous tous, la meilleure part De mon âme, dont le départ Flétrit mon heure la meilleure, Amis que votre heure faucha, O mes morts, voyez que déjà Il se fait temps qu'aussi je meure. Car plus rien sur terre qu'exil! Et pourquoi Dieu retire-t-il Le pain lui-même de ma bouche, Sinon pour me rejoindre à vous Dans son sein redoutable et doux, Loin de ce monde âpre et farouche. Aplanissez-moi le chemin, Venez me prendre par la main, Soyez mes guides dans la gloire, Ou bien plutôt, - Seigneur vengeur! - Priez pour un pauvre pécheur Indigne encor du Purgatoire. Batignolles Un grand bloc de grès; quatre noms mon père Et ma mère et moi, puis mon fils bien tard, Dans l'étroite paix du plat cimetière Blanc et noir et vert, au long du rempart. Cinq tables de grès; le tombeau nu, fruste, En un carré long, haut d'un mètre et plus, Qu'une chaÃne entoure et décore juste, Au bas du faubourg qui ne bruit plus. C'est de là que la trompette de l'ange Fera se dresser nos corps ranimés Pour la vie enfin qui jamais ne change, O vous, père et mère et fils bien-aimés. A Georges Verlaine Ce livre ira vers toi comme celui d'Ovide S'en alla vers la Ville. Il fut chassé de Rome; un coup bien plus perfide Loin de mon fils m'exile. Te reverrai-je? Et quel? Mais quoi! moi mort ou non, Voici mon testament Crains Dieu, ne hais personne, et porte bien ton nom Qui fut porté dûment. Parallèlement Préface "Parallèlement" à Sagesse, Amour, et aussi à Bonheur qui va suivre et conclure. Après viendront, si Dieu le permet, des oeuvres impersonnelles avec l'intimité latérale d'un long Et coetera plus que probable. Ceci devait être dit pour répondre aux objections que pourrait soulever le ton particulier du présent fragment d'un ensemble en train. Dédicace Vous souvient-il, cocodette un peu mûre Qui gobergez vos flemmes de bourgeoise, Du temps joli quand, gamine un peu sure, Tu m'écoutais, blanc-bec fou qui dégoise? Gardâtes-vous fidèle la mémoire, O grasse en des jerseys de poult-de-soie, De t'être plu jadis à mon grimoire, Cour par écrit, postale petite oye? Avez-vous oublié, Madame Mère, Non, n'est-ce pas, même en vos bêtes fêtes, Mes fautes de goût, mais non de grammaire, Au rebours de tes chères lettres bêtes? Et quand sonna l'heure des justes noces, Sorte d'Ariane qu'on me dit lourde, Mes yeux gourmands et mes baisers féroces A tes nennis faisant l'oreille sourde? Rappelez-vous aussi, s'il est loisible A votre coeur de veuve mal morose, Ce moi toujours tout prêt, terrible, horrible, Ce toi mignon prenant goût à la chose, Et tout le train, tout l'entrain d'un manège Qui par malheur devint notre ménage. Que n'avez-vous, en ces jours-là , que n'ai-je Compris les torts de votre et de mon âge! C'est bien fâcheux me voici, lamentable Epave éparse à tous les flots du vice, Vous voici, toi, coquine détestable, Et ceci fallait que je l'écrivisse! Allégorie Un très vieux temple antique s'écroulant Sur le sommet indécis d'un mont jaune, Ainsi qu'un roi déchu pleurant son trône, Se mire, pâle, au tain d'un fleuve lent. Grâce endormie et regard somnolent, Une naïade âgée, auprès d'un aulne, Avec un brin de saule agace un faune Qui lui sourit, bucolique et galant. Sujet naïf et fade qui m'attristes, Dis, quel poète entre tous les artistes, Quel ouvrier morose t'opéra, Tapisserie usée et surannée, Banale comme un décor d'opéra, Factice, hélas! comme ma destinée? Les amies I. Sur le balcon Toutes deux regardaient s'enfuir les hirondelles L'une pâle aux cheveux de jais, et l'autre blonde Et rose, et leurs peignoirs légers de vieille blonde Vaguement serpentaient, nuages, autour d'elles. Et toutes deux, avec des langueurs d'asphodèles, Tandis qu'au ciel montait la lune molle et ronde, Savouraient à longs traits l'émotion profonde Du soir et le bonheur triste des coeurs fidèles. Telles, leurs bras pressant, moites, leurs tailles souples, Couple étrange qui prend pitié des autres couples, Telles, sur le balcon, rêvaient les jeunes femmes. Derrière elles, au fond du retrait riche et sombre, Emphatique comme un trône de mélodrame Et plein d'odeurs, le Lit, défait, s'ouvrait dans l'ombre. II. Pensionnaires L'une avait quinze ans, l'autre en avait seize; Toutes deux dormaient dans la même chambre C'était par un soir très lourd de septembre Frêles, des yeux bleus, des rougeurs de fraise. Chacune a quitté, pour se mettre à l'aise, La fine chemise au frais parfum d'ambre, La plus jeune étend les bras, et se cambre, Et sa soeur, les mains sur ses seins, la baise, Puis tombe à genoux, puis devient farouche Et tumultueuse et folle, et sa bouche Plonge sous l'or blond, dans les ombres grises; Et l'enfant, pendant ce temps-là , recense Sur ses doigts mignons des valses promises. Et, rose, sourit avec innocence. III. Per amica silentia Les longs rideaux de blanche mousseline Que la lueur pâle de la veilleuse Fait fluer comme une vague opaline Dans l'ombre mollement mystérieuse, Les grands rideaux du grand lit d'Adeline Ont entendu, Claire, ta voix rieuse, Ta douce voix argentine et câline Qu'une autre voix enlace, furieuse. "Aimons, aimons!" disaient vos voix mêlées, Claire, Adeline, adorables victimes Du noble voeu de vos âmes sublimes. Aimez, aimez! ô chères Esseulées, Puisqu'en ces jours de malheur, vous encore, Le glorieux Stigmate vous décore. IV. Printemps Tendre, la jeune femme rousse, Que tant d'innocence émoustille, Dit à la blonde jeune fille Ces mots, tout bas, d'une voix douce "Sève qui monte et fleur qui pousse, Ton enfance est une charmille Laisse errer mes doigts dans la mousse Où le bouton de rose brille, Laisse-moi, parmi l'herbe claire, Boire les gouttes de rosée Dont la fleur tendre est arrosée, - Afin que le plaisir, ma chère, Illumine ton front candide Comme l'aube l'azur timide." V. Eté Et l'enfant répondit, pâmée Sous la fourmillante caresse De sa pantelante maÃtresse "Je me meurs, ô ma bien-aimée! Je me meurs ta gorge enflammée Et lourde me soûle et m'oppresse; Ta forte chair d'où sort l'ivresse Est étrangement parfumée; Elle a, ta chair, le charme sombre Des maturités estivales, - Elle en a l'ambre, elle en a l'ombre; Ta voix tonne dans les rafales, Et ta chevelure sanglante Fuit brusquement dans la nuit lente." VI. Sappho Furieuse, les yeux caves et les seins roides, Sappho, que la langueur de son désir irrite, Comme une louve court le long des grèves froides, Elle songe à Phaon, oublieuse du Rite, Et, voyant à ce point ses larmes dédaignées, Arrache ses cheveux immenses par poignées; Puis elle évoque, en des remords sans accalmies, Ces temps où rayonnait, pure, la jeune gloire De ses amours chantés en vers que la mémoire De l'âme va redire aux vierges endormies Et voilà qu'elle abat ses paupières blêmies Et saute dans la mer où l'appelle la Moire, - Tandis qu'au ciel éclate, incendiant l'eau noire, La pâle Séléné qui venge les Amies. Filles I. A la princesse Roukhine "Capellos de Angelos." Friandise espagnole. C'est une laide de Boucher Sans poudre dans sa chevelure, Follement blonde et d'une allure Vénuste à tous nous débaucher. Mais je la crois mienne entre tous, Cette crinière tant baisée, Cette cascatelle embrasée Qui m'allume par tous les bouts. Elle est à moi bien plus encor Comme une flamboyante enceinte Aux entours de la porte sainte, L'alme, la dive toison d'or! Et qui pourrait dire ce corps Sinon moi, son chantre et son prêtre, Et son esclave humble et son maÃtre Qui s'en damnerait sans remords, Son cher corps rare, harmonieux, Suave, blanc comme une rose Blanche, blanc de lait pur, et rose Comme un lys sous de pourpres cieux? Cuisses belles, seins redressants, Le dos, les reins, le ventre, fête Pour les yeux et les mains en quête Et pour la bouche et tous les sens? Mignonne, allons voir si ton lit A toujours sous le rideau rouge L'oreiller sorcier qui tant bouge Et les draps fous. O vers ton lit! II. Séguidille Brune encore non eue, Je te veux presque nue Sur un canapé noir Dans un jaune boudoir, Comme en mil huit cent trente. Presque nue et non nue A travers une nue De dentelles montrant Ta chair où va courant Ma bouche délirante. Je te veux trop rieuse Et très impérieuse, Méchante et mauvaise et Pire s'il te plaisait, Mais si luxurieuse! Ah, ton corps noir et rose Et clair de lune! Ah, pose Ton coude sur mon coeur, Et tout ton corps vainqueur, Tout ton corps que j'adore! Ah, ton corps; qu'il repose Sur mon âme morose Et l'étouffe s'il peut, Si ton caprice veut, Encore, encore, encore! Splendides, glorieuses, Bellement furieuses Dans leurs jeunes ébats, Fous mon orgueil en bas Sous tes fesses joyeuses! III. Casta Piana Tes cheveux bleus aux dessous roux, Tes yeux très durs qui sont trop doux, Ta beauté qui n'en est pas une, Tes seins que busqua, que musqua Un diable cruel et jusqu'à Ta pâleur volée à la lune, Nous ont mis dans tous nos états, Notre-Dame du galetas Que l'on vénère avec des cierges Non bénits, les Ave non plus Récités lors des angélus Que sonnent tant d'heures peu vierges. Et vraiment tu sens le fagot Tu tournes un homme en nigaud, En chiffre, en symbole, en un souffle, Le temps de dire ou de faire oui, Le temps d'un bonjour ébloui, Le temps de baiser ta pantoufle. Terrible lieu, ton galetas! On t'y prend toujours sur le tas A démolir quelque maroufle, Et, décanillés, ces amants, Munis de tous les sacrements, T'y penses moins qu'à ta pantoufle! T'as raison! Aime-moi donc mieux Que tous ces jeunes et ces vieux Qui ne savent pas la manière, Moi qui suis dans ton mouvement, Moi qui connais le boniment Et te voue une cour plénière! Ne fronce plus ces sourcils-ci, Casta, ni cette bouche-ci, Laisse-moi puiser tous tes baumes, Piana, sucrés, salés, poivrés, Et laisse-moi boire, poivrés, Salés, sucrés, tes sacrés baumes. IV. Auburn "Et des châtaignes aussi." Chanson de Malbrouk. Tes yeux, tes cheveux indécis, L'arc mal précis de tes sourcils, La fleur pâlotte de ta bouche, Ton corps vague et pourtant dodu, Te donnent un air peu farouche A qui tout mon hommage est dû. Mon hommage, ah, parbleu! tu l'as. Tous les soirs, quels joie et soulas, O ma très sortable châtaine, Quand vers mon lit tu viens, les seins Roides, et quelque peu hautaine, Sûre de mes humbles desseins. Les seins roides sous la chemise, Fière de la fête promise A tes sens partout et longtemps. Heureuse de savoir ma lèvre, Ma main, mon tout, impénitents De ces péchés qu'un fol s'en sèvre! Sûre de baisers savoureux Dans le coin des yeux, dans le creux Des bras et sur le bout des mammes, Sûre de l'agenouillement Vers ce buisson ardent des femmes Follement, fanatiquement! Et hautaine puisque tu sais Que ma chair adore à l'excès Ta chair et que tel est ce culte Qu'après chaque mort, - quelle mort! - Elle renaÃt, dans quel tumulte! Pour mourir encore et plus fort. Oui, ma vague, sois orgueilleuse Car radieuse ou sourcilleuse, Je suis ton vaincu, tu m'as tien Tu me roules comme la vague Dans un délice bien païen, Et tu n'es pas déjà si vague? V. A Mademoiselle*** Rustique beauté Qu'on a dans les coins, Tu sens bon les foins, La chair et l'été. Tes trente-deux dents De jeune animal Ne vont point trop mal A tes yeux ardents. Ton corps dépravant Sous tes habits courts, - Retroussés et lourds, Tes seins en avant, Tes mollets farauds, Ton buste tentant, - Gai, comme impudent, Ton cul ferme et gros, Nous boutent au sang Un feu bête et doux Qui nous rend tout fous, Croupe, rein et flanc. Le petit vacher Tout fier de son cas, Le maÃtre et ses gas, Les gas du berger, Je meurs si je mens, Je les trouve heureux, Tous ces culs-terreux, D'être tes amants. VI. A Madame*** Vos narines qui vont en l'air, Non loin de vos beaux yeux quelconques, Sont mignonnes comme ces conques Du bord de mer de bains de mer; Un sourire moins franc qu'aimable Découvre de petites dents, Diminutifs outrecuidants De celles d'un loup de la fable; Bien en chair, lente avec du chien, On remarque votre personne, Et votre voix fine résonne Non sans des agréments très bien; De la grâce externe et légère Et qui me laissait plutôt coi Font de vous un morceau de roi, O de roi non absolu, chère! Toujours est-il, regret ou non, Que je ne sais pourquoi mon âme Par ces froids pense à vous, Madame De qui je ne sais plus le nom. Révérence parler I. Prologue d'un livre dont il ne paraÃtra que les extraits ci-après Ce n'est pas de ces dieux foudroyés, Ce n'est pas encore une infortune Poétique autant qu'inopportune O lecteur de bon sens, ne fuyez! On sait trop tout le prix du malheur Pour le perdre en disert gaspillage. Vous n'aurez ni mes traits ni mon âge, Ni le vrai mal secret de mon coeur. Et de ce que ces vers maladifs Furent faits en prison, pour tout dire, On ne va pas crier au martyre. Que Dieu vous garde des expansifs! On vous donne un livre fait ainsi. Prenez-le pour ce qu'il vaut en somme. C'est l'oegri somnium d'un brave homme Etonné de se trouver ici. On y met, avec la "bonne foy", L'orthographe à peu près qu'on possède Regrettant de n'avoir à son aide Que ce prestige d'être bien soi. Vous lirez ce libelle tel quel, Tout ainsi que vous feriez d'un autre. Ce voeu bien modeste est le seul nôtre, N'étant guère après tout criminel. Un mot encore, car je vous dois Quelque lueur en définitive Concernant la chose qui m'arrive Je compte parmi les maladroits. J'ai perdu ma vie et je sais bien Que tout blâme sur moi s'en va fondre A cela je ne puis que répondre Que je suis vraiment né Saturnien. II. Impression fausse Dame souris trotte, Noire dans le gris du soir, Dame souris trotte Grise dans le noir. On sonne la cloche, Dormez, les bons prisonniers! On sonne la cloche Faut que vous dormiez. Pas de mauvais rêve, Ne pensez qu'à vos amours. Pas de mauvais rêve Les belles toujours! Le grand clair de lune! On ronfle ferme à côté. Le grand clair de lune En réalité! Un nuage passe, Il fait noir comme en un four. Un nuage passe. Tiens, le petit jour! Dame souris trotte, Rose dans les rayons bleus. Dame souris trotte Debout, paresseux! III. Autre La cour se fleurit de souci Comme le front De tous ceux-ci Qui vont en rond En flageolant sur leur fémur Débilité Le long du mur Fou de clarté. Tournez, Samsons sans Dalila, Sans Philistin, Tournez bien la Meule au destin. Vaincu risible de la loi, Mouds tour à tour Ton coeur, ta foi Et ton amour! Ils vont! et leurs pauvres souliers Font un bruit sec, Hum JohnHenry « Doc » Holliday, né le 14 août 1851 à Griffin et mort le 8 novembre 1887 à Glenwood Springs est un dentiste, joueur et criminel américain [1].Il est notamment connu pour sa participation à la fusillade d'O.K. Corral en
La bataille du camp de César 7-8 août 1793 vit l'armée de la coalition dirigée par le prince Josias de Saxe-Cobourg-Saalfeld tenter d'envelopper une armée française républicaine sous Charles Edward Jennings de Kilmaine . Les colonnes autrichiennes , britanniques et hanovriennes numériquement supérieures des Habsbourg convergent vers le camp français fortifié, mais Kilmaine décide sagement de s'éclipser vers Arras . L' escarmouche de la guerre de la première coalition s'est déroulée près de Cambrai , en France , et du village de Marquion situé à 12 kilomètres 7 mi au nord-ouest de Cambrai. Adam Philippe, comte de Custine , l'ancien commandant de l' armée du Nord est envoyé à Paris , où il est bientôt arrêté et guillotiné . Kilmaine a été invité à diriger l'armée jusqu'à l'arrivée d'un remplaçant permanent. Deux colonnes autrichiennes ont entrepris de frapper le front français tandis qu'une colonne britannique et hanovrienne sous le prince Frederick, duc d'York et d'Albany a marché complètement derrière l'armée française. Bien qu'un représentant en missiona exhorté Kilmaine à attaquer, le général déterminé à s'échapper vers l'ouest. Le 8 août, le piège de la Coalition s'est refermé sur seulement deux bataillons et même ceux-ci se sont échappés lorsque Kilmaine est intervenu avec sa cavalerie massive. Kilmaine a été renvoyé puis arrêté, bien qu'il ait évité la guillotine et servi en Italie sous Napoléon Bonaparte en 1796. En mai 1793, Lyon , la Vendée , Toulon et Marseille éclatent en révolte contre la Première République française . Pendant ce temps, les Français sont vaincus par les Sardes à la bataille de Saorgio le 12 juin et la guerre des Pyrénées tourne mal lorsqu'une armée espagnole envahit le Roussillon . La situation paraissait désespérée pour la France révolutionnaire. Le renversement de la faction girondine modérée lors de l' insurrection du 31 mai au 2 juin 1793 signifie que les jacobins extrêmes prennent le contrôle de laCongrès national . [1] Lors de la bataille de Famars le 23 mai 1793, l'armée de la coalition dirigée par le prince Cobourg chassa l'armée française du Nord sous François Joseph Drouot de Lamarche et commença le siège de Valenciennes . [2] Lamarche a démissionné bientôt et a été remplacé par Custine, qui a pris la commande le 27 mai. Custine a réorganisé, entièrement équipé et mieux discipliné l'armée française. Cependant, les Jacobins se méfient des officiers qui servent dans l'ancienne armée royaliste et ne cessent de dénoncer Custine. [3] Le ministre de la Guerre Jean Baptiste Noël Bouchotte a sapé Custine par l'intermédiaire de ses agents dans l'armée. [4] Le 12 juillet, siège de Condéa pris fin lorsque la forteresse s'est rendue aux Alliés. Le 16 juillet, le Comité de salut public convoqua Custine à Paris et le 21 juillet il fut arrêté et emprisonné. [5] La reddition de Mayence le 23 juillet et de Valenciennes le 27 juillet [6] condamna Custine aux yeux des Jacobins et il fut exécuté par guillotine le 27 août. [5] Jean Nicolas Houchard a été choisi pour remplacer Custine, mais il n'a pas pu assumer le commandement tout de suite. Entre-temps, Kilmaine, qui commandait l' armée des Ardennes , avait été favorisé par les représentants en mission pour quelques succès mineurs. Kilmaine arrive le 15 juillet 1793 à Cambraiprendre temporairement le commandement. Au 30 juillet, l'armée du Nord comptait 129 891 hommes, sans compter deux divisions rattachées de l'armée des Ardennes. Il s'agissait de la 1ère Division de 8 682 hommes et de la Division de Maubeuge de 11 787 hommes. L'armée des Ardennes ne comprenait que sa 2e division de 27 287 hommes, dont la plupart étaient dispersés dans des garnisons. Bien que les deux armées françaises comprenaient 177 649 soldats, la plupart des troupes étaient largement réparties dans diverses forteresses et camps, de sorte que le corps principal sous Kilmaine ne comprenait que 35 177 hommes dans le Camp de César camp de César. [7] La carte de la bataille de Cambrai de 1917 montre où York a traversé l'Escaut à Crèvecoeur et Masnières, et la direction de sa poursuite vers Marquion. Les colonnes de Clerfayt et de Colloredo étaient au nord de Cambrai.
Lejour des Ides de Mars (15 mars 44 av. J.-C.), Jules César, devenu dictateur à vie, est assassiné par un groupe de sénateurs dirigés par Caius Cassius et Marcus Junius Brutus.Soupçonné de vouloir rétablir la monarchie, le général romain s'était fait de nombreux ennemis parmi les aristocrates républicains et anciens partisans de Pompée, qui décident de
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1 Le 20 mars -44. 2. Vaste espace situé dans une boucle du Tibre au NO de Rome. 3. Née en 83, la fille de César et de Cornélia épouse Pompée en 59 mais meurt en 54 en donnant naissance à un enfant qui ne lui survit que quelques jours. 4. Tribune, qui, à l’origine, se trouvait devant la Curie, local du Sénat.
En 58 avant Rome a déjà conquis tout le pourtour de la Méditerranée. Les menaces d'invasions barbares ne sont toutefois pas écartées. Pour assurer sa sécurité, la République tente alors d'étendre sa suprématie aux territoires gaulois. Connue sous le nom de guerre des Gaules, cette conquête sera l'un des plus grands succès militaires de reddition de Vercingétorix signe la victoire de César dans la guerre des Gaules, qu’il a abondamment abordée dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules. © Lionel Royer, Wikimedia Commons, DP Cela vous intéressera aussiDébut de la guerre des Gaules une victoire facile pour César ?À son arrivée en Gaule, Jules César pensait trouver un terrain propice à une conquête facile ce vaste territoire est alors divisé en de nombreuses factions, dont certaines favorables à l'envahisseur. Durant six années, Rome parvient ainsi à engranger une longue série de succès militaires. Mais son avancée est stoppée à Gergovie en 52 avant lorsque toutes les grandes tribus gauloises se rangent derrière la révolte d'un jeune Arverne du nom de ou la victoire définitive de César dans la guerre des GaulesAprès sa défaite à Gergovie, Jules César assiège Alésia, où les Gaulois attendent des renforts. La bataille dure plus de six semaines. La bravoure gauloise ne suffit pas, et Vercingétorix est contraint de sonner le repli de ses troupes. Nombre de fuyards sont massacrés ou capturés. Devant cette déroute, le chef arverne décide de se rendre à César pour épargner ses hommes. Les nouvelles tentatives d'insurrection sont dès lors rapidement matées par l'armée romaine qui achève de conquérir la Gaule en 51 avant savoirNous connaissons bien le déroulement de la guerre des Gaules grâce à Jules César lui-même. Les sept volumes de ses Commentaires sur la guerre des Gaules sont l'une des œuvres les plus importantes de l'histoire par ce que vous venez de lire ? Abonnez-vous à la lettre d'information La question de la semaine notre réponse à une question que vous vous posez, forcément. Toutes nos lettres d’information M72rauT. 347 304 107 168 348 227 122 119 326

aussi fort que cesar dans la bataille